Qu’est-ce que le judéo-arabe ?
Jonas Sibony / illustration : Lunarium • 4 décembre 2025
Le judéo-arabe charrie quelques fantasmes. Langue introuvable, puisqu’elle en fait un ensemble de dialectes, dont le tiret place dans un entre-deux difficilement saisissable. Daï a sollicité Jonas Sibony, docteur en linguistique sémitique et spécialiste du judéo-arabe, professeur d’hébreu et d’arabe, pour introduire avec pédagogie aux parlers judéo-arabes, c’est-à-dire aux langues arabes des Juifs. Cela suppose quelque détour par la langue arabe, sa place dans la famille sémitique et l’histoire des langues utilisées par les Juifs depuis l’Antiquité.
Au fil de mes années d’enseignement du judéo-marocain moderne, j’ai pris l’habitude d’entamer chaque année académique par deux questions adressées à mes étudiants. La première était : d’où viennent, selon vous, les Juifs du Maghreb ? La seconde : qu’est-ce que le judéo-arabe ? Ces questions, en apparence anodines, me permettaient de sonder les représentations linguistiques, historiques et identitaires qui circulaient parmi eux. Les réponses, presque toujours identiques, finissaient par former un petit rituel : à la première question, j’avais l’habitude d’entendre : ils viennent d’Espagne ; à la seconde : c’est un mélange d’hébreu et d’arabe. Ces formules, qui traduisent une fine part d’intuition juste, reposent avant tout sur des idées reçues et, disons-le, très largement fausses.
L’objectif de cet article n’est pas de revenir sur la première des deux questions, celle des origines des Juifs du Maghreb¹, mais d’examiner précisément celle du judéo-arabe, dans une perspective à la fois rigoureuse et synthétique.
Pour rebondir sur la réponse fréquemment entendue : « le judéo-arabe, c’est un mélange d’hébreu et d’arabe », il faut commencer par préciser que, dans cette expression, judéo ne renvoie pas à hébreu, mais bien à juif. Autrement dit, le terme ne suppose pas nécessairement la présence d’éléments hébreux, mais désigne avant tout un usage juif de la langue arabe. En réalité, la composante hébraïque existe mais elle est très limitée : elle se manifeste essentiellement sur le plan lexical et se réduit souvent à un petit nombre de mots récurrents. Soulignons que dans leurs formes écrites, les dialectes judéo-arabes présentent davantage d’emprunts lexicaux à l’hébreu et se notent le plus souvent en caractères hébraïques.
Pour faire simple, on pourrait définir le judéo-arabe comme toute forme d’arabe propre à une communauté juive, qu’il s’agisse des variétés vernaculaires parlées au quotidien ou des langues savantes et littéraires, médiévales comme contemporaines. Mais c’est précisément là que le terme pose problème : il n’est pas le nom d’une langue unique, ni même d’un modèle linguistique, mais l’appellation d’une mosaïque de pratiques, de traditions et de phénomènes linguistiques extrêmement divers.
Pour véritablement comprendre ce qu’est le judéo-arabe, il faut d’abord s’interroger sur la langue arabe elle-même.
La langue arabe
L’arabe appartient à la vaste famille des langues sémitiques, au même titre que l’hébreu, l’araméen, le phénicien, l’akkadien ou encore plusieurs langues éthiopiennes. Les spécialistes du domaine ont formulé diverses hypothèses pour retracer l’histoire de ces langues et comprendre les liens de parenté qui les unissent. Pour décrire ces relations complexes, on recourt souvent à la métaphore de l’arbre généalogique. Cette image permet de représenter la manière dont les langues partagent une origine commune et se ramifient au fil du temps à partir d’un ancêtre hypothétique. Dans le cas présent, cet ancêtre est appelé « protosémitique » ou « sémitique commun », une langue reconstruite à partir de données comparatives et considérée comme la source de l’ensemble des langues sémitiques.
Selon la classification la plus répandue, le protosémitique se divise en deux grands ensembles : le sémitique oriental, représenté principalement par l’akkadien et ses dialectes ; le sémitique occidental, qui regroupe toutes les autres langues sémitiques. Ce dernier comprend plusieurs sous-familles : les langues sémitiques d’Éthiopie, le sud-arabique moderne (parlé entre le Yémen, d’Oman et Socotra), et le sémitique central.
Le sémitique central se subdivise encore en trois branches : le sud-arabique ancien (parlé dans le sud de la péninsule arabique au Ier millénaire avant l’ère chrétienne, notamment dans le royaume de Saba) ; le nord-ouest sémitique (hébreu, moabite, phénicien et un peu plus éloigné, l’araméen) ; enfin, les langues arabes.
Ainsi, bien que l’arabe et l’hébreu appartiennent tous deux au sémitique central, ils ont évolué indépendamment, conservant toutefois une plus grande proximité entre eux qu’avec l’akkadien ou les langues éthiopiennes.
Voici un schéma simplifié illustrant la position de l’arabe au sein de la famille sémitique :
Des formes anciennes d’arabe apparaissent très tôt dans les sources écrites. Plusieurs siècles avant notre ère, des inscriptions découvertes en Jordanie, au sud de la Syrie et au nord de l’Arabie (dadanitique, hismaïque, safaïtique, nabatéo-arabe) témoignent déjà d’une grande diversité dialectale au sein des langues sémitiques. À partir des premiers siècles de l’ère chrétienne, apparaissent plusieurs formes écrites et donc littéraires de l’arabe, dont l’arabe préislamique, puis, avec l’avènement de l’islam, l’arabe coranique et d’autres variétés classiques. Les données sur les formes orales de ces époques restent toutefois limitées. Au fil du temps, une distinction nette s’installe dans les représentations linguistiques des locuteurs entre la langue écrite et les formes parlées : d’un côté, la langue littéraire, qui donnera naissance à l’arabe moderne standard ; de l’autre, une multitude de variétés vivantes, façonnées par l’histoire, la géographie et les contacts sociaux. Ces variétés, que l’on regroupe souvent sous l’étiquette de « dialectes arabes », se diversifient fortement selon les contextes. On ne peut pas parler d’un dialecte unique par pays : il existe des parlers régionaux et différentes formes urbaines, rurales, bédouines, ainsi que des formes sociales ou communautaires spécifiques et c’est dans cet ensemble riche et varié que s’inscrivent les judéo-arabes, variétés propres aux communautés juives arabophones.
