En quel nom ?

Fabienne Messica, Jonas Pardo, Daï / Illustrations : Mathilde Roussillat Sicsic 4 décembre 2025

En juillet 2025, de nombreuses voix juives, sionistes ou non, se sont élevées pour dénoncer la famine infligée à Gaza par Israël. Si toutes ne disaient pas en toutes lettres « not in our name », c’était là le fond de leurs interventions, c’était ce « nom » qui les scandaient, c’était au nom du judaïsme qu’elles ne pouvaient plus rester silencieuses. Or, beaucoup de ceux qui intervenaient là réfutaient explicitement le slogan not in our name. En France, un collectif regroupant des voix diverses de la diaspora israélienne à Paris et de la gauche juive sioniste ou non, se formait cette fois sous la bannière Pas en notre nom. Nous avons invité Fabienne Messica, qui fait partie de ce collectif, et Jonas Pardo, qui a exprimé des réserves sur ce slogan ces deux dernières années, à débattre ensemble de sa pertinence.

L’entretien s’est tenu le 19 septembre, alors que les perspectives de cessez-le-feu n’étaient pas encore à l’ordre du jour.

Daï : On entend beaucoup cette idée chez les Juifs de gauche qu’il faut dissocier les juifs d’Israël, que parler d’Israël est une injonction qui nous est injustement faite. Il y a quelque chose qui tient du malaise vis-à-vis d’Israël. C’est un sujet dont on dit ne pas vouloir parler chez les Juifs de gauche, mais qui occupe tous les esprits. Pourquoi et comment doit-on parler d’Israël depuis le 7 octobre ? Fabienne, tu as signé une tribune sortie en juin dernier « pas en notre nom » dans laquelle vous refusez que les crimes à Gaza et en Cisjordanie soient commis au nom des Juifs. Comment conçois-tu ce « pas en mon nom » ? 

Fabienne Messica : j’ai été sollicitée en juin dernier par plusieurs personnes qui n’étaient pas nécessairement dans des groupes déjà constitués pour signer cette tribune. Certaines personnes, par exemple, avaient été à l’UJFP et en étaient parties parce que très critiques quant à l’UJFP. Se retrouvaient aussi des personnes issues ou toujours à Golem. 

Je n’ai pas trouvé le slogan gênant. Pourquoi serait-ce un problème pour les Juifs quand ce slogan est monnaie courante dans le monde militant ? Par exemple chez des groupes féministes qui refusent les récupérations islamophobes de leurs combats, c’était le cas aussi chez des musulmans. Il n’y a rien là de spécifique aux Juifs. Il ne doit pas être perçu comme une injonction. Si des gens décident de l’exprimer, il n’y a aucune raison de penser qu’ils le font parce qu’ils subissent une assignation. C’est un procès qui leur est fait qui n’est pas justifié. 

Il est vrai que le slogan est particulièrement utilisé par des Juifs de gauche dans le contexte du conflit israélo-palestinien car l’État d’Israël se présente comme le représentant des Juifs. L’État d’Israël se mêle, à tort ou à raison, du destin des Juifs, il commémore la Shoah, participe au combat contre l’antisémitisme, veut être l’interlocuteur de référence sur ces questions au détriment des Juifs dans leurs pays respectifs. Cette prétention-là à la représentation des Juifs, et pas seulement des Juifs israéliens, provoque nécessairement en réaction un « pas en notre nom ».

Qu’est ce qui t’a motivé à revendiquer ce « pas en notre nom » ? Est-ce seulement une réponse à la prétention israélienne ?

FM : pour moi, il est essentiel que des voix juives s’élèvent de façon indépendantes contre les massacres à Gaza ou en Cisjordanie. Ces voix ne doivent pas être instrumentalisées ni mêlées en quoi que ce soit à des  discours confus sur l’antisémitisme comme c’est le cas dans de nombreux texte de l’UJFP. Quand par exemple, Rony Brauman dit en 2016 que porter la kippa peut être perçu comme un soutien à Israël, il exonère les auteurs d’actes antisémites qui « auraient pu mal comprendre ». C’est assez terrible de dire une chose pareille quand on pense aux victimes de l’école juive à Toulouse Ozar Hatorah en 2012. C’est pire que de la confusion sur l’antisémitisme¹. Ca voudrait dire que les Juifs doivent se cacher et, appliqué aux femmes musulmanes qui portent un voile par exemple, ça voudrait dire que si on les attaque c’est peut-être qu’on croit qu’elles soutiennent l’État islamique !

