La moussaka de Mangeclous
Lola Zerbib-Kahanne (texte, photos et illustrations) • 4 décembre 2025
Albert Cohen est probablement le plus grand écrivain sépharade de langue française, il est aussi un des archivistes de la cuisine juive sépharade. Pour son retour dans les colonnes de Daï, Lola Zerbib-Kahanne a choisi de mettre à l’honneur la cuisine de Mangeclous, sa boutargue, ses calamars frits – qu’à dieu ne plaise –, ses œufs durs, son cou d’oie farci, ses oignons frits et « saucisses de bœuf garanties de stricte observance et véritables chéries », des mets plus gourmands que les Homard Thermidor, Ris de veau princesse et Bécassines sur canapé d’Adrien Deume.
« Un sourire humble sur ses épaisses lèvres huileuses, elle tenait des deux mains un grand plat de cuivre sur lequel la viande hachée était entourée d'aubergines, de tomates et d'oignons, le tout coquettement présenté, mais non cuit » — Les Valeureux, Albert Cohen (ch. VI)
En 1972 et à l'âge de 77 ans, Albert Cohen publie Ô vous, frères humains. Ce texte raconte sa première rencontre de l’antisémitisme, à l’âge de 10 ans, quand un camelot le traite de « youpin ». Albert Cohen publie ce récit autobiographique dans un but, inscrit au chapitre III : « Si ce livre pouvait changer un seul haïsseur, mon frère en la mort, je n'aurais pas écrit en vain », mais on peut aussi y trouver une autre clé, expliquer la place que revêt la cuisine dans ses œuvres.
Avant l’incident, ce petit garçon né à Corfou et exilé à Marseille aspire dans ses rêves à l'assimilation par l’estomac :
« Un peu de bonheur encore, et me raconter maintenant Viviane, mon grand amour qui commença au début de ma neuvième année et qui dura jusqu'au jour du camelot. Après, je n'eus plus le cœur de revoir ma Viviane car je sus désormais qu'elle ne pouvait pas m'aimer, que j'étais un méchant et un vilain, mauvais comme la gale. Mais avant le jour de la haine découverte et pendant de longs mois, tous les soirs, avant de m'endormir, je mettais les couvertures sur ma tête et, bien enfoui et rencogné dans le lit, tout seul avec moi-même et en grand secret, souriant de délice et les yeux fermés, c'était la merveilleuse histoire de Viviane que je me narrais longuement, mon premier roman, avec tous les détails, toujours les mêmes, minutieusement arrangés. Viviane n'existait pas pour de vrai, mais elle était ma bien-aimée.
En cette histoire qu'en ma neuvième année je m'étais inventée, un tremblement de terre à Marseille m'avait censément fait faire la connaissance de Viviane, la plus belle fillette du monde. Elle avait le même âge que moi, des jambes admirables et de courtes chaussettes. Ce tremblement de terre, dont nous étions les seuls rescapés, nous avait providentiellement réunis dans la cave d'une maison de riches. Éclairée par des bougies et ennoblie de tapis, cette cave était munie d'une source d'eau pure, de tous les livres des grands écrivains français et de provisions délicieuses, telles que biscuits marins, conserves, marrons glacés, fruits confits, nougats, truffes au chocolat. De quoi être heureux. »
– Ô vous, frères humains, ch. XXIII.
Puis, le camelot ramena Albert à sa condition d’enfant juif, et comme les enfants prennent les paroles d’adultes pour des vérités, il se flagella. En déambulant dans les rues de Marseille il essaye de gérer sa peur, sa colère et ses hontes, et la nourriture refait surface au chapitre L :
« Des arachides grillées. J'en achetais pour avoir une compagnie. On va vous manger, mes petites copines, dis-je aux arachides que l'Algérien avait mises directement dans ma poche et que je remuais autoritairement avec ma main dans leur prison, heureux de les sentir sous mes ordres, d'être leur maître. L'empereur des arachides, proclamai-je. Leur empereur, mais aussi leur frère, rectifiai-je, l'index levé. Oui, les arachides étaient mes petites sœurs, mes sœurs juives, et c'était bon de vivre avec elles, de n'être pas seul, de les aimer.
Je me consolais en mangeant des arachides et en me regardant, veule dans la glace d'une vitrine, les mâcher tristement, ces arachides, mon pâteux réconfort, ma fréquentation, mes seules amies en ce monde. Je me regardais, avili par le petit bonheur triste de la nourriture solitaire, avec dans la bouche la boue des arachides mâchées, leur saveur basse. Les juifs aiment les arachides parce que les arachides aiment les juifs, proclamai-je idiotement. On n'est pas spirituel quand on souffre.
