L'héritage architectural juif marocain
Quand les séfaradités s’écrivent à travers l’architecture
Tom Martin-Volcovici / Photos et illustration : Tom Martin-Volcovici • 4 décembre 2025
En 1929, la famille Ettedgui bâtissait dans le cœur de la médina de Casablanca la « Synagogue des Tétouanais ». À presque un siècle d’intervalle, Tom Martin-Volcovici, jeune architecte D.E. issu de cette famille est revenu sur ce symbole du « caractère juif » du Maroc, restauré par la famille royale marocaine pour cette raison précise. Il en a fait son mémoire de master, où il met au jour l’héritage architectural juif casaoui et analyse sa patrimonialisation à la faveur des accords d’Abraham et de la revalorisation du passé juif du Maroc. Pour Daï, il revient en quelques questions-réponses sur cet héritage architectural, sa patrimonialisation, ses chevilles ouvrières et la mémoire qu’elle charrie.
Qu’entend-on par « héritage architectural juif » au Maroc ?
On entend par là l’ensemble des édifices, construits par, et pour la communauté juive, et nécessaires à son fonctionnement interne. Évidemment, on pense en premier lieu aux différentes synagogues à travers le pays. Mais l’héritage architectural juif au Maroc ne se limite pas qu’à ces seuls édifices religieux.
L’héritage architectural juif se compose aussi d’éléments urbains et architecturaux dont la présence résulte cette fois de conséquences politiques liées à la présence juive au Maroc. L’édification des mellahs (nom donné aux quartiers réservés aux Juifs) ou encore la construction des « nouveaux habitats israélites », issus de la volonté de la France, pendant le Protectorat, de vider le mellah de Casablanca de sa population, en sont des exemples très parlants. Il s’agit d’éléments d’architecture qui n’ont pas été construits de manière autonome par la communauté juive, mais qui trouvent leur origine dans les conséquences politiques et urbaines de la présence de cette communauté à une certaine période de l’histoire du Maroc.
L’héritage architectural juif au Maroc se compose également de tous les objets architecturaux et urbains auxquels la communauté juive a pris part, notamment après une émancipation certaine au début du XXᵉ siècle, lors de la construction de la Ville Nouvelle de Casablanca. Cette participation s’est traduite par un affranchissement progressif des limites du mellah, devenu étouffant pour une communauté juive toujours plus nombreuse, et porteur du symbole d’une population marginalisée plutôt que protégée, comme le voudrait le statut de dhimmi, selon les différents souverains.
Le qualificatif « Ville Nouvelle », lorsqu’il est question de Casablanca, désigne l’ensemble de la ville construite pendant et après la période du Protectorat français, en dehors des murailles et de la médina. Le maréchal Lyautey dirigea, comme la France avait pris l’habitude de le faire dans ses autres colonies (Algérie, Tunisie, etc.), l’expansion des villes présentes sur le territoire colonisé, que ce soit dans le dessin d’un tracé urbain nouveau ou dans la conception d’édifices à l’esthétique et aux fonctions contemporaines. Il prit soin, cette fois, d’inclure dans le modèle économique de ces expansions urbaines la participation des populations indigènes, musulmanes comme juives, tant dans le financement de ces nouvelles infrastructures (souvent issues des classes bourgeoises) que dans leur construction (souvent assurée par des populations plus modestes).
À travers cette dynamique, la communauté juive participa, au début du XXᵉ siècle, à la construction de nombreux immeubles résidentiels dans la Ville Nouvelle. Ces édifices constituent aujourd’hui l’un des ensembles d’architecture Art déco les plus remarquables au monde. Certains portent encore le nom des familles qui en ont financé et commandité la construction, témoignant ainsi d’un héritage juif à la fois architectural et mémoriel. Citons, par exemple, l’immeuble Levy-Bendahan, l’immeuble Assayag ou encore les différents immeubles Ettedgui.
29/09/2024 - Immeuble “Ettedgui” vue depuis le Bd de Paris, Casablanca.
