Moché l’archiviste
Julie Rébecca Poulain / peintures : Julie Rébecca Poulain, archives : Archives by Moché • 4 décembre 2025
Moché est l’archiviste inlassable de la communauté juive de Tunis, de ceux qui y vivent comme de ceux qui cherchent à retrouver les traces de leurs aïeux. À travers l’histoire d’un homme, devenu gardien de la mémoire en endossant la fonction de secrétaire du Grand Rabbin de Tunisie, Julie Rébecca Poulain a choisi de s’interroger sur la fonction de l’archive en convoquant la philosophie de Walter Benjamin et de Jacques Derrida.
0. Moché l’archiviste. Cela pourrait être le titre d’une nouvelle d’un des frères Singer, un Singer tune, qui ne raconterait pas la Pologne mais la Tunisie juive, ou ce qu’il en reste. Le compte Instagram « Archives by Moché » ne fait rien savoir de Moché lui-même. Ce compte est né de l’effacement de sa personnalité privée, pour répondre à une demande qui allait croissante d’ouvrir au public les documents qui y étaient postés d’abord sporadiquement et que Moché découvrait au cours de ses activités comme assistant du Grand Rabbin de Tunisie.
1. Outre l’intérêt que suscite son compte Instagram, Moché est contacté par un grand nombre de personnes qui font appel à lui pour retrouver un acte de mariage, une fiche d’état civil, ou qui viennent visiter la ville et cherchent un nom de rue, une pierre tombale, lui demandant parfois de traduire un document, une épitaphe écrite en judéo-arabe. « Le temps fait qu’on a perdu le lien, et au-delà du temps, la recherche bute sur au moins deux difficultés : où trouver les archives et comment les déchiffrer. C’est là que j’aide les personnes qui me sollicitent. » Telle est, dit-il, son affaire : « aider les gens à rechercher les traces et les mettre à disposition »¹. La mise à disposition de la trace : voilà qui définit l’archive.
2. La trace est trace de quelque chose, un quelque chose identifié comme résidu d’une origine et d’une histoire, lesquelles sont à la fois (pré)posées et induites par le geste qui exhume la trace comme telle. Toute trace fait croire à l’origine, elle se reçoit comme un témoin, un indice, « une preuve » dit Moché. Moché connaît l’histoire de son pays et peut donc la reconnaître dans certaines traces laissées. Son savoir est la trame non théorisée d’une démarche qui a l’allure du flâneur, parce que les posts vont au gré de ses découvertes, des émotions qu’elles suscitent, de l’humeur et du temps. Mais les différentes opérations qu’il effectue entre la découverte d’une trace et la publication d’un post sont le fait de l’archive : « Archives by Moché ».
Derrière ces opérations (identifier la trace comme document, la prélever, la titrer, la classer, etc.), il y a d’abord les dispositions du chasseur, celui qui traque les vestiges (vestigo : je cherche) et mène l’enquête. Moché entreprend des voyages, le balai à la main pour dépoussiérer les livres et les objets découverts derrière les vieilles portes fermées des synagogues désaffectées (post du 27 février 2024). Il y a aussi des appels à contributions : une série de photographies d’identité (post du 28 mai 2023) et Moché demande : « qui sont-ils ? d’où viennent-elles ? que sont-ils devenus ? »
3. Aux pièces d’archives proprement dites se sont ainsi ajoutées des images de lieux, de villages, de cimetières, des anecdotes, qui par fragments laissent entrevoir d’un même mouvement l’existence d’un monde et sa perte. Monde perdu, non pas seulement par le fait de l’irrémédiable temps qui passe, mais parce que la vie juive en Tunisie a, aujourd’hui, presque totalement disparu. Moché fait partie des « derniers des Mohicans » et il le sait si bien que tout relève chez lui du sauvetage et de la « course à la montre » comme il le dit.
4. Ainsi pour Khadra : plusieurs vidéos montrent une vieille femme aux rides sublimes et au parler aujourd’hui perdu, le judéo-arabe. Khadra est bouleversante. Moché laisse la caméra filmer leurs rencontres ; il la taquine, elle se rebiffe, sa vitalité est explosive. Ce visage et ce langage, les gestes et la voix de Khadra sont aussi archives, même si Khadra est avant tout explicitement témoin, et même dernier témoin². C’est elle, ici à La Goulette, la « dernière des Juives ». Les extraits vibrants de certains des derniers moments de la vie de Khadra nous font identifier quelque chose comme le caractère constitutivement ultime de la condition juive, prise dans l’histoire et la hantise de sa propre disparition³.