Je puisais lentement dans ma poche, pour avoir longtemps à manger des arachides, longtemps à les aimer et à en être aimé. Les isolés aiment manger parce que manger est de l'amour, une pauvre sorte d'amour, et recouvre le malheur. »
Dans ces extraits, on aperçoit l’essence des deux grands personnages des romans d’Albert Cohen : le jeune et beau Solal des Solal, juif assimilé devenu sous-secrétaire général à la Société des Nations, séducteur d’Ariane et dont les croyances sur l’amour devrait alerter tout bon·ne psychologue ; et Mangeclous faux avocat et beau parleur, juif de Céphalonie à l’identité séfarade bien imprégnée, apaisant son mal-être par l’assiette et vouant un amour démesuré à la boutargue.
La trajectoire de la vie d’Albert Cohen a plutôt suivi celle de Solal, mais au fond de lui sommeillait sûrement un Mangeclous, un Juif de Grèce qui n’avait de cesse de penser aux richesses culinaires de sa méditerranée natale. Un homme qui toute sa vie pensera au langage d’amour de sa mère : la cuisine, le son d’une cuillère en bois qui tapote le bord d’une marmite. Ainsi, la nourriture s’invite partout dans ses romans, au point d’en devenir un objet d’étude pour la docteure en littérature Claudine Nacache-Ruimi ou le sujet d’un livre de cuisine explorant toutes les recettes judéo-balkaniques mentionnées dans ses œuvres chez l'historien Henri Béhar.
Alors, pour ce numéro sur les séphardités, et afin d’éviter les guerres intestines entre nos lecteur·ices originaires du Maghreb qui pourraient nous reprocher de mettre en avant un plat marocain plutôt que tunisien, penchons-nous sur une recette fictionnée, créée par Mangeclous : la moussaka.
Certes, la moussaka est une recette réelle, mais il ne vous échappera pas qu’avec sa viande hachée mêlée à de la béchamel, elle n’est nullement casher. Les Juif·ves de Grèce remplacent en général le lait par du bouillon de poulet pour réaliser ce plat gratiné, cuit au four. Mangeclous lui en fait une variation sautée à la marmite qui ne ressemble en rien à un gratin. La recette apparaît au chapitre VI du roman Les Valeureux, un moment du récit où l’on apprend encore à faire connaissance avec Mangeclous et les membres de sa famille. Le tableau est drôle, savoureux et permet de comprendre que ses enfants sont aussi gourmands et filous que lui. C’est aussi le seul passage de l'œuvre où la recette du plat est suffisamment détaillée pour être reproduite.
Alors, certes, nous avons pris des libertés en changeant quelques ingrédients et proportions pour rendre ce plat un peu plus digeste, mais ce n’est pas le personnage d’un faux avocat affabulateur qui nous en voudra.
Notre itération a remplacé le « kilo de mouton » par un haché végétal et nous avons quelque peu réduit les doses. Douze aubergines, six tomates et six oignons, ça nous semblait ambitieux pour ce qui est présenté comme une recette de petit-déjeuner pour un père et ses deux fils (même si nous ne doutons pas de l’appétit dévorant de Moïse Lénine Mussolini¹, 5 ans). Place à la cuisine.
La moussaka de Mangeclous
Recette végétalienne – 1h environ – pour 4 à 6 personnes
Les ingrédients
Pour le haché végétal :
120 g de protéines de soja déshydratées (petites ou grosses) ;
2 feuilles de laurier ;
6 clous de girofle ;
1 cuillère à café de paprika ;
½ cuillère à café de sumac ;
2 cuillères à café de gros sel ;
1 cuillère à café de levure maltée.
Pour le reste de la recette :
2 aubergines ;
3 oignons (jaunes ou rouges) ;
6 tomates ;
2 cuillères à café d’origan ;
huile d’olive ;
sel ;
poivre ;
1 citron.
Commencez par préparer le haché végétal (ou procurez-vous un kilo de mouton haché pour 20 drachmes comme Rébecca). Faites gonfler les protéines de soja dans 50 à 60 cl d’eau frémissante pendant 15 minutes avec le laurier, les clous de girofle, le sumac, le paprika et le sel. Égouttez le tout, et ôtez le laurier et les clous de girofle du mélange. Assaisonnez avec la levure maltée (cela donnera un goût d’umami à l’ensemble, pour leurrer au mieux la viande). Si vous utilisez des protéines de soja plutôt grosses, vous pouvez hacher le tout au blender pour un effet viande hachée des plus réussis.