Croquis: Tom MARTIN-VOLCOVICI
Ainsi, l’héritage architectural juif au Maroc est pluriel, et englobe un ensemble d’édifices de tout type (religieux, résidentiel, communautaire), de quartiers et de constructions urbaines qui témoignent à la fois de la vitalité propre de la communauté, des conséquences politiques qui ont marqué son histoire, et de sa contribution active à l’essor architectural moderne du pays.
Quelle place occupe aujourd’hui ce riche héritage architectural dans les mémoires collectives marocaines ?
Cet ensemble architectural, dont le Maroc a en quelque sorte hérité après le départ quasi total de la communauté juive du pays, représente les rares traces d’un passé qui réveillent, chez qui veut bien se les rappeler, les souvenirs d’une cohabitation et d’une présence juive parfois millénaire.
De différentes origines, de différentes formes et de différentes compositions, l’héritage architectural juif est aujourd’hui un catalyseur très puissant de la mémoire collective marocaine, notamment à̀ propos du passé « juif » du pays, et traduit une certaine partie du vécu juif marocain.
L’analyse des mellahs et de leurs caractéristiques paradoxales en est un bon exemple ; ils sont géographiquement toujours construits à proximité du Palais Royal (dans les grandes villes) mais entourés de hautes murailles et mis à part des quartiers musulmans. Cette architecture raconte l’histoire de ces Juifs, « protégés » par le Sultan, mais isolés du reste de la population. En fin de compte, un quartier à l’image de leur passé et de leur condition. Ces caractéristiques urbaines sont des témoins directs du vécu juif marocain, dont le statut juridique, sous la loi de la dhimma, différait de celui de la population musulmane (sujet inférieur, impôt supplémentaire, obligation de résider dans le mellah, etc.).
Le fait que ces quartiers ne soient aujourd’hui plus du tout habités par la communauté́ juive raconte par la même occasion l’émancipation de celle-ci, lorsqu’elle a pu s’affranchir de ces limites urbaines, et participer aux constructions des « Villes Nouvelles », puis elle raconte dans un second temps son départ du Maroc au milieu du XXe siècle.
Les synagogues marocaines, aujourd’hui majoritairement inoccupées et inutilisées (sauf très rares exceptions) occupent aussi une place importante dans la mémoire collective marocaine. La synagogue Ettedgui de Casablanca en est un exemple parlant : elle retrace l’histoire et les migrations d’une famille juive bourgeoise qui a bâti son propre lieu de culte, elle témoigne de l’émancipation progressive de la communauté hors du mellah (la synagogue étant construite en dehors de ses limites), et illustre la présence juive au cœur de la médina casaouie. Elle incarne ainsi à la fois une mémoire familiale, communautaire et urbaine.
Dans les grandes villes, comme Casablanca, les synagogues ont souvent été conservées ou simplement abandonnées après le départ de la communauté juive, tandis que dans le Maroc rural, leur déclin avait commencé plus tôt, avec l’exode progressif des juifs vers les villes. « Au fil des années, l’activité́ économique, s’est transportée vers la côte. Il y a eu les frontières de l’époque coloniale. Il y a eu plein de facteurs qui ont fait que [la ruralité́] est devenue une zone délaissée. [...] Ceux qui ont pu partir sont partis. »¹
Les différentes évolutions qu’ont connues ces édifices, dans la ruralité marocaine comme dans les villes, portent donc en eux la mémoire d’un premier départ de la population juive, de la ruralité́ vers les villes, dans une quête de réussite et d’émancipation.