C’est important que des Juifs qui, au nom des droits de l’Homme, de principes universels ne sont pas d’accord avec la politique israélienne, ne soient pas représentés par des gens confus sur l’antisémitisme ou qui ont un rapport à leur identité tel qu’ils disent en fait : « Je veux me blanchir en tant que juif ». Ca c’est un vrai problème. Or, ce sont eux qui sont les plus actifs dans le mouvement pour la Palestine. Ce collectif était un moyen de faire éclore d’autres voix juives pour ce combat.

Est-ce que par ailleurs, Israël est légitime à parler au nom de tous les Juifs ? Je crois que non parce qu’Israël a son identité propre, il y a une histoire que les gens qui ont vécu ailleurs n’ont pas. En même temps, on ne peut nier qu’il y a des liens entre les Juifs [de diaspora] et Israël : un lien affectif, des liens familiaux. Et la moitié des Juifs y vivent. On ne peut pas faire comme si ce lien n’existait pas. Mais l’on ne peut pas dire non plus, quel que soit son gouvernement d’ailleurs, qu’Israël peut représenter les Juifs du monde entier.

Inversement, on ne peut pas dire que la parole juive, ailleurs qu’en Israël, est particulièrement légitime à parler sur le sujet d’Israël. Il y a quelque chose de complexe à penser entre le lien et la déliaison.

Jonas, tu considères que le « pas en notre nom » peut participer d’une « injonction géopolitique » qui participe à l’antisémitisme. Qu’est-ce que tu veux dire par là ? 

Jonas Pardo : pour circonscrire le débat et comprendre de quoi nous parlons, il me semble qu’il faut d’abord préciser qu’il y a plusieurs points d’accord entre nous.

Dans « pas en notre nom » il y a un refus vis-à-vis de ce que commet le gouvernement israélien à l’égard du peuple palestinien dans l’après 7-octobre, et même avant. Avec Fabienne, nous partageons évidemment ce point de vue, ainsi qu’une critique de la société israélienne ou même du sionisme en tant que nationalisme.

La question fondamentale ici est comment porter ces critiques ? Il faut identifier le périmètre de la formule « pas en notre nom ». Qui parle à qui et de quoi ?  

Il me semble que la formule prend de l’ampleur avec une tribune de Daniel Bensaïd parue en 2002 « Soutenir Israël ? Pas en notre nom ». Il s’agissait d’une tribune qui critiquait le CRIF pour ses positions pro-israéliennes. Nous étions au milieu de la seconde Intifada, le CRIF a déjà basculé à droite en 2001. L’objet de cette tribune d’intellectuels juifs de gauche est de dire « le CRIF ne parle pas en notre nom ». On est déjà dans un autre type de « pas en notre nom » que la proposition récente qui critique le gouvernement israélien et non plus le CRIF.

Les différentes occurrences de « pas en notre nom » semblent désigner des « nous » et des « nom » différents. C’est probablement la raison qui fait que ces voix parlent à côté et non ensemble. Je repère au moins trois types de « pas en notre nom ».

Le premier est un positionnement porté par des sionistes de gauche, qui est il me semble quelque chose de nouveau chez eux. Leur position serait la suivante : le fait d’empêcher la reconnaissance d’un État palestinien ou de poursuivre indéfiniment le massacre à Gaza mènerait Israël vers un suicide géopolitique et la mise à mal de l’État-refuge du peuple juif.  Ils et elles revendiquent l’appellation sioniste de gauche et s’adressent aux autres sionistes pour leur signifier de revenir vers le projet de partition entre État juif et État palestinien.

