La raison pour religion
Réflexions sur la liturgie sépharade
Rav Eiran Davies / traduction : Sophie Goldblum / illustrations : Léo Nataf • 4 décembre 2025
Dans un monde qui semble opposer raison et foi, le rav Eiran Davies propose une troisième voie. À travers l'analyse minutieuse de la liturgie de Kippour et du célèbre Unetane Tokef, il démontre que la prière juive – et en particulier la liturgie sépharade – loin d'être un appel mystique au surnaturel, constitue une démarche profondément rationnelle. Une réflexion audacieuse sur la nécessité de réconcilier religion et rationalité pour affronter les défis du XXIe siècle.
Notre monde est pris dans l'étau d'une fausse dichotomie opposant la religion à la rationalité.
Nous en sommes venus à définir le domaine de la foi religieuse comme transcendante, pour ne pas dire mystique, et échappant par là aux exigences de la raison et de la pensée rationnelle.
Quel désastre ! Nous voila désormais dans un monde où coexistent deux types de personnes : les religieux et les laïcs. D'un côté, les laïcs, qui se moquent ouvertement de l'évidente stupidité des religieux ; s'étonnent de leur crédulité. Le laïc ne cherche plus, comme ce fut un temps le cas, de feindre la jalousie, prétendant que son vœu le plus cher serait de posséder cette foi simple qui lui permettrait de prier et garder espoir. Hélas, il ne peut pas retrouver cette naïveté, il a été éclairé par la connaissance de l'inexistence de Dieu. Les religieux,de leur côté, méprisent les laïcs et leur ignorance têtue, leur refus obstiné d'ouvrir leur cœur à une expérience de proximité avec le divin.
Une chose, cependant, les met d’accord. La définition de la foi religieuse comme irrationalité leur convient parfaitement à tous les deux. Ou du moins cette définition leur convient-t-elle tant qu'ils souhaitent continuer à habiter des univers séparés.
Un côté brandit la pensée rationnelle et la science comme référence de l'objectivité et de la vérité, convaincu que la religion est au mieux naïve, au pire sinistre et néfaste. L'autre côté brandit l'autorité divine telle que révélée par les écritures et incarnée par de grands hommes comme justification de toutes choses.
La prière alors, dans cette dystopie, ne peut être que les obscures divagations de primitifs délirants, ou, selon la seconde école, le seul chemin vers la communion avec le divin.
Sauf que pour nous, Juifs, ce n’est pas ça, la prière.
Ce que nous appelons prière dans notre tradition est exclusivement la Shemoneh Esre - plus connue sous le nom de la Amida, la prière qu’on effectue debout — une collection de berachot (Bénédictions) qui expriment un espoir fervent et une confiance dans le retour du service au Temple.
Bien que les Rabbins désignent la Shemoneh Esre, la Amida, comme des bakashot — des requêtes, un examen de leur contenu montre qu'elles prennent plutôt la forme de reconnaissances. Reconnaissance du pouvoir ultime de Dieu d'accorder ce retour, et impliquées par la progression logique des berachot de la Amida, que les conditions préalables requises pour ce retour dépendent de nos propres actions matérielles. Elles se caractérisent par le rappel que nous devons nous-mêmes construire une société digne du Temple, et qui place la Torah et les mitzvoth en son centre.
Il s'agit là d'une quête entièrement rationnelle.
Mais Dieu, le destinataire de ces propos, n’est-il pas, en soi, une proposition irrationnelle? Si l'on reconfigure la compréhension du terme Dieu, la prière telle que nous la pratiquons devient rapidement une stratégie très sensée et bien pensée pour atteindre ses deux objectifs. À savoir, permettre à la prière de servir de remplacement temporaire au service du Temple, et simultanément, servir de rappel quotidien dans l'esprit de chaque Juif que le pouvoir de Dieu est reconnu sans abdication de la responsabilité humaine.
Et ici, nous arrivons à l'affirmation audacieuse que la prière, telle que comprise dans le rite sépharade, est bien le point de rencontre entre la rationalité et la foi.