L’architecture devient par conséquent un passeur, et un support de mémoire très puissant, accompagnant les récits des conteurs des anciennes générations, notamment celles qui ont connu ce passé de leur vivant, à destination des futures générations, elles qui ne connaitront surement jamais la présence judéo-marocaine d’antan, en exprimant ces histoires plurielles du vécu Juif Marocain. «Le Maroc n’ayant plus de Juifs, les personnes en elles-mêmes n’étant plus présentes, la transmission de cette connaissance se perd, donc ça passe par les lieux, ça passe par le bâti, ça passe par ce qu’il reste.» ²
C’est en cela que cet héritage est un repère pour l’ancienne et la nouvelle génération de Marocains, mais aussi pour tous les Juifs dont les origines se trouvent sur ce bout de terre. Ces traces du passé portent en elles une histoire révolue du Maroc, dont la transmission et la patrimonialisation est plus que nécessaire.
Qu'est-ce qu’un processus de patrimonialisation ?
On le désigne comme « la manière par laquelle une communauté́ reconnait, en tant que patrimoine, des productions de sa culture héritées des générations passées ou produites par les générations actuelles et jugées dignes d’être transmises aux générations futures. » ³. C’est le phénomène par lequel un objet passe du domaine du quelconque, au domaine de la reconnaissance historique et culturelle.
De plus, ce phénomène inclut, notamment au Maroc, de faire passer ces objets du passé, d’un statut privé à un accès ouvert au public, ouvert à̀ la jouissance de tout à chacun ; « Cette extension [du phénomène de patrimonialisation] s’est opérée à partir de plusieurs axes [...]. Celui de la socialisation d’abord, transformant une notion à usage essentiellement notarial en fait socio-culturel, au prix d’un couple de contradictions : ce qui était de l’ordre de la jouissance privée relève aujourd’hui de l’usage public, et sa transmission aux générations futures. De droit individuel qu’il était, il devient devoir collectif. »⁴
À travers la patrimonialisation de son héritage architectural, le Maroc dans son ensemble reconnaît donc la communauté juive comme une composante à part entière de la nation marocaine, héritière des générations de Marocains qui l’ont précédée, faiseurs de mémoire pour les générations qui lui succéderont.
La patrimonialisation, en tant que phénomène social et culturel, est apparue relativement récemment dans les pays d’Afrique du Nord, et notamment au Maroc. « Généralisée et popularisée à partir des années 1970 »⁵, en décalage chronologique avec les phénomènes de patrimonialisation européens, où le rapport à la modernité et aux traditions n’est pas le même qu'au Maghreb.
Ce processus est-il en cours au Maroc concernant l’héritage architectural juif ? Par quels mécanismes culturels, politiques et géopolitiques la patrimonialisation a-t-elle lieu ?
L'héritage architectural judéo-marocain a su bénéficier de deux dynamiques de patrimonialisation différentes.
Il y a d’abord eu un premier phénomène de patrimonialisation et de protection mené par des acteurs issus directement de la société civile marocaine, conscients de la valeur patrimoniale, mémorielle et historique de cet héritage. Parmi eux, les actions menées par l’association Casamémoire ou par l’association Mimouna ont grandement contribué à faire connaître et à pérenniser l’héritage architectural juif au Maroc. Cette dernière est notamment à l’origine d’une initiative originale intitulée « La Caravane du Patrimoine juif marocain », un projet itinérant qui parcourt différentes villes du pays, afin de faire découvrir au grand public cet héritage. À travers cette caravane, l’association invite à visiter des synagogues, des cimetières et d’autres lieux emblématiques de la vie juive marocaine d’antan, contribuant ainsi à préserver la mémoire et la visibilité de ce patrimoine.
Nous pouvons aussi prendre l’exemple du travail conjoint de deux représentants de chacune des communautés juive et musulmane marocaine, qui ont, pendant plus de dix ans, menés un travail de terrain pour inventorier, protéger et restaurer cet héritage historique et culturel ; Simon Levy et Abderrahim Kassou.
Simon Levy est un Juif marocain originaire de Fès, fervent militant du Parti Communiste marocain et élu local à plusieurs reprises. Il est une figure politique marocaine bénéficiant d’une certaine notoriété́ et d’une grande reconnaissance tout au long de sa carrière. Il a fondé en 1998 puis dirigé la Fondation du Judaïsme Marocain. C’est dans le cadre de cette fonction qu’il effectuera avec Abderrahim Kassou un important travail de documentation, pour protéger et transmettre cet héritage architectural.