La langue arabe chez les Juifs
Depuis l’Antiquité, des Judéens vivaient déjà en dehors des frontières de la Judée du Second Temple, notamment les exilés en Babylonie. Des sources attestent la présence de ces communautés en Babylonie, en Arabie et en Égypte. Après la destruction du Temple par Titus en 70 de l’ère chrétienne, d’autres groupes vinrent les rejoindre.
De nombreuses sources témoignent de la présence de communautés juives dans la péninsule arabique à l’époque préislamique. Ces groupes, au moins en partie arabophones, avaient sans doute déjà adapté la langue arabe à leur propre réalité sociale, culturelle et religieuse. On peut ainsi supposer qu’ils en avaient développé un usage spécifique, préfigurant ce que l’on appellera plus tard les dialectes judéo-arabes. Plusieurs travaux récents ont mis en évidence des inscriptions rédigées dans différentes écritures arabes anciennes, provenant du sud de la Jordanie ou du nord de péninsule arabique, qui témoignent, directement ou indirectement, d’une présence juive dans ces milieux arabophones.
(OCIANA), Jérôme Norris. 'FTH 16.' OCIANA
Le texte est rédigé en écriture hismaïque, dans une forme ancienne de langue arabe, ce qui permet de le situer dans les premiers siècles de l’ère chrétienne. Il mentionne un certain Doulos, porteur d’un prénom d’origine grecque, qui adresse une requête à la déesse Allat, lui demandant de veiller ses compagnons. Parmi ces derniers figurent notamment les noms Yehouda et Yeshoua (יש). Bien que cette inscription soit trop brève pour autoriser des conclusions définitives, elle frappe néanmoins par son caractère singulier : un locuteur de l’arabe, portant un nom grec, invoque une divinité du panthéon arabe pour protéger des personnes dont certaines portent manifestement des noms juifs.
Une autre inscription se distingue tout particulièrement. En 2018, dans un ouvrage intitulé The Darb al-Bakrah, Laïla Nehmé publie la photo d’une stèle prise dans la région d’Umm Jadhayidh dans le nord de l’Arabie Saoudite et portant une inscription en écriture nabatéo-arabe, datée précisément de l’an 303 :
Inscription (judéo-)nabatéo-arabe de Pessah, 303 de l’ère chrétienne, photo Fariq as-Sahra, 2017
Le texte, rédigé dans un mélange d’araméen et de nord-arabe ancien, fait manifestement référence à la célébration de la fête juive de Pessah. On y lit notamment, en araméen, מרי עלמא maré alma « seigneur du monde », ainsi que וכתבא דנה כתב יום חג אלפטיר ouKetaba dena ketab yom hag alpatir « et cet écrit, il l’a rédigé le jour de la fête du pain non levé ». Au-delà du témoignage qu’il apporte sur la pratique du judaïsme dans un environnement arabophone, ce passage illustre un phénomène d’hybridation linguistique remarquable. Comme c’était l’usage dans le monde nabatéen, l’écriture se faisait en araméen tandis que la langue parlée était l’arabe. C’est ce que l’on observe ici : la structure du texte relève de l’araméen : ouKetaba dena « et cet écrit », et Ketab « il a écrit », tandis que la formule finale est clairement arabe : yom) ḥag al-patir La construction de cette expression est typiquement arabe : on y reconnaît l’état d’annexion (idafa), l’article défini al- et le mot patir . Quant au terme ḥag, il s’agit vraisemblablement de l’hébreu חג « célébration religieuse », plutôt que de son équivalent étymologique arabe, dont le sens diffère (ḥadj حَجّ « pèlerinage »).
L’hybridation de l’énoncé de cette inscription rappelle la structure que l’on retrouve à l’écrit dans les langues juives : une organisation générale dans un dialecte juif proche d’autres langues vernaculaires non juives, enrichie d’un lexique, de tournures et de références propres au monde juif.
Ainsi, bien avant que l’arabe ne devienne la langue dominante du Moyen-Orient, du Maghreb et d’une partie de l’Europe méridionale, des communautés juives étaient déjà implantées dans l’ensemble de ces régions. Certaines, notamment celles situées à proximité de l’Arabie ou dans des zones de contact avec des populations arabophones, étaient au moins partiellement déjà arabophones, ou du moins en interaction étroite avec la langue arabe. Ainsi, dans certaines régions, des Juifs ont parlé l’arabe avant l’expansion de l’Islam. Avec les conquêtes et l’établissement des califats omeyyade puis abbasside, ce processus d’arabisation s’est intensifié : les populations juives qui utilisaient jusque-là principalement l’araméen, le grec, ou d’autres langues locales, ont progressivement adopté l’arabe comme langue de communication, de culture, d’expression religieuse et intellectuelle.
Le judéo-arabe
L’expression « judéo-arabe » désigne l’ensemble des formes de langue arabe employées par des communautés juives au sein du monde arabo-musulman. Ces formes peuvent être écrites ou orales. Toutefois, on réserve généralement cette appellation aux variétés linguistiques présentant des traits distinctifs qui traduisent leur appartenance à un univers culturel, religieux ou linguistique propre au judaïsme ou à la judéité. Ces spécificités peuvent se manifester à différents niveaux : lexical, morphologique, syntaxique, par la présence de références culturelles et conceptuelles issues du judaïsme ou encore, dans le domaine littéraire, par le recours à la notation en lettres hébraïque. C’est donc la singularité de la pratique linguistique juive de l’arabe, façonnée par un environnement spirituel et social particulier, qui confère à ces formes d’expression leur caractère judéo-arabe.
De manière générale, on retiendra deux grandes acceptions du terme :
La première renvoie à la langue de la littérature produite par les savants juifs et qaraïtes au Moyen-Âge, les formes orales de la langue de cette même époque étant pour l’essentiel perdues. Cette production comprend des traités philosophiques, théologiques et scientifiques, ainsi que des œuvres poétiques, grammaticales et lexicographiques. Les principaux centres de rayonnement de cette littérature se situent en Babylonie, en Palestine (Eretz Israel), en al-Andalus, et, dans une moindre mesure, en Afrique du Nord.