Le deuxième est celui des Israéliens, ceux et celles, par exemple, qui manifestent tous les dimanches à Saint-Michel. Ils et elles s’adressent aux autres Israéliens puisque leurs appels sont rédigés en hébreu et en anglais. Ce qui est mobilisé, c’est le droit humain, pour un débat intra-israélien. Ils vivent un malaise parce que leur pays commet des crimes contre l’humanité. Ils semblent dire « pas en notre nom d’Israélien »

Le troisième « pas en notre nom » qui me semble être le sujet de notre discussion, c’est celui où le « nom juif » est mobilisé. Mais même avec ce « nom » « juif », il y a encore une typologie à établir. Il y a un « pas en notre nom » tactique qui utilise la positionnalité juive pour s’exprimer et se faire entendre. Il me semble qu’il s’agit de faire parler l’identité juive pour exprimer un point de vue humaniste, anticolonial, etc.  Je comprends l’aspect tactique et je partage évidemment ces valeurs. Je suis néanmoins interpellé par l’idée d’attribuer une nature ou une fonction au fait juif. Je considère le fait juif comme un fait en soi et non pas au service d’autre chose, quelle que soit cette chose, que je sois d’accord ou non avec. En miroir de cette position, Netanyahou utilise également le signifiant juif pour justifier les injustices envers le peuple palestinien.

Il y a une autre manière de mobiliser « pas en notre nom », qui cette fois suscite chez moi un malaise. C’est le dernier de cet inventaire. Il s’agit d’un « pas en notre nom » qu’on peut qualifier de schmittien² puisqu’il trace une ligne de démarcation entre des « bons juifs » et des « mauvais » voire des « faux juifs » considérés comme ennemis. Les ennemis désignés sont les Juifs qui ne partageraient pas cette position ou tactique, les Juifs de droite, les sionistes, les Israéliens, les Juifs de gauche qui restent prudents vis-à-vis du signifiant décolonial, bref, tous les Juifs qui formulent un désaccord quant aux positions affirmées de ce « pas en notre nom » schmittien. L’exemple le plus caricatural est le réalisateur Eyal Sivan, auteur confusionniste de la Fabrique puisqu’il débat avec Alain Soral qu’il accuse d’être un sioniste (sic). Pour Sivan « il faut qu’on arrive à faire comprendre, nous les dissidents, nous les Juifs, que eux [les sionistes] c’est des judaïstes, nous on est des Juifs ». Lui est un bon juif et les autres sont des mauvais juifs. Son positionnement est pétri de contradictions, c’est une pure posture, il se rend fréquemment en Israël, ses films ont été financés par le ministère de la culture israélien. Le « pas en mon nom » schmittien sert les acteurs antisémites puisqu’il permet de s’appuyer sur des voix juives exceptionnelles pour condamner l’ensemble des Juifs. Le média Anadolu, presse de l’État turque aux ordres du gouvernement Recep Tayyip Erdoğan, diffuse par exemple ce communiqué « pas en mon nom » de l’UJFP. 

La question que je me pose est que dit  ce dernier « pas en notre nom juif» et à qui s’adresse-t-il? Il me semble qu’il s’adresse aux autres Juifs, pour dire que le gouvernement israélien n’est pas légitime à parler au nom des Juifs.  Sur cette question, savoir qui est légitime pour parler au nom des Juifs, je dirai personne, ni le gouvernement israélien, ni les « pas en notre nom ». Le porte-parolat d’un groupe social doit être élaboré à partir  de positions politiques communes, non pas à partir d’une identité commune. On peut cependant écouter ce que des groupes situés à des endroits différents du peuple juif ont à dire. Certes tous les Juifs ne sont pas israéliens, mais Israël est l’État des Juifs. Israël représente la moitié des Juifs du monde, l’appropriation du nom juif trouve une justification par ce fait. Mais tous les Juifs ne vivent pas en Israël, certains aimeraient y vivre, et d’autres ne le veulent pas. Mais quoiqu’il en soit, tous les Juifs sont de potentiels citoyens israéliens avec la Loi du retour.