Abderrahim Kassou est un architecte marocain diplômé de l’ENSA Paris-La Villette. Il est assez reconnu au Maroc pour avoir beaucoup travaillé sur les questions patrimoniales, et notamment sur la restauration de divers édifices religieux (par exemple, l’église Notre-Dame-de-Lourdes). Son tout premier projet en tant qu’architecte diplômé fut de restaurer la synagogue d’Ifrane Atlas Saghir, dans le sud du pays, en collaboration avec Simon Levy.
Abderrahim et Simon, de 1999 jusqu’au décès de ce dernier en 2011, ont parcouru ensemble le pays entier, de la ville au monde rural, pour faire l’état des lieux du patrimoine bâti juif. Le duo a fonctionné pendant toutes ces années en tandem, l’un s’occupant d'abord d’aller recueillir les témoignages des habitants, d’aller récupérer diverses reliques et objets témoins de ces histoires perdues (qui sont aujourd’hui, pour la majorité d’entre eux, visibles au Musée du Judaïsme Marocain à Casablanca), l’autre s’occupant du volet architectural pour, relever, diagnostiquer et lorsque cela était possible, remettre en état, restaurer et permettre la réouverture de ces lieux témoins de la vie juive Marocaine d’antan. Le tout dans un but de transmission de ces vestiges aux générations futures ; « Une société, pour se développer, il faut qu’elle soit consciente de ce qu’elle était, et de ce qu’elle est. Parmi les composants de cette société, dont le peuple marocain doit avoir conscience, la représentation juive est fondamentale dans l’identité collective. »⁶
Cependant, en plus des actions « isolées » menées par certains activistes et amoureux du patrimoine judéo-marocains, comme vu précédemment, par exemple, à travers les différents projets de restauration architecturale et de transmission culturelle conduits depuis 1999 par Abderrahim Kassou et Simon Levy, le Maroc connaît aujourd’hui, à une échelle cette fois nationale, voire internationale, un contexte et un dynamisme politique largement favorable et moteur de la patrimonialisation de l’héritage architectural judéo-marocain.
Pour que le patrimoine architectural judéo-marocain occupe la place qu’il occupe aujourd’hui, il a d’abord fallu reconnaître, à l’échelle de la Nation, la nature et l’importance de l’apport de la communauté juive dans l’histoire et la construction du pays.
C’est ce qu’a entrepris le roi du Maroc, Mohammed VI, en inscrivant en 2011 dans la Nouvelle Constitution que « le Royaume du Maroc entend préserver, dans sa plénitude et sa diversité, son identité nationale une et indivisible. Son unité, forgée par la convergence de ses composantes arabo-islamique, [...] enrichie de ses affluents [...] hébraïque et méditéranéen. »⁷
Le Maroc devient donc, en 2011, le seul pays du monde arabe à reconnaître dans sa Constitution sa composante juive, et lui attribue un rôle et une influence dans l’unité du pays. « Sans ça [la nouvelle constitution de 2011], je crois que ça aurait été plus difficile dans notre pays de restaurer, de travailler sur du patrimoine juif. »⁸ Cette nouvelle constitution vient légitimer politiquement le travail de protection du patrimoine juif.
Cette reconnaissance n’existe pas dans les autres pays du monde arabe, ou de façon bien moins importante. Les différents héritages juifs et leurs apports dans la fondation de ces pays (en Algérie ou en Tunisie par exemple) sont bien plus invisibilisés, laissant place à un roman national centré sur la dimension arabo-musulmane.