La seconde acception, plus moderne et relevant du champ de la dialectologie arabe, désigne l’ensemble des dialectes spécifiques parlés et écrits par les communautés juives du monde arabe contemporain. Ces variétés, attestées de l’Afrique du Nord au Proche et Moyen-Orient, et jusqu’à certaines régions de l’Inde, constituent des sociolectes distincts, marqués par des particularités historiques, phonétiques, lexicales ou syntaxiques propres. On parle ainsi de dialectes judéo-arabes pour désigner ces formes d’arabe moderne façonnées par l’usage linguistique et social des communautés juives locales.
Le judéo-arabe médiéval
L’expression « judéo-arabe » peut désigner la langue utilisée dans les œuvres savantes de nombreux érudits juifs et qaraïtes, tant au Moyen-Orient qu’en Andalousie ou en Afrique du Nord. Sur le plan linguistique, cette langue, essentiellement associée à la production érudite, reflète peu les dialectes arabes parlés par les communautés juives de ces époques. Il s’agit plutôt d’une langue littéraire proche du moyen-arabe, qui combine des éléments classiques à quelques traits dialectaux. Dans certains cas, sa syntaxe est influencée par l’hébreu – notamment dans les traductions – tandis que son vocabulaire intègre des emprunts issus des littératures hébraïques et araméennes, de la tradition et des sources juives.
L’ampleur de l’arabisation des communautés juives se manifeste notamment à travers l’initiative de Saadia Gaon, rabbin et philosophe du Xe siècle originaire d’Égypte et installé en Babylonie. En 928, il prend la tête de l’académie talmudique de Soura, située dans l’actuel Irak, et fait le choix d’écrire et de communiquer essentiellement en judéo-arabe, plutôt qu’en judéo-araméen. Ce choix linguistique a sans doute contribué au renouveau et au rayonnement de l’académie, après en déclin. Saadia justifie cette orientation par le constat que les Juifs de son temps ne maîtrisent plus suffisamment l’hébreu ni l’araméen. Il entreprend ainsi de traduire une grande partie de la Bible hébraïque en arabe, dans une œuvre connue sous le nom de Tafsir (je reviendrai plus loin sur ce terme), marquant une étape décisive dans l’histoire intellectuelle du judaïsme médiéval.
Il est important de rappeler qu’un précédent existait : plusieurs siècles auparavant, une vaste traduction de la Bible en araméen (connue sous le nom de Targum) avait été entreprise pour une raison analogue : rendre le texte sacré accessible au plus grand nombre de Juifs, en l’adaptant aux langues qu’ils parlaient alors. À cette époque déjà, on constatait que beaucoup ne maîtrisaient plus suffisamment l’hébreu pour comprendre directement le texte biblique. La démarche de Saadia Gaon s’inscrit donc dans cette continuité : donner à sa communauté un accès plus direct aux textes. Mais cette fois, c’est l’arabe qui devient la langue de traduction et d’interprétation. Saadia traduit alors la Torah ainsi que plusieurs autres livres bibliques en arabe, et son œuvre acquiert rapidement une autorité considérable dans les milieux juifs. À titre d’exemple, voici sa traduction du premier verset de la Bible « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre » :
Hébreu (original)
בְּרֵאשִׁית בָּרָא אֱלֹהִים אֵת הַשָּׁמַיִם וְאֵת הָאָרֶץ׃
Bereshit bara Elohim et hashamayim ve’et ha’aretz.
Arabe, Tafsir Saadia Gaon, Xe siècle
אול מא כ̇לק אללה אלסמאואת ואלארץ̇:
Awwal ma khalaqa Allah as-samawat wal-ard.
Pour illustrer, voici sur ce manuscrit de 1449, qui nous vient de la ville de Hama en Syrie et conservé à la bibliothèque Bodléienne (Oxford), ce même premier verset dans trois versions, l’originale, Onkelos et le Tafsir (dans une version qui traduit šamayim par sama et non samawat) :
Oxford, Bodl., Poc. 395-396
La traduction arabe de la Bible réalisée par Saadia Gaon a traversé les époques : elle est restée connue et utilisée bien au-delà du Xe siècle, au sein des communautés juives arabophones, y compris dans des régions très éloignées de l’Irak, dans lesquelles les dialectes s’éloignent considérablement de la langue de cette littérature.
Jusqu’au XXe siècle, et encore aujourd’hui dans certaines diasporas, des passages de cette traduction étaient lus dans de nombreuses synagogues du monde arabe à des moments précis du calendrier liturgique, notamment la célèbre Dissertation homilétique sur le Décalogue² lors de la fête de Chavouot. Surtout, la langue judéo-arabe employée par Saadia Gaon a exercé une influence durable sur les traditions postérieures. Son œuvre a servi de modèle linguistique et stylistique pour les différentes formes écrites du judéo-arabe qui se sont développées plus tard. Ainsi, les traductions plus tardives de la Bible dans divers dialectes judéo-arabes modernes portent encore l’empreinte de son style et de la structure linguistique de son travail.
Il se dessine ainsi une continuité historique et linguistique : depuis les premières attestations préi-slamiques, où des Juifs arabophones employaient déjà un arabe teinté de références juives, jusqu’à la traduction de la Bible par Saadia Gaon, puis à l’ensemble de la production littéraire judéo-arabe qui s’est épanouie dans le monde arabe médiéval et moderne.
Pour clore cette partie, précisons qu’il n’est pas possible, dans le cadre de cet article, d’établir un inventaire exhaustif des savants juifs médiévaux ayant écrit en judéo-arabe. Nombre d’entre eux mériteraient pourtant d’être évoqués ici, à commencer, bien sûr, par le grand Maïmonide.
Les parlers modernes de l’arabe
La forte dialectalisation de la langue arabe constitue le socle sur lequel se sont développées les différentes variétés locales, régionales et sociales. Dans le champ de la dialectologie arabe, plusieurs catégories de parlers sont distinguées. En Afrique du Nord, ces classifications reposent notamment sur le rapport des variétés aux différentes vagues d’arabisation, mais aussi sur des critères tels que le caractère urbain ou rural, sédentaire ou bédouin des communautés). Ces catégories ne se réduisent pas à des délimitations géographiques : elles traduisent également des modes de vie, des structures sociales et des identités collectives spécifiques. En effet, toute langue vernaculaire reflète l’univers social de ses locuteurs, et les expériences comme les réalités sociales variées influencent directement son évolution. Par ailleurs, certains centres urbains entretiennent entre eux des relations privilégiées et des réseaux de communication spécifiques, favorisant ainsi les échanges linguistiques, les influences mutuelles et la convergence des parlers. C’est ce qui explique, par exemple, les similitudes notables entre les dialectes de Fès et de Meknès, ou encore entre ceux de Damas, Beyrouth et Jérusalem. De même, les dialectes des villes portuaires présentent souvent des traits communs, liés à la similitude des modes de vie et à la fréquence des contacts commerciaux et culturels entre ces espaces. C’est dans cette perspective qu’il faut aborder les parlers arabes des communautés juives à l’époque moderne : il s’agit de sociolectes, c’est-à-dire de variétés linguistiques propres à un groupe social déterminé.