Vous refusez tous les deux qu’Israël parle au nom des Juifs de diaspora et à la fois tous les deux, vous parlez beaucoup d’Israël. Israël vous concerne. Ce n’est pas une unique question de droits humains, Israël vous concerne particulièrement. Est-ce qu’il n’y a pas une contradiction entre « Israël nous concerne », et on doit se mêler d’Israël, et de l’autre « Israël se mêle trop de nous » ?

FM : je crois que les choses sont plus simples que cela. Oui, il y a un État juif, Israël, et Israël a un gouvernement élu, pas par moi parce que je ne suis pas citoyenne israélienne mais en même temps on ne peut pas ne pas dire qu’Israël n’a pas à voir avec mon histoire en tant que juive. L’histoire d’Israël a à voir avec notre histoire en tant que juifs. Israël a été l’une des réponses juives à l’exil et à l’antisémitisme. Mais Israël a ensuite eu sa propre histoire.

Cette histoire est complexe et ne peut être toute entière ramenée aux origines. Je réfute tous les discours essentialistes sur Israël, ceux qui disent que « le génocide des palestiniens est dans l’ADN du sionisme depuis le départ », qui ne situent jamais le sujet dans l’Histoire et qui nient aussi l’agentivité des Palestiniens. L’histoire d’Israël est aussi celle des Palestiniens devenu un peuple de réfugiés.

En revanche, le « pas en notre nom » peut être dit « au nom des droits de l’Homme ». Du fait de notre histoire juive d’exil, on se sent encore plus héritiers des droits de l’Homme. Il y a une affirmation « en tant que juive, je me considère comme un héritier de l’histoire de l’exil, de l’histoire de la persécution parce que je viens d’un peuple qui a été persécuté  et je refuse de servir de caution à la persécution d’un autre peuple». C’est un point de vue qu’on peut considérer comme essentiellement moral, mais pour moi il est légitime. 

Et ça me paraît légitime de dire qu’Israël ne peut pas représenter les Juifs et aborder l’antisémitisme, parce que je crois que les Israéliens ne comprennent pas l’antisémitisme que vivent les Juifs dans la diaspora.

Mais tu as raison de pointer les « pas en notre nom » de Tsedek, de l’UJFP ou du courant décolonial. Eux se situent dans une pensée qui veut faire table rase de l’Histoire. Ils pensent que parce que l’Histoire comporte des injustices, alors on peut en faire table rase, c’est-à-dire autoriser tous les massacres qui permettraient de revenir à l’état ex ante. Leur position va d’ailleurs bien au-delà du pas en notre nom, de la contestation de la prétention israélienne à représenter les Juifs. Ils pensent Israël et le sionisme irréformables et veulent donc les effacer. Quand on dit ça en tant que juif, j’ai du mal à ne pas psychologiser ça.

Je ne crois pas que ma position rentre dans aucune des catégories que tu listes, Jonas, je crois qu’elle est beaucoup plus simple. Dire que le CRIF ne nous représente pas est quelque chose de très simple. Cela ne veut pas dire essayer de défaire le CRIF, le CRIF est le produit de son histoire, il a une certaine représentativité, simplement, moi, il ne me représente pas.

Et toi, Jonas, pourquoi as-tu quelque chose à dire sur Israël, malgré cette dé-corrélation entre la diaspora et Israël ? 

JP : Israël occupe une place complexe dans ma vie, dans nos vies. C’est un pays que j’ai connu tôt, où j’ai voyagé jeune et moins jeune. C’est un pays où j’ai des liens. J’ai été amoureux dix ans de ce pays, puis je l’ai haï pendant dix ans. Je m’en suis beaucoup préoccupé à des périodes, et plus du tout à d’autres. J’aimerais dire qu’Israël me préoccupe tout autant que d’autres pays, mais c’est faux. Aujourd’hui, j’ai des sentiments, des pensées et des analyses très contradictoires. Je pense beaucoup contre moi-même à propos d'Israël.  

