Bealma, un air de révolution séfarade

Avital Cohen / Illustrations Nelly Zagury 4 décembre 2025

Dans le paysage juif français, où les espaces égalitaires sont majoritairement rattachés à des rites ashkénazes, Bealma détonne. Fondée par Avital Cohen, chercheuse passionnée de liturgie, cette communauté émergente propose un espace de prière séfarade, égalitaire et participatif. Dans cet entretien, elle revient sur son parcours personnel et spirituel, la genèse du projet, les défis rencontrés et les rêves portés par cette initiative à la fois fidèle à la tradition et profondément novatrice.

Nelly Zagury, Couronne de Rêves

Pouvez-vous vous présenter et nous parler un peu de votre parcours personnel et spirituel ? Qu’est-ce qui vous a conduite à fonder Bealma ?

Je m’appelle Avital Cohen, j’ai trente ans. Je suis née à Paris, dans une famille de quatre filles. Mes parents sont nés en Tunisie, mais ils n’y ont vécu que très peu de temps. J’ai grandi entre Belleville et le quartier des Olympiades. J’ai fréquenté pendant toute ma scolarité des écoles juives parisiennes dont les classes étaient mixtes, sauf pour l’enseignement religieux et l’éducation physique. 

L’initiative Bealma a pour point de départ un sentiment de colère qui est devenue de plus en plus forte avec les années : dans l’espace non-religieux, la voie ne m’était jamais interdite pour chanter, pour m’exprimer publiquement.

Vers 2017-2018, j’ai commencé à fréquenter les synagogues libérales parisiennes pour trouver des espaces plus inclusifs, mais je mesurais mon dépaysement ; d’abord, parce que les offices suivent en règle générale le rite ashkénaze, mais aussi parce que les siddourim (livres de prières) édités par les mouvements libéraux comprennent des aménagements dont j’ignorais l’histoire et les raisons. 

En 2018, lors d’un premier long séjour en Israël, j’ai découvert des communautés égalitaires qui mettaient en pratique ce dont j’avais rêvé : faire cohabiter un rite traditionnel et une participation quasiment égale entre femmes et hommes. J’y ai appris la lecture de la Torah, puis de la Haftarah. Par la suite, on m’a fourni de nombreuses ressources (des enregistrements audios) pour apprendre à mener des offices. 

Fin 2020, Sophie Goldblum [NDLR : membre du comité de rédaction de Daï] m’a convaincue d’explorer davantage la liturgie séfarade pour m’approprier ce que je connaissais. En même temps que d’autres amies, je me suis formée sur internet, grâce à des ateliers menés en visioconférence depuis le confinement de 2020, en particulier avec Osnat Bensoussan, de la communauté Dégel Yehuda à Jérusalem. À Paris, j’ai aussi pu bénéficier de l’enseignement d’Ariel Danan.

À l’été 2022, la rencontre avec le rabbin Tom Cohen de Kehilat Gesher a été décisive. Je lui ai expliqué mon projet de créer un espace égalitaire et séfarade, sans étiquette, à l’image de ce que j’avais vu à Jérusalem. Dans un premier temps, l’espace de la synagogue de Gesher nous a été prêté pour faire des offices de prières pénitentielles (Selihot) à l’approche des Grandes fêtes de Tichri, d’abord avec Anna Veronese. À l’automne 2023, nous avons organisé un office de Roch Hachana avec Sophie Goldblum et Lior Toledano. Bealma a d’abord existé comme une page Instagram. En 2024, c’est devenu une association dont Sarah Lacombe et Ilya Fellous ont rejoint le Bureau.

Mikvé

Naissance et mission de Bealma

Quelle est la vision fondatrice, les principes clés, de la communauté ?

Chaque membre de Bealma aurait une réponse différente, je pense ! Mais ce qui m’a importé le plus était de faire du minyan un outil pour se réapproprier l’espace et les pratiques associées à la liturgie juive. Nous avons défini les règles au fur et à mesure de nos rencontres, en insistant sur l’inclusivité de tous les publics, sans mehitza (cloison qui sépare les hommes et les femmes dans les synagogues orthodoxes). Nous sommes aussi très attachés à encourager les personnes qui fréquentent le minyan à y prendre une part active, par exemple pour prendre en charge la lecture de la Torah¹, ou du Rouleau d’Esther à Pourim. Nous avons mis en place des ateliers pour répéter les Selihot, donné des cours particuliers pour apprendre la cantillation, et développé un site Internet qui guide l’apprentissage de ces pratiques liturgiques.

Quelles expériences ou absences avez-vous ressenties dans le paysage juif français qui vous ont donné envie de créer un espace nouveau ?

Ces dernières années, nous avions l’occasion de mettre en pratique nos connaissances dans des espaces participatifs, mais nous avons longtemps manqué d’autonomie car ces espaces n’autorisaient pas les femmes à compter dans le minyan et à prendre en charge les parties obligatoires de la prière. C’était un plafond de verre très injuste : les femmes doivent se former relativement tard, elles s’investissent énormément, mais on ne les autorisait pas à vivre pleinement l’expérience de l’officiante. Pour cela, il fallait créer un nouvel espace. 

Que signifie le nom Bealma

« Bealma » est une expression talmudique qui veut dire littéralement « dans le monde » ; c’est une locution qui s’emploie pour parler de quelque chose d’habituel ou de plus naturel. Pour un minyan égalitaire, c’est une manière de formuler une utopie : c’est une proposition pour faire en sorte que la manière dont on inclut les femmes dans les espaces collectifs soit plus naturelle, plus harmonieuse. Si l’on analyse la racine ˁlm, le mot peut aussi désigner la jeunesse et le courage : une belle ambition pour notre initiative !