Le vingt et unième siècle, dans son premier quart, nous a déjà confrontés à un énorme défi. Les avancées technologiques de notre époque n'ont pas été réalisées par un appel à un divin mystique. Ce que l'individu religieux et l'individu laïc peuvent considérer comme inspiration divine ne ressemble normalement pas à des schémas de circuits ou à des lignes de code. Et pourtant, ce sont ces choses qui construisent notre sens de la réalité aujourd'hui, et qui ont un pouvoir de plus en plus réel sur nous.
Pour l'individu religieux, cette dissonance cognitive pourrait bientôt s'avérer insoutenable. Pour l'individu laïc, un déni du pouvoir de Dieu conduira sûrement à un dédain arrogant et à l'hubris.
Une réconciliation du religieux et du rationnel est notre seul espoir, et il s’incarne dans une acception rationnelle de la prière.
Et si je me fais ici le chantre de mon propre minhag, de ma propre tradition, laissez-moi tenter de vous convaincre de son bien fondé. La liturgie avec laquelle j'ai grandi est exactement cela. Rationnelle, raisonnée, non essentiellement mystique.
Bien que nous puissions trouver des exemples à travers toute la liturgie, c'est dans le service de Kippour que l'on peut trouver la distinction la plus claire. Le plus évident de ceux-ci étant, du moins à mes yeux, le passage appelé Unetaneh Tokef. Entièrement absent de la liturgie sépharade occidentale, il est pour de nombreux Ashkénazes peut-être le point culminant de leur expérience synagogale de cette fête attendue et redoutée, et constitue, je pense, un marqueur d'une certaine différence d'attitude.
Il y a un sentiment pour le lecteur que, à ce moment précis, nous devons supplier le Seigneur par notre prière, et si nous le faisons avec une ferveur véritable, les cieux eux-mêmes se déchireront et Dieu aura pitié de nous et de l'état bien malheureux dans lequel nous nous trouvons, nous pardonnera nos péchés et déchirera le décret contre nous.
Je dis que non.
Mais revenons en arrière. La légende derrière la composition de ce poème liturgique est la suivante. Un soir, le fantôme du Rabbin Amnon de Mayence, grand sage qui avait été horriblement torturé par un certain évêque, apparut dans un songe au Rabbin Kalonymos ben Meshullam, et cela, quelques jours après sa mort, pour lui enseigner ce piyyut. Loin de moi un quelconque désir de dénigrer ou de ridiculiser mes coreligionnaires ashkénazes, mais notons, avant d’en examiner le contenu, le caractère pour le moins mystique de cette partie de la liturgie.
Le contenu de l’Unetaneh Tokef se résume à une mise en scène du Jour du Jugement dans les termes les plus dramatiques, soulignant pour le lecteur que l’expérience qui lui est proposée est d’une intensité pleinement réelle et se déploie sous ses yeux. C’est aujourd'hui que se décide Qui vivra et qui mourra, qui par le feu, et qui par l'eau. Le livre des comptes célestes dans lequel les actes des hommes ont été enregistrés a été écrit, et sera bientôt scellé.
La prière culmine dans la phrase suivante :
וּתְשׁוּבָה וּתְפִלָּה וּצְדָקָה מַעֲבִירִין אֶת רעַ הַגְּזֵרָה
La techouva (repentir), la tefila (prière) et la tzedaka (charité) peuvent renverser le mal du décret. Souvent dans le Machzor, imprimé à côté des mots repentir, prière et tzedaka se trouvent les mots jeûne, voix et argent, indiquant que l'on devrait avoir l'intention de dédier ces actes au but de renverser le décret contre nous.
En d'autres termes, que l'exécution de ces trois actions causera théoriquement un changement dans notre destin. Que par le mérite de prier, de donner de l'argent ou de jeûner, un désastre inconnu sera évité. Que nos actions peuvent forcer Dieu à faire ce que nous voulons.