Parler arabe des Juifs de Damas, Syrie
אג̣א וקתא דדכתור מוסא אבן כ̇לתו, אג̣א שאפ̇ני אנני מא באקדר, קאל לי לאזם תאכלי, קלת לו מא באכול, כפור. תרכתו ורחת עא לבית.
Eja wa’ta d-daktor Moussa, eben khalto, eja shafni enni ma ba’der, al li: “lazem takli.”. Alt lo : “ma bakol, keppour.” Tarakto ou-raḥit a-l-bet.
Au même moment, arriva le docteur Moussa, le fils de sa tante. Voyant que je n’en pouvais plus, il me dit : « il faut que tu manges ». Je lui répondis: « je ne mangerai pas, c’est Kippour », puis je le laissai et rentrai à la maison.
On trouvera au fil de cet article, en encarts, une sélection d’exemples d’expressions judéo-arabes. Chaque énoncé sera accompagné de sa transcription en caractères hébraïques, conforme à l’usage historique, présentée ici en écriture carrée pour en faciliter la lecture ; en caractères latins et en français³.
Le judéo-arabe moderne
Les parlers judéo-arabes modernes ne dérivent pas d’une ancienne branche juive de la langue arabe dont ils seraient les multiples descendants. Ils ne proviennent pas non plus directement du judéo-arabe médiéval tel qu’il apparaît dans les textes savants et littéraires que nous avons évoqués précédemment, aussi parce que ces œuvres, bien qu’écrites en arabe par des lettrés juifs, ne reflétaient pas nécessairement les formes parlées de l’époque. Les dialectes judéo-arabes modernes sont, par exemple pour le Maghreb, des descendants de dialectes maghrébins médiévaux (Andalousie et Afrique du Nord) et bien ancrés dans le continuum de langue arabe de la région, même s’ils présentaient assurément déjà des singularités à cette époque. Autrement dit, il s’agit de variétés arabes ancrées dans leurs régions respectives, façonnées par le contexte historique, social et géographique propre à chaque communauté.
À l’époque contemporaine, les parlers judéo-arabes d’Afrique du Nord s’inscrivent pleinement dans le continuum dialectal du Maghreb. Ainsi, le judéo-arabe de Fès ou celui de Tunis partagent de nombreux traits avec les autres variétés arabes maghrébines, qu’elles soient d’origine juive ou musulmane. De la même manière, les parlers judéo-arabes du Proche-Orient, tels que ceux de Damas, d’Alep ou de Bagdad, bien que présentant entre eux des différences notables, s’intègrent chacun dans les ensembles dialectaux du Levant ou de la Mésopotamie. À l’intérieur de ces grands ensembles régionaux, les dialectes judéo-arabes combinent les traits linguistiques dominants de leur aire d’appartenance avec des particularités partagées entre communautés juives voisines. On observe ainsi, dans chaque région, un ensemble de parlers distincts mais apparentés, unis par des caractéristiques communes issues de la proximité géographique, des échanges intercommunautaires et d’une histoire culturelle partagée. Le judéo-arabe de Tunis, par exemple, présente des traits caractéristiques des parlers urbains du nord-est maghrébin, tout en affichant des spécificités que l’on retrouve également dans les dialectes juifs de Sousse, de Gabès ou de Tripoli, témoignant de liens historiques, migratoires et culturels étroits. De même, le judéo-arabe de Fès peut présenter davantage de similitudes avec celui de Sefrou qu’avec le parler arabe musulman de Fès. Malgré ces particularismes, l’ensemble de ces variétés demeure ancré dans la grande famille des dialectes arabes maghrébins.
Parler arabe des Juifs de Tripoli, Libye
אנא כנת וקתלי כנת זג̇יר כלנא אנא מא ענדי צחאב בזייד כאנו יסממיו משה ודוד בזייד צחאב. כננא נמשיו ססכולא עלי רג̣לינא. כ̇אטר כננא נקולו מא כאנת עננא כלמא פ̇טטראבלסי טראבלסייא.
Ana kentch, waqtli kench zghir, kell-na ana ma ‘andi sḥab b-Zayd, kanu issemmiou Mousi ou-David, b-Zayd sḥab. Kenna nemshiou s-skoula ‘li rajlina, khater kenna nqoulou skoula, ma kant-sh ‘anna kelma f-et-trabelsi, trabelsiya.
Quand j’étais jeune, j’avais beaucoup d’amis, Mushi, David, beaucoup d’amis. Nous allions à l’école à pied, nous l’appelions skula, nous n’avions pas de mot en arabe tripolitain pour dire « école ».
Ainsi, le judéo-arabe de Marrakech n’a pas d’origine commune avec celui de Bagdad : le premier relève du domaine maghrébin, le second du domaine oriental. Cependant, à l’intérieur de chaque région, les communautés juives ont développé des formes linguistiques proches, créant des continuités spécifiques à travers les différents foyers de la diaspora.
Ainsi, il n’existe pas de « judéo-arabe ancien » à l’origine des différentes variétés modernes. Ce que l’on observe, c’est une série de dialectes arabes locaux parlés par des communautés juives, qui partagent entre eux un format linguistique et sociolinguistique commun. Ce format, que l’on retrouve également dans d’autres langues juives, est celui d’un sociolecte, c’est-à-dire la langue propre à un groupe social donné. Le lien entre le judéo-arabe du Maroc et celui d’Irak n’est donc pas généalogique, mais typologique et sociolinguistique : ce sont deux variétés issues de familles dialectales arabes différentes, mais façonnées selon un même modèle social, celui de la langue d’une communauté juive, porteuse de son histoire, de ses échanges et de ses pratiques culturelles.
On peut alors parler de double aspect : d'une part, les parlers judéo-arabes sont, le plus souvent, profondément ancrés dans le(s) dialecte(s) arabe(s) de la région dans laquelle ils évoluent ; d'autre part, ils présentent des caractéristiques communes avec d'autres parlers juifs, parfois éloignés géographiquement.