Cette reconnaissance de l’identité judéo-marocaine, d’ordre culturel et social, est aussi très politique. L‘apport de la Nouvelle Constitution est à mettre en parallèle avec le rapprochement géopolitique entre le Royaume Marocain et l’État d’Israël. Ce rapprochement prendra sa forme « finale » en 2020 lors de la signature des Accords d’Abraham entre Israël et le Maroc, normalisant ainsi une reconnaissance mutuelle et des relations diplomatiques entre les deux pays.⁹
La patrimonialisation de l’héritage architectural judéo-marocain a aussi été incluse dans des politiques nationales plus larges, voulues et menées directement par le Roi. Le cas de la restauration de la Synagogue Ettedgui à Casablanca, par exemple, dépend d’un plan plus large de requalification de « l’ancienne Médina de Casablanca » directement décidé après une visite de la Médina de Casablanca par Mohammed VI en 2010.
C’est la visite du Roi qui a mis en lumière la nécessaire restauration d’une partie de la Médina, et la préservation de son caractère juif ; « il y a eu la visite du roi en 2010. Avant ça, la médina de Casa n’était vraiment pas très considérée. Et c’est à ce moment-là que tout le monde s’est vraiment mis à faire de la Médina le point névralgique du patrimoine casaoui. [...] Quand on a monté le programme de réhabilitation de la Médina, tout de suite, il y a eu un certain nombre d’actions, comme la remise en état de l’éclairage public, l'assainissement, mais aussi la restauration de différents lieux, notamment la Synagogue Ettedgui. »¹⁰
Les dynamiques de patrimonialisation de l’héritage architectural juif sont aujourd’hui les héritières directes des dynamiques politiques nationales, et parfois internationales, dans lesquelles s’inscrivent aujourd’hui le Maroc et les autorités marocaines.
Un cas pratique de patrimonialisation de l’héritage architectural judéo-marocain : La Synagogue Ettedgui de Casablanca.
La Synagogue Ettedgui, édifice de style Art déco datant de 1929 est l’un des bâtiments judéo-marocains les plus importants de Casablanca. Après un abandon quasi-complet pendant des dizaines d’années, en relation avec le départ massif de la communauté juive au XXe siècle, elle a bénéficié d’un projet complet comprenant une restauration globale de l’édifice existant ainsi que la construction nouvelle d’une extension servant de galerie d’exposition sur la vie juive de l’époque et sur l’histoire de la synagogue, nommé « Musée du Mellah », le tout achevé en 2016 par l’agence d’architecture casaouie « H+E ».
Avant / Après restauration de la Synagogue Ettedgui - Façade principale
Crédit photo : Avant : ROUISSI Karim, Réhabilitation de la Synagogue Ettedgui, Présentation à des étudiants de l’ESA Paris, 2023. Après : Tom MARTIN-VOLCOVICI, 03/10/2024.
Avant / Après restauration de la Synagogue Ettedgui - Musée «El Mellah»
Crédit photo : Avant et après : ROUISSI Karim. Réhabilitation de la Synagogue Ettedgui, Présentation à des étudiants de l’ESA Paris, 2023.
Cette intervention architecturale s’inscrivait dans le cadre d’un plan plus large de requalification de la médina, amorcé en 2011, qui visait à redonner vie à l’ensemble du tissu urbain historique de Casablanca.