« Voici, l'heure est venue de vous initier à la moussaka qui est mets de roi. Suivez-moi donc bien en mes préparatifs afin qu'en votre âge adulte et devenus riches à l'extrême limite de la richesse, vous puissiez à votre tour vous préparer votre breakfast matinal. Je vous permets même de quitter votre altitude et d'atterrir auprès de moi afin de mieux apprendre et comprendre.
Fortement observé par les deux petits promptement descendus, il versa libéralement de l'huile dans la marmite déjà posée sur le fourneau. Sifflotant de délicieuse attente et très à son affaire, il coupa ensuite avec une dextérité étonnante six tomates, six oignons et douze aubergines, jeta le tout dans la poêle fumante, ajouta le mouton haché, s'essuya les mains à sa redingote qu'il ôta ensuite car il avait chaud. Torse nu, il poivra et sala puis remua et tapota, humant fort et fredonnant gras. » — Les Valeureux, Albert Cohen (ch. VI)
Place aux légumes. Que Mangeclous nous pardonne, nous apportons ici une petite sophistication à la préparation des aubergines. Préchauffez votre four à 180°C, détaillez les aubergines en dés et placez-les sur une plaque de cuisson chemisée de papier sulfurisé. Couvrez d’un filet d’huile d’olive, d’origan et de sel. Mélangez pour bien répartir l’assaisonnement et enfournez 20 minutes, le temps de préparer les oignons.
Coupez avec dextérité les oignons en petits dés et faites-les revenir dans une sauteuse avec de l’huile d’olive pendant 20 minutes, jusqu’à ce qu’ils commencent à caraméliser. Pendant qu’ils reviennent découper les tomates en petits dés également.
Quand les oignons sont colorés, ajoutez dans la sauteuse le haché végétal et faites le cuire quelques minutes en le mélangeant aux oignons avant d'ajouter les aubergines et les tomates. Mélangez, tapotez, remuez et laissez compoter 20 à 30 minutes. Testez, salez et poivrez en conséquence.
« — Voilà, messieurs, notre moussaka est à point, annonça Mangeclous une demi-heure plus tard, après avoir goûté. La laisser plus longtemps sur le feu lui serait funeste. Retirons donc cette marmite. Maintenant ces trois œufs battus, vous voyez, mes adorés, je les ajoute afin de donner du suave à l'ensemble, puis je presse ce citron pour l'enchantement de la langue qui en sera délicieusement picotée. Voilà qui est fait, et je vais manger! Vous pouvez vous approcher, mes chéris et bonbons, et même sentir si tel est votre désir et souhait. Dites, minuscules de mon cœur, n'est-ce pas une merveille que cette moussaka ? Mange-moi ! semble-t-elle crier, ne trouvez-vous pas ? » — Les Valeureux, Albert Cohen (ch. VI)
Avant de vous livrer cette recette, nous avons essayé d’ajouter de l'œuf battu comme le suggère notre héros, mais il se trouve que que nous n’avons pas adhéré à l’idée. Par contre, nous approuvons l’ajout de citron sur l’ensemble, votre moussaka façon Mangeclous est prête, bon appétit !
Lola Zerbib-Kahanne est designer et autrice. Avec Salive, elle propose des « micro-voyages gustatifs » dans Paris, une nouvelle façon de découvrir des spécialités culinaires et d’aller à la rencontre de l’autre le temps d’une balade gastronomique. Elle explore les cultures juives et ses cuisines dans son infolettre hebdomadaire « Un litre d’huile par semaine ».
Elle propose à chaque numéro une recette originale pour Daï, elle fait également partie du comité éditorial et illustre parfois des articles.
Bibliographie
Claudine Nacache-Ruimi, Albert Cohen, Une poétique de la table, Presses universitaires de Rennes / Presses universitaires François-Rabelais, 2015,
Henri Béhar, À table avec Albert Cohen, Éditions Non-Lieu, 2015
Alain Schaffner, « Le banquet des Valeureux (Albert Cohen, Mangeclous) », ELFe XX-XXI, n°7, 2019
Notes de bas de page
Ne sachant pas quelle serait la destinée du monde dans les années 1920, Mangeclous a pris soin de nommer ses enfants de façon à ce qu’il puissent naviguer aisément dans le monde à venir.