Par ailleurs, l’actualité au Moyen-Orient a une influence directe sur nos vies, notre quotidien, nos relations. Puisque les Juifs français sont sommés de se positionner sur la politique du gouvernement israélien, ils finissent par s’intéresser à cette question. C’est ce que nous appelons avec Samuel Delor l’injonction géopolitique.

Il y a plusieurs niveaux dans la manière dont les Juifs sont soumis à cette injonction. La forme la plus aiguë est l’accusation de double allégeance. Les Juifs seraient des traîtres à la France, inféodés à Israël. Ce qu’on vit davantage au quotidien, c’est une attitude de suspicion, où il faudrait rassurer d’être dans le bon camp, d’être du bon côté de l’histoire. C’est cette attitude de suspicion qui rend compliqué la possibilité de tracer sa propre voie critique et de penser de manière tout à fait autonome sans se conformer à ce qui est attendu à l'extérieur, ni rentrer dans un schéma de pensée purement oppositionnel qui confine à une mentalité d'assiégé.

Chez les Juifs de gauche, j’observe plusieurs stratégies face à l’injonction géopolitique. Beaucoup la refusent totalement, ils et elles ne se positionnent pas en tant que juif, mais en tant qu’autre chose. Beaucoup d’autres encore ont une stratégie contextuelle. Ils ou elles vont tirer leur discours dans un sens sioniste ou antisioniste selon l’interlocuteur en face de qui ils se trouvent, je me trouve souvent dans cette catégorie. Enfin, les derniers moins nombreux choisissent de se soumettre complètement à l’injonction géopolitique. C’est la stratégie des pseudo-décoloniaux. Je les appelle pseudo-décoloniaux parce qu’ils se revendiquent des études décoloniales sans s’y être intéressé. Plusieurs penseurs à l’origine des études décoloniales étaient sionistes, ainsi Enrique Dussel. Ça rentre totalement en contradiction avec ce qu’ils pensent défendre, et ils n’affrontent pas les contradictions. 

Un autre facteur important dans l’équation du « Not in my name », c’est la mémoire de la Shoah. Un slogan qu’on a beaucoup vu chez Jewish Voice for Peace est « mes grands-parents n’ont pas survécu à la Shoah pour qu’Israël commette un génocide à Gaza ». Volontairement ou involontairement, l’identité juive est figée dans un statut de victime éternelle qui n’aurait jamais dû se transformer en bourreau. Devenir un bourreau est encore pire pour une victime, dans ce raisonnement. Je trouve cette idée problématique. Les Juifs ne sont ni des victimes ni des bourreaux, ils sont rien ou tout ça à la fois, comme n’importe quel groupe humain. Cette vision participe à alimenter une attitude de rejet de la culpabilité de la Shoah qu’on observe chez les non-juifs. Pourtant les Juifs ne veulent pas que les non-juifs culpabilisent, ils veulent juste une reconnaissance historique de ce qu’il s’est passé. Il est curieux de constater que le refus de la repentance qui est historiquement la condition de l’alliance des droites est aujourd’hui prôné par les gauches au nom du rejet de l’instrumentalisation de la Shoah par Netanyahou.

Il nous faut pouvoir juger les crimes commis par le gouvernement israélien dans l’absolu, et non pas de manière relative à l’histoire du peuple juif. Peu importe l’histoire du peuple juif, d’une certaine façon, il faut pouvoir juger les faits et les crimes commis à Gaza sans que l’histoire juive ne soit ni une exonération ni une circonstance aggravante. C’est vrai pour les deux camps, la droite israélienne et les détracteurs d’Israël. Le même raisonnement tient aussi pour les crimes commis par le Hamas. Les faits doivent être jugés en tant que tels.

FM : je suis également contre cet usage de la Shoah, autant par Israël que par ses détracteurs. Je constate simplement que, sur cette question israélo-palestinienne, ces notions sont constamment utilisées. On appelle le 7 octobre un pogrom – je ne crois pas que le mot soit pertinent –, on compare Gaza à Auschwitz – là encore, c’est hors de propos. Les Israéliens nazifient les Palestiniens comme les Palestiniens nazifient les Israélien. Toutes ces références saturent. Il faut déconstruire toutes ces instrumentalisations de l’histoire. 