Parler arabe des Juifs d’Alger, Algérie, chant de noce
Ce soir, c’est jeudi,
La mariée verse des larmes.
Elle dit : Maman,
Pourquoi cette séparation ?
Ma fille, c’est le train des choses.
וללילא לילת אלג̣מעא
ולערוסא תבכי בדדמעא
קאלתלא יא וממא
עלאש האד אלפ̇רקא
יא בנתי אדא טריק אדדניא
Ou-l-lila lilt el-djem‘a
ou-l-‘arousa tebki b-ed-dem‘a
qalt la ya umma
‘alaš had el-ferqa
Ya benti ada treq ed-denya
Les parlers
Il n’y a pas, dans le monde arabophone, de dialecte unique par pays, mais une pluralité de variétés. Chaque ville, chaque communauté, chaque sous-groupe social dispose de son propre parler.
Les dialectes judéo-arabes, bien que proches des variétés parlées par les populations musulmanes voisines, s’en distinguent par un ensemble de traits spécifiques, qui reflètent l’histoire, les pratiques et l’identité de leurs locuteurs. Ces particularités se manifestent à plusieurs niveaux. Sur le plan lexical, on observe des usages singuliers de mots arabes, qui peuvent résulter du maintien d’archaïsmes, d’évolutions sémantiques internes ou d’emprunts à d’autres variétés judéo-arabes. Le vocabulaire contient également des emprunts à l’hébreu et à l’araméen, introduits notamment par l’étude des textes religieux dans les milieux érudits. S’y ajoutent des termes propres à la vie communautaire juive, en lien avec les fêtes, les institutions et les pratiques rituelles. Sur le plan phonétique, certaines particularités d’accent ou de prononciation peuvent s'expliquer par des origines régionales distinctes, par une dynamique d’entre-soi linguistique ou encore par des contacts intercommunautaires au sein du monde juif. Du point de vue sociolinguistique, la circulation de mots, d’expressions et de tournures entre différentes communautés juives au sein du bassin méditerranéen confère aux dialectes juifs une dimension à la fois locale et transrégionale. Enfin, bien que cela relève davantage de la culture écrite que de la structure linguistique, il est important de rappeler que ces dialectes ont toujours été transcrits à l’aide de l’alphabet hébreu. Quand elles sont manuscrites, ces formes d’écriture présentent des graphies parfois difficiles à déchiffrer pour un hébraïsant contemporain et se rapprochent d’autres traditions scripturales juives de Méditerranée.
De nombreux chercheurs ont consacré leurs travaux à la description linguistique de ces dialectes, dont sont tirés les petits encarts qui émaillent cet article.
Parler arabe des Juifs du Maroc (quelques expressions typiques) :
נמסי כפרה עליך
Nemsi keppara ‘lik
« Que j’aille kapara pour toi ! » Le mot d’origine hébraïque כַּפָּרָה kappara signifie « victime expiatoire » et renvoie directement à la fête de kippour. Les expressions Nemsi keppara ‘lik! (j’irai kapara pour toi) ou Nkoun keppara. (je serai ta kapara) sont des formules affectueuses, souvent prononcées par une mère à son enfant ou par une grand-mère à ses petits-enfants. Ce qu’elles expriment réellement est « je prendrai tes péchés sur mon dos pour t’en soulager, je me sacrifierai pour toi ». Ces expressions se rapprochent d’autres formules populaires comme n‘abbi bask ! « j’emporterai tes maux » ou encore nakho bask « je prendrai tes maux », exclusivement construites sur des termes arabes mais véhiculant des notions proprement juives. Au Maroc, on trouve des équivalents en judéo-espagnol local, la haketya : me vaya capara por ti.
בזד אללה
bzad allah « Avec l’aide de Dieu », zad étant la version dialectale judéo-marocaine du mot jehd « effort, lutte, force », de la racine du mot Djihad.
La langue littéraire
La langue employée dans la production littéraire des Juifs arabophones, en Orient comme en Afrique du Nord et que l’on peut qualifier de judéo-arabe moderne littéraire, suit une trajectoire parallèle au parler, tout en s’en distinguant clairement. Cette distinction repose sur l’opposition fondamentale entre langue parlée et langue écrite, d’autant plus marquée dans le contexte du monde arabe où l’oral, fortement dialectalisé, demeure totalement séparé de l’écrit dans les représentations linguistiques des locuteurs. En effet, la langue parlée procède d’une évolution spontanée, continue et enracinée dans les pratiques quotidiennes d’une communauté de locuteurs. À l’inverse, la langue écrite relève d’un apprentissage culturel et savant : elle s’appuie sur des modèles littéraires, des traditions scripturaires et des usages et normes transmis par les milieux intellectuels. Dans le monde arabe, cette dualité est particulièrement prononcée : le dialecte constitue le principal outil de communication orale, tandis que l’écrit se rattache à la sphère de l’arabe classique ou littéraire.
Les littératures judéo-arabes, qu’elles proviennent du Maroc, de Libye, d’Irak ou du Yémen, occupent une position intermédiaire entre ces deux pôles. La langue de l’écrit se distingue par sa structure et son registre, sans toutefois rompre tout lien avec le parler vernaculaire. Le degré d’écart entre oral et écrit varie aussi selon la nature des textes. Les genres sont en effet multiples : traductions de textes sacrés (de l’hébreu et de l’araméen vers l’arabe), commentaires religieux, sans oublier la presse florissante des XIXᵉ et XXᵉ siècles, ou encore les recueils de contes populaires
Ainsi, le judéo-arabe maghrébin littéraire se caractérise par une stratification complexe. Comme toute tradition écrite, il s’inscrit dans une continuité culturelle et entretient un dialogue constant avec des productions antérieures, parfois issues d’autres régions du monde arabe. Les traductions bibliques de Saadia Gaon, réalisées en Irak au Xe siècle et largement diffusées en Afrique du Nord, en offrent un exemple emblématique : elles ont exercé une influence durable sur les littératures religieuses judéo-arabes du Maghreb, jusqu’aux XIXᵉ et XXᵉ siècles.
Parler arabe des Juifs du Maroc (d’autres expressions typiques) :
רבי יעמל טריק פ̇לבחר
rebbe ya‘mel treq f-el-bḥar
« Dieu te fraiera un chemin dans la mer », dans le sens de « Dieu te viendra en aide » et en référence à l’épisode biblique de l’ouverture de la mer rouge.