Il est d’ailleurs intéressant de noter que l’agence Hearchitecture a procédé au dessin et à la réalisation du projet de restauration de la Synagogue Ettedgui (ainsi que du projet de construction du «Musée du mellah», accolé à la synagogue) de manière totalement bénévole ; « Personnellement, je suis le président de l’Association Casamémoire. En tant que président de cette association, c’est aussi mon rôle de savoir être bénévole quand il le faut. [...] Autant le faire gratuitement et le faire en imposant ce qu’on a envie de faire que de le faire en étant payé et en faisant n’importe quoi. » ¹¹
Si l’agence qui occupait le rôle de la maîtrise d’œuvre lors de la restauration a travaillé de façon bénévole, le projet de restauration de la Synagogue Ettedgui a tout de même demandé une certaine somme d’argent, dont une partie a directement été fournie par le fond souverain du Royaume ; « Le gouvernement a financé les restaurations à hauteur de 844 000 dollars, selon l’agence marocaine de presse. »¹²
Selon Abderrahim Kassou, le fait que des fonds directement fournis par le Roi puissent bénéficier à un projet de restauration ou à l’entretien d’un bâtiment strictement privé, comme la synagogue Ettedgui, est inédit : « À ma connaissance, c’est le seul lieu privé, dans tous les projets qui ont été faits, qui a pu bénéficier de l’argent de l’État.[...] Normalement, l’argent public va uniquement à des espaces publics. Et la médina est composée de beaucoup de biens privés. Donc la plupart du tissu bâti, à part la Synagogue Ettedgui, n’a pas pu être touché par le projet de requalification [de la médina].»¹³
Le projet de restauration de la synagogue a été géré en étroite collaboration avec le Musée du Judaïsme marocain, situé à Casablanca et fondé par Simon Levy. Selon Karim Rouissi, mener le projet en relation avec le Musée du Judaïsme marocain a permis aux architectes d’obtenir un « support culturel » pour mener à bien les travaux (collecte de nombreuses photos, d’archives, de notes écrites, d’objets...). C’est d’ailleurs le Musée du Judaïsme marocain qui a fourni la majorité des objets et photos que l’on peut observer dans « le musée du mellah » accolé à la synagogue.¹⁴
Sa restauration, dans sa réalisation architecturale, dans son financement comme dans sa reconnaissance médiatique et culturelle, s’inscrit directement dans les deux dynamiques de patrimonialisation que nous avons précédemment misent en lumière. Le choix, dans le projet de requalification de la médina, de construire un « Musée du Mellah » nouveau, accolé à la synagogue, et son traitement des ruines présentent sur la parcelle (conservés et en parti visible aux yeux des visiteurs) sont là aussi, des éléments évident de la manière dont l’État et le peuple marocain mettent l’appui, depuis quelques décennies, sur la transmission et la diffusion de cet héritage culturel judéo-marocain, afin de permettre à chacun, aux marocains comme aux touristes, d’avoir une fenêtre ouverte sur un passé dont il est parfois difficile d’avoir conscience aujourd’hui.
L’étude architecturale comme miroir de récits et de mémoires
L’héritage architectural judéo-marocain, dans toute sa diversité, des mellahs aux synagogues, des immeubles bourgeois des villes nouvelles aux ruelles rurales plus modestes, s’impose aujourd’hui comme les traces bâti d’un récit et d’une mémoire peu à peu effacés, un véritable miroir du vécu juif au Maroc. Les séfaradités marocaines s’écrivent et se lisent à travers cet héritage : elles racontent à la fois l’histoire d’une communauté protégée et marginalisée, puis émancipée et partie prenante de la modernité, qui finira par la suite dispersée au-delà des frontières du pays, laissant derrière lui son héritage bâti.
L’architecture devient alors un support sensible de mémoire : elle raconte l’intimité des familles, la vitalité des communautés et les bouleversements politiques qui ont marqué leur vécu. Les dynamiques de patrimonialisations actuelles, portées à la fois par la société civile et par l’État marocain, traduisent la volonté de redonner une visibilité à ce vécu et de l’inscrire durablement dans la mémoire nationale. Elle fait du Maroc un cas singulier dans le monde arabe, où la reconnaissance de la composante juive de l’identité nationale s’affirme avec force, jusque dans la Constitution.
Mais si l’architecture judéo-marocaine sert de miroir aux séfaradités du pays, il est intéressant de constater que, dans d’autres pays du Maghreb et du Moyen-Orient, le reflet est tout autre. En Algérie, en Tunisie, en Irak, en Syrie, ou encore en Égypte, l’héritage bâti juif existe encore, souvent sous forme de synagogues, de quartiers ou de cimetières. Pourtant, il est bien plus fréquemment invisibilisé, abandonné ou réduit au silence, conséquence de récits nationaux centrés l'apport arabo-musulman à ces sociétés. Un exemple parlant d’invisibilisation pourrait être celui de la Grande Synagogue d’Oran en Algérie, construite en 1918 et transformée en mosquée dès l’indépendance du pays en 1972.
