#5 : Explorer les marges
L’idée de ce numéro était simple en apparence : définir ce qui constitue les centres de la judéité, interroger les forces centripètes qui poussent les idées et les individus aux marges du groupe, dans les confins de l'impensé. Pourtant, à l’heure du bouclage, force est de constater que la plupart des articles que nous publions ici traitent des marges : celles des identités, des appartenances, des géographies, des récits.
Les marges dévoilent les mécanismes historiques d’affirmation et de légitimation du centre en tant que centre. Grande est alors la tentation de se complaire dans une posture de marginal, de prophète dénigré. Ce serait oublier tout ce que la marge doit au centre…. Alors, explorer les marges, oui ; mais pour mieux interroger la judéité et voir comment le centre s’y dessine, vacille et toujours, nous échappe.
Entre fidélité à la tradition et ouverture au monde, deux manières d’habiter le judaïsme semblent aujourd’hui s’opposer : celle des « Juifs du dedans » et celle des « Juifs du dehors ». Dans ce texte à la fois critique et nuancé, Eli Amozeg interroge les clivages intellectuels qui traversent le judaïsme contemporain. À travers une réflexion riche en références, il explore les tensions entre transmission et création, enracinement et mobilité, pour poser une question essentielle : peut-on encore faire tenir ensemble ces polarités?
Il faut parfois quitter la ville pour commencer à penser. C’est dans les forêts, les décharges, les ruelles oubliées et les marges du texte qu’on entend les murmures les plus clairs. Ici, la marge n’est pas seulement périphérique : elle est un espace d’invention, un lieu de contre-lecture.
Que sait-on de la marge ? Cet « espace vierge laissé entre le pourtour de ce qui est imprimé et le bord de la page ». Le philosophe et talmudiste Emmanuel Bonamy nous invite à une lecture talmudique pour arpenter avec lui quelques pages. Un cadavre est retrouvé en bord de route. Le Talmud se saisit de ce fait divers : que faire d’un mort sans meurtrier, d’une violence sans auteur ? Comment rendre justice quand le centre, ville, État, Loi n’a pas su protéger ? Cette scène d’homicide involontaire devient pour l’auteur un prisme où se croisent topologie urbaine et topologie juridique.
Par l’heureux hasard d’un détour hors de la ville, nous avons croisé un juif des champs, une figure improbable qui nous amène à repenser nos représentations de l’espace juif… Mais à trop se perdre dans les chemins sinueux, nous sommes tombés sur un os, tout un cadavre même, que la Bible veut venger. C'est en partant de ce meurtre hors champ que le Talmud construit un paradigme pour penser le soin à apporter à ceux que la société laisse à la marge. Deuxième lecture talmudique dans ce numéro, de Sophie Goldblum.
À partir d’un tout autre prisme, le sociologue Ashley Mayer-Thibault propose une lecture à la fois intime et sociologique d’un récit que certains voudraient déjà refermer : celui du franco-judaïsme. Remontant le fil de l’ascension sociale des Juifs sépharades en France, il démystifie la droitisation de la communauté pour en interroger les conditions historiques et sociales. Répondant aux débats qui animent les pages de nos collègues de la revue K, Ashley Mayer-Thibault, loin de sonner l’alarme d’une prétendue « fin » ou crise de le la judéité en France, jette un regard lucide sur l’impératif de fidélité qui préside à cette ascension sociale. Quant à Johanna Colette Lemler, elle propose une traversée du monde juif français, la sienne, de Pont-à-Mousson à Paris, un cheminement dans les espaces interstitiels desquels elle a fait émerger une voix singulière juive féministe.
C’est aussi depuis cette prisme sociologique qu’Alexandre Journo relit deux célèbres affaires israéliennes : Rufeisen et Shalit. Là où l’État-nation tente de définir une « identité juive » en droit positif, il révèle surtout ses tensions internes. Qui est juif ? Une question qu’on croyait juridique devient tout à coup existentielle, historique, politique. Le centre chancelle : la norme, elle aussi, vacille.
Dans ce vacillement, Spinoza trace sa voie, non par rejet du judaïsme mais par amour de la philosophie. À ses yeux, la liberté consiste, concernant l’Écriture, à n’user que de la raison pour la lire et la comprendre¹. C’est ce que nous explique Rivka DLB, en présentant la méthode d’interprétation de l’excommunié d’Amsterdam, annonçant la méthode historico-critique.
Cette méthode, Elie Beressi la fait sienne pour nous raconter l’histoire du peuple d’Israël en marge de la Torah, un judaïsme ancien, hybride et indompté continue de hanter la mémoire biblique - survivance d’un lien au sacré que les monothéistes intransigeants n’ont pas entièrement su faire taire.
Avant le centre, précédant la marge, se pose la question de l’origine. Au travers d’une enquête recueillant témoignages individuels et propos de rabbins de différentes sensibilités religieuses, Ève Toledano et Helena Muzi Cohen analysent le principe de patrilinéarité dans le judaïsme. Tout en retraçant l’histoire d’une transmission juridiquement asymétrique, elles interrogent sa pertinence actuelle.
En rythmique, on préfère souvent ne pas marcher sur deux pieds. Déséquilibrer la forme pour la renforcer. Sans vous proposer d’alexandrins, nous vous invitons à appréhender de façon sensible ce dialogue entre centre(s) et marge(s) à travers les contributions d’Oriane Taïeb, Haïm et Raphaël Setty, dans une nouvelle rubrique poétique et littéraire.
Enfin, comment ne pas évoquer l’actualité tragique à Gaza ? Depuis notre dernier numéro, le fragile cessez-le-feu a été rompu à Gaza le 18 mars, et la guerre menée par le gouvernement israélien s’est fixée comme but odieux un nettoyage ethnique. L’aide alimentaire a été interrompue pendant de nombreuses semaines avant d’être rétablie sous l’égide du GHF, conduisant chaque semaine à de nouveaux morts palestiniens. La rabbin Bitya Rozen-Goldberg, en convoquant la tradition juive et la morale la plus élémentaire, se demande ce qu’il reste de notre humanité quand nous refusons sciemment de nourrir ceux qui ont faim.
Spinoza entend interpréter l’Écriture à partir de l’Écriture, de la même façon que la nature est interprétée par la nature.