טוויל בחאל לגלות
twil bḥal el-galout
« Long comme la galout » désigne une attente interminable et fait référence à la galout, c’est-à-dire la vie diasporique, vécue dans l’attente d’un retour en Terre sainte.
תסעבאב
tsaˁbab
« Catastrophe ambulante ! ». L’expression trouve son origine dans l’hébreu תשעה באב, tish‘a beav, littéralement « le neuf du mois d’Av ». Dans la tradition juive, cette date correspond à un jour de jeûne et de deuil, considéré comme le plus tragique de l’année, car on y commémore plusieurs catastrophes ayant frappé le peuple juif. À Fès, le terme peut s’utiliser comme une injective signifiant « personne porte-malheur » et se décliner au féminin lorsqu’elle s’adresse à une femme : tsaˁbaba !
Les langues littéraires des Juifs d’Afrique du Nord ne sauraient donc être considérées comme le simple reflet des dialectes locaux de leur époque. Elles présentent, entre-autres, des formes littéraires héritées de traditions plus anciennes, parfois d’origine extérieure, qu’elles combinent à des éléments du parler local. Ce caractère composite se manifeste à plusieurs niveaux, notamment lexical et syntaxique, où l’on observe des écarts notables par rapport à l’usage oral. On y relève, par exemple, des déterminants, prépositions ou structures empruntés à d’autres variétés d’arabe, voire à des stades antérieurs de la langue, ainsi que de nombreux calques de l’hébreu et de l’araméen, sous forme d’emprunts lexicaux, de tournures syntaxiques ou de schémas morphologiques. Le résultat est une variété écrite hautement codifiée, située à la croisée du dialecte, des traditions judéo-arabes anciennes et des spécificités religieuses et culturelles juives. Certaines formes littéraires, toutefois, tendent à se rapprocher de l’oral, sans jamais le reproduire pleinement, comme c’est le cas de certains articles de presse ou récits populaires, où affleurent plus visiblement les traits du dialecte. Dans l’ensemble cependant, la langue littéraire demeure distincte : là où la langue parlée procède d’un usage collectif et évolutif, l’écrit relève d’une élaboration savante, nourrie par la tradition, la transmission textuelle et des choix stylistiques délibérés.
Il ne saurait être question, dans le cadre du présent article, de présenter l’ensemble des formes littéraires attestées, chacune relevant de logiques et de fonctions propres. Comme évoqué précédemment, on peut mentionner à titre d’exemple, les commentaires religieux, les recueils de contes populaires et leurs traductions, la langue de la presse ou encore la poésie dialectale. Commençons par un exemple particulièrement révélateur, celui des traductions calques de textes sacrés. S’inscrivant dans la tradition du Tafsir, et directement inspiré par celle-ci, ces traductions, dans leurs versions modernes maghrébines appelées Sarḥ, consistent en une retraduction du texte biblique, adaptée selon les régions et les variétés dialectales. Pour illustrer ce phénomène, reprenons le premier verset biblique, déjà présenté plus haut :
Hébreu
בְּרֵאשִׁית בָּרָא אֱלֹהִים אֵת הַשָּׁמַיִם וְאֵת הָאָרֶץ׃
Bereshit bara Elohim et hashamayim ve’et ha’aretz
Judéo-arabe médiéval, Tafsir Saadia
אול מא כ̇לק אללה אלסמאואת ואלארץ̇
Awwal ma khalaqa Allah as-samawat w-al-ard
Judéo-arabe moderne, Šarḥ de Ksar Essouk⁴, Maroc
מללוול כ̇לק אללה אססמאואת ולאראץ̇׃
Mellouwl khelk Llah s-smawat ou-l-arad.
La Haggada
Un autre cas très parlant est celui de la Haggada. La Haggada est un texte rituel lu en famille lors des soirées de Pessah. Rédigée principalement en hébreu rabbinique, elle comporte également des passages en judéo-araméen. Sa structure remonte à l’époque de la Mishna, au second siècle de l’ère commune, dont elle reprend certains extraits. Chaque année, les familles juives la lisent collectivement, en associant femmes, hommes et enfants. Connue à la fois dans sa version originale hébraïco-araméenne et dans ses traductions, la Haggada est fréquemment rendue dans la langue vernaculaire afin d’être accessible à tous les membres du foyer. Dans l’espace judéo-arabophone, ces traductions présentent une remarquable diversité selon les régions et les dialectes, tout en maintenant une base textuelle stable issue de l’original. On en trouve un exemple dans la Haggada bilingue hébreu-araméen / judéo-tunisien, publiée à Tunis en 1902, dont voici un extrait :
En haut à gauche le texte hébreu :
‘Avadim hayinu le-Par‘o be-Mitzrayim, vay-yotzi’enu Adonai Elohenu mi-sham be-yad ḥazaka u-vi-zeroa‘ netuya.« Nous étions esclaves de Pharaon en Égypte et l’Éternel notre Dieu nous en a fait sortir, par une main forte et un bras tendu ».
Plus bas, en lettres plus petites, la traduction calque en judéo-tunisien :
Kheddam kenna li-par‘o fi Masar ou-kharrej-na Llah ilah-na men temm b-id qwiya ou-bi-dra‘ memduda.
Haggada šel Pesaḥ mašruḥa b-əl-ˁarbi « Haggada de Pessah traduite/commentée en arabe »
La langue de ces traductions présente un caractère singulier, qu’il s’agisse de textes marocains, tunisiens ou irakiens. Elle demeure étroitement liée au texte source et s’efforce, autant que possible, de rendre l’hébreu mot à mot. De ce fait, elle est construite sur une syntaxe d’inspiration hébraïque et mêle des éléments arabes dialectaux à un héritage lexical et morphologique arabe du Moyen-Âge.
La Haggada et la langue du Sharḥ
À l’instar des autres langues juives, les variétés judéo-arabes d’Afrique du Nord présentent le phénomène des littératures calques des textes sacrés, initialement rédigés en hébreu et, dans une moindre mesure, en araméen. Ce type de production apparaît dans l’espace judéo-arabophone vers le XVe siècle. Son objectif est de proposer une traduction littérale des textes originaux, de manière à en rendre accessibles les formulations précises à ceux qui ne maîtrisent pas suffisamment la langue source. En principe, chaque mot hébreu y trouve un équivalent direct dans la langue cible, en l’occurrence, diverses variétés d’arabe dialectal maghrébin, même si, dans la pratique, le processus se révèle plus nuancé et complexe.