Le seul problème est que ce n'était pas du tout l'intention de l'auteur de ce piyyut. Il a pris comme source pour la phrase extraite du midrash Bereshit Rabba 44:12, où nous trouvons la déclaration :
רַבִּי יוּדָן בְּשֵׁם רַבִּי אֶלְעָזָר אָמַר שְׁלשָׁה דְבָרִים מְבַטְּלִים גְּזֵרוֹת רָעוֹת, וְאֵלּוּ הֵם, תְּפִלָּה וּצְדָקָה וּתְשׁוּבָה
« Rabbi Yudan a dit au nom de Rabbi Elazar : « Trois choses annulent les décrets négatifs, et ce sont la prière, la tsédaka et le repentir » ».
Mais remarquez, le piyut ajuste le langage, au lieu de dire :
וּתְשׁוּבָה וּתְפִלָּה וּצְדָקָה מַעֲבִירִין אֶת הַגְּזֵרָה הרעה
« Et le repentir, la prière et la tsédaka renversent le décret mauvais » Il écrit qu'ils renversent le mal du décret.
Il s'agit en fait d'une relecture brillante et rationnelle de la source midrashique. Ce n'est pas que nos actions changent le jugement de Dieu sur nous, mais plutôt que les actions de repentir, de prière et de tsédaka changent le contexte de notre expérience, et nous amènent à comprendre les expériences négatives dans nos propres vies sous un jour entièrement différent, et provoquent en nous le potentiel d'une acceptation radicale des moments dans nos vies qui pourraient autrement être ressentis comme des décrets mauvais.
Alors, pourquoi donc, si Unetane Tokef est une prière si rationnelle et non mystique, les Rabbins sépharades l'ont-ils omise ? Surtout considérant que les Marocains l'incluent comme préambule au moussaf, et que certains Italiens la disent également.
Bien sûr, il y a un instinct général de ne jamais inclure de nouveaux passages dans la liturgie, et cela pour une bonne raison : après un potentiel ajout, il devient quasi impossible de retrancher quoi que ce soit, cela amenant à une inflation liturgique infinie. Néanmoins, je soutiendrais qu'elle n'a pas été incluse, puisqu'elle donne constamment aux gens l'impression qu'ils peuvent effectivement changer leur destin par ces actes quasi magiques.C'est cette idée que nos Rabbins cherchent constamment à décourager.
Rav Ovadia par exemple a expliqué que la récitation du kaddish ne transfère pas par magie un mérite à un parent décédé, mais plutôt que lorsqu'un enfant honore et pleure son parent, rappelant à tous qu’il ou elle doit son existence au disparu.e, il y a dans cet acte même la démonstration du mérite qui revient à celui ou celle qui n’est plus.
Que l'on prie avec les Sépharades ou les Ashkénazes, c'est l'attitude que la structure et le contenu de la liturgie espagnole et portugaise incarnent qui m'a appris comment prier même quand je doute du pouvoir mystique de la prière.
Le Rav Eiran Davies a étudié pour le rabbinat au Judith Lady Montefiore College à Ramsgate, le programme rabbinique de la communauté des Juifs espagnols et portugais de Londres, en Angleterre. Par la suite, il a poursuivi ses études dans diverses institutions en Israël, notamment à la Yeshivat Hamivtar à Efrat, au Midrash Sephardi à Jérusalem et au programme de bourses rabbiniques Straus-Amiel. De retour au Royaume-Uni, il a travaillé sur plusieurs projets novateurs au sein de la communauté juive, parmi lesquels Grassroots Jews, un espace non confessionnel pour Roch Hachana et Yom Kippour, Bee the Change, une initiative encourageant les Juifs des villes à devenir apiculteurs, et il a été l’un des partenaires fondateurs de Ruchot, un café communautaire casher végétarien.
Artiste Plasticien, né en 1994 à Paris, Léo Nataf est Diplômé de l’école d’art Saint Martins à Londres, il vit et travaille à Saint-Denis. Passionné d’anthropologie, sa démarche est rythmée par des aller-retour entre
sa propre culture et celles des autres, entre histoires individuelles et Histoire collective. On peut retrouver son travail à cette adresse.