Qu’est-ce que la rencontre de l'égalité et de l'inclusion avec la tradition liturgique sefarade fait au rituel, à la prière? 

Je crois que la tradition liturgique séfarade est un peu malmenée aujourd’hui : les gens éprouvent beaucoup de nostalgie et de tendresse pour les airs qu’ils connaissent, mais l’on se plaint beaucoup de l’officiant qui en fait « trop » ; il y a aussi des officiants qui se plaignent de la charge que cela représente pour eux. L’inclusion et l’égalité donnent un peu de fraîcheur à cette pratique, et l’on rencontre aussi des femmes et des hommes qui ont des pratiques musicales riches, ou des intérêts pour la poésie hébraïque. 


Comment se vit la mixité ou l’égalité dans les temps de prière, les lectures, la direction du culte ?

Nous avons abandonné l’idée de la séparation physique entre les femmes et les hommes et créé un espace à l'image de la communauté qu’on souhaite créer, uni, où chacun et chacune peut se voir, se reconnaître. Pour l’instant, nous avons beaucoup d’officiantes, parce que les hommes qui fréquentent nos offices ne sont pas encore versés dans la pratique de la liturgie, et parce que les femmes qui viennent chez nous sont justement celles qui ne trouvent pas leur place ailleurs et qui souhaitent se faire entendre. Mais j’espère que cela changera ! 

Quelles activités en dehors des temps de prières partagées ? Pourquoi cela a du sens de faire autre chose que prier ensemble, comment ça s'inscrit dans le projet et les objectifs de Bealma ?

Nous avons lancé des projections de documentaires et de fictions autour des mondes séfarades, ainsi que des conférences historiques sur l’histoire des Juifs d’Afrique du Nord présentées par Ilya Fellous. Ces activités sont très importantes parce qu’elles permettent de construire une communauté où les talents des membres sont représentés dans leur diversité, et où la discussion est plus ouverte.


Communauté et transmission

Qui compose la communauté aujourd’hui ? Quel est le profil des personnes qui vous rejoignent ? Comment Bealma travaille-t-elle à la transmission des traditions séfarades à ses fidèles ?

Bealma se compose d’un public principalement jeune (25-34 ans), bien que toutes les tranches d’âge y soient représentées. Un équilibre entre les participants femmes et hommes s’établit progressivement. Du point de vue de la culture religieuse, les profils sont assez divers ; certains sont familiers des synagogues libérales, mais aspirent à retrouver la liturgie séfarade ; pour d’autres, l’expérience de la mixité est nouvelle.

Quel est votre rapport à la mémoire familiale, aux racines maghrébines ou orientales dans ce projet ?

J’ai tendance à dire que ce projet est (un peu) une liturgie de laboratoire, car je pratique beaucoup la hazanout marocaine alors que les synagogues que je fréquentais pendant mon enfance étaient aussi tunisiennes. Récemment, j’ai eu la chance d’étudier avec un élève la lecture de la Torah tunisienne, mais en dehors de ces occasions cet héritage m’est peu accessible. 

Chicha Arc-en-ciel

Positionnement dans le paysage juif

Quelles sont vos inspirations? Quelle relation Bealma entretient-elle avec d’autres institutions juives en France ou à l’étranger ? 

Nous avons pour inspiration des initiatives qui ne sont pas institutionnelles, des groupes de prière qui existent en Israël et que j’ai fréquentés pendant mes années de doctorat, en particulier la communauté de Hakhel, dans le quartier de Bakaa, à Jérusalem, et Dégel Yehuda, le premier minyan sefarade égalitaire


Comment pensez-vous que Bealma est perçue par les institutions juives, par le monde traditionnel, par le monde progressiste? 

Malheureusement, les contacts avec le judaïsme traditionnel sont faibles. Les échanges sont pour l’essentiel interpersonnels et individuels ; mais ce sont souvent des encouragements !


Vision pour l’avenir

Quels sont vos rêves ou projets pour les années à venir ? Quels sont les challenges de Bealma?

J’espère que d’ici quelques années, nous pourrons ouvrir un minyan plus régulier et que l’on pourra devenir une synagogue de proximité. Mon rêve serait que le groupe soit disponible pour des offices de semaine car cette expérience collective, qui s’inscrit dans le quotidien, m’avait beaucoup apporté lorsque je l’avais vécue à Jérusalem. Cela permettrait aussi de mettre en valeur d’autres pratiques associées à la pratique de la prière mais que les femmes ont peu d’occasions d’investir, comme la mise des tefilin ou à un entraînement à des lectures brèves de la Torah.


Avital Cohen est agrégée de lettres classiques, docteure de Sorbonne Université et de l’Université hébraïque de Jérusalem. Sa thèse porte sur l’histoire littéraire du livre de Jérémie. Avital est passionnée de hazanout, qu’elle étudie et enseigne à Paris et en ligne.


Formée à la HEAR – Strasbourg et la HEAD – Genève, Nelly Zagury explore le lien intemporel entre féminité et ornement. Inspirée par les cultures antiques, méditerranéennes et orientales, elle crée des récits visuels qui mêlent rêve, sacré et surréalisme. Elle enseigne l’histoire de l’art du bijou et le dessin technique à laHaute École de Joaillerie. On peut retrouver son travail à cette adresse.


Notes de bas de page

  1.  Lors des offices de chabbat, de yom tov (fête) et en semaine, les lundis et jeudis, une section de la Torah est lue. Lire la Torah signifie ici en faire une lecture cantillée pour l’assemblée. Ce rôle échoit parfois à l’officiant, mais peut être assuré par n’importe quel fidèle de l’assemblée qui a préparé la cantillation de la section hebdomadaire.

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