Ces traductions sont désignées sous le terme de sharḥ (de l’arabe شرح « commentaire, explication »), mot qui, dans le contexte musulman, renvoie bien à l’explication ou l’interprétation d’un texte religieux. Ce rapprochement entre les notions de « traduire » et « commenter » est ancien dans la tradition juive, notamment dans le cadre des traductions des Écritures vers les langues vernaculaires. Ainsi, les premières traductions de la Bible en judéo-araméen, connues sous le nom de Targoum ne se limitent pas à de simples équivalents linguistiques : elles prennent souvent la forme de véritables paraphrases commentées du texte hébreu.
En somme, les termes targum en judéo-araméen et sharḥ en judéo-arabe reposent sur une même conception de la traduction comme acte d’interprétation, à l’instar du verbe français interpréter, qui renvoie à la fois à l’interprétation et à l’interprétariat, à l’analyse du sens et à la médiation linguistique.
La langue hybride du sharḥ, au-delà de ses structures syntaxiques et morpho-syntaxiques calquées sur l’hébreu, se distingue également par ses particularités lexicales. Ce phénomène ne se limite pas aux traductions bibliques : il s’étend à d’autres pans de la littérature liturgique, qu’il s’agisse de livres de prière, de Midrashim, des Pirke Avot ou donc de la Haggada de Pessah. Cette dernière a été traduite dans de nombreuses langues et dans des variétés de judéo-arabe, selon le modèle linguistique et littéraire du Šarḥ. Si la structure des différents textes demeure globalement stable, puisqu’il s’agit de traductions calquées sur le même original, leur singularité tient à l’intégration d’éléments dialectaux propres à chaque groupe. Ces particularités linguistiques permettent d’identifier assez aisément l’origine de chaque version.
Pour conclure cet article, arrêtons-nous sur deux textes rédigés dans une langue proche du parler quotidien. Ils constituent de véritables fenêtres ouvertes sur des fragments de vie issus de mondes aujourd’hui disparus.
Le premier exemple provient du journal oranais Le Tétouanais, dont le titre fait référence aux origines d’une partie de la communauté de la ville. Deux extraits de 1895 en offrent un aperçu : la page de garde et une petite annonce marquée par une forte présence de lexique d’origine française, reflet de l’histoire linguistique particulière de l’Algérie.
Le Tétouanais, numéro du 8 février 1895 et Petite annonce parue dans le numéro du 15 mars 1895, numérisations issues de la bibliothèque nationale d’Israël
Farina u-rqaqa kasher
ʿAlam
Senyor Mordekhay di R. Eliyahu Qarsenti ʿand-o onor yaʿlam nas Wahran ou d-l-interior wayn rahu ʿmel had l-ʿam farina u-rqaqa l-dammet Pesaḥ mtel l-ʿamat di djazu. Had er-rqaqa garanti bla ḥatta khlat, promyir kalite ou-kasher bla safeq u-mekhdouma mtel d-iqal ed-din.
Farine et pain azyme casher :
Annonce
Monsieur Mordekhai du rabbin Eliyahou Karsenti a l’honneur d’informer aux gens d’Oran et de l’intérieur qu’il a préparé cette année de la farine et du pain azyme pour Pessah comme les années passées. Ce pain azyme est garanti sans aucun mélange, de première qualité et casher sans aucun doute et conçu en accord avec la religion.
Enfin, une lettre manuscrite conservée dans les archives en ligne du Musée du Judaïsme marocain de Paul Dahan mérite une attention particulière. Il s’agit d’un court texte rédigé vers la fin des années 1930 (la date, partiellement lisible sur l’en-tête du document indique 193.) par un directeur d’école de Mogador / Essaouira, manifestement en colère, et adressé aux parents d’élèves. Sur le plan linguistique, ce document illustre la singularité des dialectes judéo-marocains, où s’entrelacent les différentes strates de l’histoire linguistique et culturelle de la communauté : une solide base en arabe marocain à substrat amazigh, des traces de migrations successives, influences européennes, notamment françaises et espagnoles, une érudition religieuse nourrie par l’hébreu et l’araméen. Le tout, noté en caractères hébreux cursifs marocains aux formes assez régulières.
Lettre d’un directeur d’école aux parents d’élève, Mogador-Essaouira, années 1930, bibliothèque du judaïsme marocain
Translittération en hébreu carré :
סניוריס
נעלמוכום די דיריכטוריס דסכוילא כא יתסככאוו מן טראבי דסכוילא די כא ימסיו בכרי בזזאפ̇ עלא לוקאת דדכ̇ול דסכוילא וכא יבקאו ילעבו קדדאם סכוילא די הווא מודע דוואזי בזזאפ̇ דלכאראת וטומוביליס וביסיכליתאת וכו׳ האדסי כאי קדר יוקע מננו בזזאפ̇ דדאראר לטראבי 1. בר״מ אכסידאן דטומוביל וכו׳ 2. מדאבזאת מעא טראבי דלמסלמין וכו׳
דיריכטוריס דסכוילא כא יחררצו בזזאפ̇ לואלדין באס יחצרו אולאדהום פדייאר חתא יתבקא רבע שעה לדכ̇ול דסכוילא דהיינו פצבאח ¼ 8 פדהור ¼ 1
דיריכטוריס דסכוילא כא יברריו רוצהום מן כול מא הווא אכסידאן אוו מזארייא די יתוקע לטראבי מן סבבאת למדכורין פסוואיע די מא הומא סי דסכוילא.
לכומיטי
ע״ה
Senyores
N‘allam-koum di direktores d-skwela kaytsakaou men t-trabe d-skwela di kaymsiou bekri bzzaf ʿla l-waqt d-dkhoul d-skwela ou-kaybqaou ila‘bou qeddam s-skwela di houwa mouda‘ dwazi bzzaf d-l-karat ou-tomobiles ou-bisikletat oué-khoulé. Had si kayqder yuqa‘ menno bzzaf d-darar l-trabe. 1. Aksidan d-tomobil oué-khoulé. 2. Mdabzat m‘a trabe d-l-mselmin oué-khoulé.
Direktores d-skwela kayḥarrsou bzzaf l-oualdin bash iḥassrou oulad-hom f-dyar ḥta itebqa reb‘ sa‘a d-dkhoul d-skwela. Dehayno f-sbaḥ 8 ¼, f-d-dhor 1 ¼.