Ainsi, les séfaradités, plurielles par essence, trouvent dans l’architecture un champ d’expression de ce qu’elles étaient, de ce qu’elles sont, voire de ce qu’elles seront, qui varient selon les pays : tantôt espace de reconnaissance et de transmission, tantôt espace de disparition ou de « trous » de mémoire. Dans cette perspective, le cas marocain illustre combien l’architecture peut être à la fois mémoire, miroir et catalyseur du vécu juif. Elle rappelle que le patrimoine bâti n’est pas seulement fait de murs et de pierres : il est porteur d’identités, de dialogues, d’histoires, et de possibles réconciliations avec des vécus partagées.
Lire, faire vivre, et transmettre les différentes séfaradités à travers l’architecture, c’est ouvrir une fenêtre sur un monde que l’on croit parfois disparu dans ses lieux d’origine, mais toujours présent dans les mémoires collectives, qui interroge à la fois le rapport des sociétés à leur passé et leur capacité à inscrire la pluralité dans leurs roman national, comme dans leur avenir proche et lointain.
Tom MARTIN-VOLCOVICI est Architecte D.E., diplômé en 2025 de l’ENSAPVS (École Nationale Supérieure d’Architecture de Paris-Val-de-Seine). Sa pratique architecturale est tournée vers la relation que l’acte de bâtir entretient avec les différentes mémoires qui l’entourent.
En questionnant le rôle de l’architecte vis-à-vis de celles-ci, et en s’intéressant d’abord à la manière dont on traite les existants ainsi que les héritages mémoriels, historiques, culturels et politiques portés par les différents patrimoines, il milite pour une pratique architecturale contemporaine attentive à ces enjeux.
Cet article est tiré en majeure partie de son mémoire de fin d’études effectué en 4ème et 5ème année à l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Paris Val-de-Seine (ENSAPVS). Intitulé “Une synagogue à Casablanca ; L’héritage architectural Juif au Maroc. Patrimonialisation, Perspectives et Mémoires collectives.”, ce mémoire avait pour volonté d’explorer les différentes dynamiques traversant l'ensemble de l'héritage architectural juif Marocains, les lieux de vie comme les lieux de culte, tout en se concentrant sur une étude plus précise de la ville de Casablanca et de l’un de ses principaux lieux de culte : la synagogue Ettedgui, construite en 1929 par la famille de sa grand-mère, et restaurée en 2016. Ce mémoire était donc autant un exercice de recherche sur un sujet d’architecture, qu’une enquête plus personnelle.
Notes de bas de page
KASSOU Abderrahim, Architecte associé dans l’agence Atelier A1 et compagnon de route de Simon LEVY, spécialisé dans la restauration du patrimoine au Maroc. Entretien réalisé par Tom MARTIN-VOLCOVICI, à Casablanca, le 05/10/2024.
Ibid
BOUMAZA Nadir, Villes réelles, villes projetées - Villes maghrébines en fabrication. Maisonneuve&Larose, 2006
Ibid
Ibid
KASSOU Abderrahim
Royaume du Maroc, Constitution de 2011, Digithèque MJP, 2011.
ROUISSI Karim, Architecte associé dans l’agence Hearchitecture (H+E), et Président de l’association Casamémoire. Entretien réalisé par Tom MARTIN-VOLCOVICI, à Casablanca, le 01/10/2024.
PIGAGLIO Rémy, « Pour les juifs marocains, la nouvelle ère de la normalisation avec Israël », La Croix, du 21 janvier 2021.
ROUISSI Karim
Ibid
Jewish Telegram Agency (JTA), Le roi du Maroc inaugure la synagogue et le musée juif de Casablanca, The Times of Israël, 21 décembre 2016.
KASSOU Abderrahim
ROUISSI Karim