JP : Les détracteurs de « pas en notre nom », dont je ne fais pas partie non plus, disent que le slogan participe de l’assimilation entre Juifs, sionistes et Israéliens. 

Quand on rappelle que Juif, sioniste, Israélien sont des choses différentes, oui, c’est une évidence, ce sont des mots qui désignent des choses différentes. Mais une fois que l’on a dit ça, on n’a pas dit grand-chose. Si « sioniste » veut dire « Israël a le droit d’exister », alors l’écrasante majorité des juifs sont sionistes. Tous les Juifs ne sont pas israéliens, mais ils le sont potentiellement avec la Loi du retour. Il y a chez beaucoup de Juifs dans le monde, lorsque l’antisémitisme fait rage, cette possibilité qui s’allume mentalement. On ne peut s’empêcher d’y penser parce que c’est une possibilité qui nous est offerte. 

Beaucoup disent que l’antisémitisme serait lié à un amalgame entre Juifs, sionistes et Israéliens et je trouve ça très faible. Il y a également l’idée que les responsables de la montée des actes antisémites seraient Israël ou bien les institutions juives, parce qu’elles créeraient la confusion entre Juifs et Israéliens. Ces deux visions sont toxiques, et elles évacuent l’antisémitisme de l’équation.

FM : Oui, imputer l’antisémitisme à la politique israélienne, c’est nier la profondeur de l’antisémitisme.

Mais si je reviens à la question initiale. Pourquoi parle-t-on plus d’Israël que des autres pays ? Parce que c’est vrai qu’on le fait. Ça n’est pas une question d’assignation, on a plein de bonnes raisons d’être concerné par Israël, j’en ai parlé plus haut, c’est un pays que l’on connaît, c’est un pays qui représente quelque chose de bien particulier dans l’éducation juive, ceux qui ont grandi avec l’Hashomer Hatzaïr – ce n’est pas mon cas, mais j’ai connu Israël très jeune aussi – et toutes ces raisons sont liées à notre judéité. Qui n’a pas vu en 1967 cet élan de fierté éprouvée devant cette guerre-éclair, et pourtant ma famille n’était pas particulièrement intéressée par Israël. C’est impossible d’avoir le même rapport à Israël qu’à d’autres pays.

En Israël, un génocide est en train d’être commis, donc même avec ce critère-là, oui, Israël doit m’inquiéter d’abord. 

Avant de te laisser développer, Fabienne, sur la question du génocide, penses-tu que ce slogan « pas en notre nom » peut avoir un effet sur la communauté juive ?  

FM : Je pense que ça n’a aucun effet sur la communauté juive si on se place du point de vue antisioniste. On ne peut pas la convaincre si on n’a pas un minimum d’empathie. Il faut être sincère. Si on veut convaincre des membres de la communauté juive il faut les comprendre. Il faut comprendre leur peur.

On ne travaille pas cette peur en en rajoutant sur la peur existentielle de la destruction d'Israël. 

Que pensez de la comparaison entre « c’est antisémite de demander aux juifs de se prononcer sur Israel » et « c’est islamophobe de se prononcer sur le terrorisme islamiste » ? 

FM : On ne devrait faire cette injonction ni aux Juifs ni aux Musulmans. Mais là aussi, bien que ce ne soit pas, comme pour nous, une réponse à une injonction, j’ai lu après le 7 octobre de très beaux textes de Palestiniens qui exprimaient de l’empathie pour les victimes israéliennes et que ça n’était pas des moyens légitimes de lutte, qu’ils s’en dissociaient. C’est une façon de se désolidariser par rapport à un certain nombre d’actes

Un mot de conclusion, chacun.