Direktores d-skwela kayberriou ros-hom men koul ma houwa aksidan aou mzariya di itouqa‘ l-trabe men səbbat l-medkourin f-swaye‘ di ma houma si d-skwela.
L-komite.
‘Ed Hashem.
Messieurs,
Je vous indique que les directeurs de l’école se plaignent des enfants de l’école qui arrivent très tôt par rapport aux horaires d’ouverture et qui restent à jouer devant l’école alors que c’est un lieu très passant, de cars, de voitures, de bicyclettes etc. Cette situation pourrait engager beaucoup de problèmes aux enfants : 1. Accident de voiture etc. 2. Bagarres avec des enfants musulmans etc.
Les directeurs de l’école demandent expressément aux parents de garder leurs enfants à la maison jusqu’à ¼ d’heure avant l’ouverture de l’école. C’est-à-dire le matin huit heures et quart et l’après-midi une heure et quart.
Les directeurs de l’école se dédouanent de la responsabilité de quelque accident ou autre problème qui arriverait aux enfants en rapport avec les éléments mentionnés aux heures qui ne sont pas celles de l’école.
Le comité,
Témoin devant Dieu.
Si j’ai choisi de clore cette réflexion par deux reflets littéraires de scènes de vie, c’est parce qu’ils illustrent à quel point ces langues furent avant tout des langues vivantes, d’échange, de sociabilité et de quotidien, sans porter une quelconque charge identitaire. Ces scènes, aujourd’hui disparues avec les mondes qu’elles reflétaient, témoignent d’univers sociaux dont les langues étaient le miroir. Or, la disparition de ces espaces a inévitablement entraîné celle de leurs idiomes. Ces langues, autrefois maternelles et vernaculaires des Juifs du monde arabe, sont désormais devenues patrimoniales, presque muséales. Elles étaient pourtant autrefois les vêtements naturels de la vie, de la pensée et de la culture de ceux qui les parlaient. Aujourd’hui, dans les familles dispersées (majoritairement en Israël, mais aussi en France, en Belgique, au Canada ou aux États-Unis), il n’en subsiste souvent que des souvenirs diffus, quelques réminiscences imprécises. Ces fragments de mémoire sont réinterprétés à travers les réalités actuelles des descendants, avec toute la complexité que pose aujourd’hui une identité juive de langue arabe. Cette complexité donne parfois lieu à des reconstructions simplificatrices, qui imaginent un monde où la coexistence des arabophones juifs et musulmans ne serait que fortuite et où l’arabe parlé par les Juifs ne serait qu’une langue hybride, mêlant arabe et hébreu sous l’effet d’un contact imposé, tandis qu’à l’inverse on fantasme parfois un âge d’or d’osmose totale où aucune distinction n’aurait existé entre Juifs et musulmans. Ces représentations polarisées et caricaturales effacent la profondeur historique et ce qui a été vécu comme la normalité d’une vie juive pleinement ancrée dans la civilisation arabe, avec ses réussites mais aussi avec ses difficultés.
J’espère, à travers cet article, avoir contribué à retracer la longue histoire de ces langues arabes parlées et écrites par des Juifs, ces langues qui, dans leur singularité, expriment un monde juif en arabe, d’où leur nom : judéo-arabe.
Jonas Sibony est Maître de Conférences en linguistique hébraïque à l'UFR d'études arabes et hébraïques de La Sorbonne et vice-président de l'agrégation d'hébreu. Il est docteur en linguistique sémitique et spécialiste de judéo-arabe. Hébraïsant et arabisant, ses recherches portent principalement sur la linguistique sémitique et la dialectologie arabe.
Bibliographie sélective
Pour approfondir les thèmes abordés, vous pouvez vous référer aux études suivantes :
Sur les langues sémitiques et la langue arabe :
Al-Jallad, Ahmad. 2018. « The Earliest Stages of Arabic and its Linguistic Classification ». The Routledge Handbook of Arabic Linguistics. E. Benmamoun, R. Bassiouney (eds.). Routledge, New-York : 315-331.
Huehnergard, John et Pat-El Naˁama eds.). 2019. The Semitic Language. Second Edition. Routledge Language Family Series : Londres et New-York.
Rubin, Aaron. 2010. A Brief Introduction to the Semitic Languages. Georgias Press.
Sur le judéo-arabe médiéval et moderne :
Blau, Joshua. 1981. The Emergence and Linguistic Background of Judaeo-Arabic. Brill.
Chetrit, Joseph. 2007. Diglossie, hybridation et diversité intra-linguistique, études socio-pragmatiques sur les langues juives, le judéo-arabe et le judéo-berbère. Paris, Louvain, Éditions Peeters.
Khan, Geoffrey. 2015. « Judeo-Arabic ». Handbook of Jewish Languages. Lily Kahn et Aaron D. Rubin (eds.). Brill, Leiden, Boston : 22-63.
Sur l’histoire des Juifs du Maroc :
Gottreich, Emily. 2020. Jewish Morocco, A History from Pre-Islamic to Postcolonial Times. I.B. Tauris
Zafrani, Haïm. 2000. Deux mille ans de vie juive au Maroc : Histoire et culture, religion et magie. Eddif.
Notes de bas de page
Sur ce sujet, voir Zafrani 2000 et Gottreich 2020.
Le titre « dissertation homilétique » pour désigner une dracha provient ici d'une publication algérienne de 1913, dans un contexte où les termes hébraïques liés à certains concepts du judaïsme étaient systématiquement traduits en français ou évoqués par le nom d'un concept chrétien considéré comme lui correspondant. Dans le même ordre d'idées, la brit mila (ou mila en judéo-arabe) était alors appelée « circoncision », Pessah « Pâque juive » et la bar mitzvah « communion ».
Extraits tirés de Shay Matsa, Ha-lahag ha-ˁaravi šel yehude dameśeq (Le dialecte arabe des Juifs de Damas), Ori Shachmon, Tēmōnit, The Jewish Varieties of Yemeni, Sumikazu Yoda, « Libyan Judeo-Arabic », Lucienne Saada, Le parler arabe des Juifs de Sousse et Marcel Cohen, Le parler arabe des Juifs d’Alger.
Extrait tiré de Bar-Asher, Moshe. Tirgum ham-miqra le-aravit yehudit magrebit.