JP : Je crois que ma gêne avec le slogan « pas en notre nom » provient du fait qu’il est utilisé par des milieux complètement différents, à la fois par des gens avec qui je suis parfaitement aligné et avec des gens qui participent de la diffusion de l’antisémitisme. En quel nom faut-il parler de ce qui passe en Palestine ? Au nom de la gauche, je ne sais pas vraiment, avec l’état de la gauche français. En tant que juif français c’est très compliqué aussi car beaucoup de Juifs sont dans une forme de déni de la tragédie de ce qui se passe à Gaza, ou pire la justifient. Au nom des droits de l’homme, c’est également assez difficile, parce qu’on a vu dans les organisations gouvernementales ou non gouvernementales autant de positions internationalistes que nationalistes. Certains se sont réjouis des massacres du 7 octobre. Même lorsqu’on a aucune empathie pour les habitants des kibboutzim de la gauche israélienne trucidés ou pour des jeunes torturés dans un festival, il ne fallait pas être un grand expert de la géopolitique pour comprendre que les Palestiniens connaîtraient une vengeance meurtrière de la part du gouvernement et de la société israélienne. Les droits de l’homme ne veulent pas dire la même chose pour eux et pour moi. En quel nom faut-il parler? En tant qu’internationaliste je pense. Ce mot mérite d' être re-politisé et rempli de contenu concret.

FM : comme toi, j’essaie de rattacher ce qui se passe en Israël et Palestine à des questions universelles.

Ce qui est très douloureux, c’est qu’Israël a été une utopie pour beaucoup d’entre nous, même si Israël était dès le départ un fait colonial³, ce projet était en même temps une libération nationale, la réalisation du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, une utopie socialiste. Comment ce qui était une utopie se transforme en dystopie. La société israélienne se transforme, certains disent à raison que c’est devenu une société malade. Ce qui est en train de se dérouler aujourd’hui [NDLR: l’entretien a été mené mi-septembre 2025], c’est un génocide. Si on compare au génocide des Tutsis, il y avait des tas de signes que ça allait se passer, et on a laissé faire. 

La question essentielle pour nous est alors de savoir comment agir, pour ne pas laisser ce processus se poursuivre. À la fois le génocide à Gaza, mais de manière plus générale la façon dont Israël colonise la Cisjordanie et Gaza. Ça fait très longtemps que l’on dénonce la colonisation sans remettre en question l’existence d’Israël dans ses frontières de 1949. Sans que rien ne change. Se pose alors la question des moyens qu’il faut se donner pour prévenir la montée à l’extrême. Ce qui est certain c’est que les Israéliens et les Palestiniens doivent pouvoir vivre dans l’égalité et la justice et in fine, quelles que soient les structures à venir, avec un avenir commun.  


Fabienne Messica est sociologue, membre du Comité National de la Ligue des droits de l'Homme (LDH). Elle l’autrice de nombreux ouvrages sur le féminisme. Elle a par ailleurs été en 2003 la co-autrice avec Tamir Sorek d’un ouvrage  sur les refuzniks, Refuzniks israéliens - Ces soldats qui refusent de combattre en territoires occupés.

Jonas Pardo est directeur de l’association Boussole antiraciste. Il crée et anime des formations à la lutte contre l'antisémitisme auprès de collectifs, d’associations, de syndicats, de médias et de partis politiques. Il a fait partie des fondateurs de Golem. Il est militant syndicaliste et engagé dans le combat contre l’antisémitisme et tous les racismes et a publié avec Samuel Delor le Petit manuel de lutte contre l’antisémitisme aux éditions du Commun.


Notes de bas de page

  1. NDLR : Rony Brauman est pourtant également signataire de cette tribune.

  2. Carl Schmitt (1888 - 1985) est un juriste et philosophe du droit allemand. Il rejoint le parti nazi en 1933 et en est expulsé en 1936. Il théorise la politique comme un lieu d’affrontements entre amis et ennemis. On utilise l’adjectif « schmittien » pour désigner les pensées qui établissent une ligne de démarcation radicale entre les amis et ennemis.

  3. Voir Alexandre Journo, « Israël, fait colonial ? Une lecture de Maxime Rodinson », INRER, février 2024

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