5. L’extension de l’archive à toute trace matérielle de la vie juive en Tunisie ainsi qu’à la figure du témoin, l’inclusion de vidéos rendant compte des différentes phases et gestes du travail entrepris (ranger, classer, coter mais aussi prélever, restaurer, etc.) font voir l’archive en même temps que sa construction tâtonnante. Il y a ce que l’archive exhume et consigne et il y a ce qu’elle transforme, l’archive se donnant à voir ici ouverte, en ses frontières imprécises. L’archivation s’y perçoit dans ses opérations dynamiques, éclairantes, car toute trace est révélation ; mais aussi dans sa démarche nécessairement sélective, avec la part de destruction qui lui est également inhérente. Archiver, c’est avoir pris acte de la mort – Derrida voit en partie l’archive comme exemplaire de ce que Freud, qui de la trace a fait l’objet du savoir de l’inconscient et de l’archive un de ses modes opératoires, identifiait sous le concept difficile de pulsion de mort. Archiver, c’est recueillir et extraire pour préserver mais c’est aussi par là défaire la trace du milieu ou du contexte où elle était encore chose semi-vivante, la proclamer défunte. Les descriptions visuelles de l’archivage d’ouvrages anciens des bibliothèques montrent la fragilité des supports, la délicatesse des opérations, et la colle qui préserve sur un air de Blond Blond est le revers d’un arrachement avant la mise en boîte. (Post du 15 mai 2024).
6. Le compte est devenu une sorte de plateforme archivale, puisant aussi à d’autres sources qu’aux siennes propres et s’ouvrant parfois à l’histoire juive d’autres communautés et territoires du monde arabo-musulman. Des échos et des analogies suggèrent quelques lignes ou segments d’une configuration historique : celle d’une vie juive et celle de sa disparition. L’une et l’autre en son revers animent le « mal d’archive »⁴ dont le travail de Moché est le symptôme. Or c’est plutôt à la lumière de la pulsion de vie que je voudrais situer ce symptôme, si j’avais à le faire en ces termes.
7. Ce qu’on voit de ce fil alternant sobrement différents documents d’un registre en lui-même assez limité, c’est, de manière récurrente et à chaque fois unique, ce qui se joue dans la rencontre singulière avec un objet-trace et ce que son instauration comme archive fait bouger plutôt que figer.
Une carte postale ou une carte de visite, une publicité, un plan de ville, une photographie, etc. Plus rien ne semble insignifiant. Et ce qu’on devine ou reconstitue derrière le post qui l’ouvre au public, c’est le moment et les opérations qui ont isolé l’objet-trace, et derrière ce moment, celui de la rencontre elle-même. Peut-être un moment fortuit, entre deux autres recherches, Moché aura trouvé ce lot de cartes de visite, ou en aura-t-il trouvé d’abord une un jour, puis une autre un autre jour ; il aura retourné l’une d’elles et vu au dos une date ; il a sans doute souri aux patronymes reconnus, la graphie en lettres anglaises lui aura évoqué un style d’homme. La contraction de toutes ces impressions ou un seul de ses détails peut agir comme une étincelle : on y met une époque, une mode, une gestuelle, on y entend une musique, cette carte de visite ouvre des mondes. L’objet n’advient jamais seul, il nous renvoie à un certain contexte de production des documents, et nous percevons ceux-ci à la fois pour eux-mêmes et dans leurs liens non explicités avec nos propres représentations.
8. Le lien concret de l’archiviste lui-même à l’objet est un lien incarné (par l’objet lui-même et par sa prise en main). Le passé s’y matérialise et il devient presque un interlocuteur. À travers ce lien, un ensemble de représentations éparses fait configuration. Et les configurations sont indéfiniment variables. L’archive relève de ce « sans limites » par lequel Walter Benjamin qualifie l’évènement remémoré, par distinction de l’évènement vécu, rivé à l’expérience finie⁵. Et cette illimitation tient à sa pauvreté même : « parce qu’il n’est qu’une clé pour tout ce qui a précédé et pour tout ce qui a suivi » (c’est moi qui souligne).
9. Aussi le principe d’édition de Moché est-il simple : un ou plusieurs documents reproduits, le titre, la source. Pas de commentaire (sauf exceptionnellement) ni avis critique de sa part, tout est à interpréter. Bien sûr, titrer c’est déjà nommer, se faire le scribe de la trace. Mais Moché ne prétend pas être historien. Les @archivesbyMoché constituent un matériau pour l’historien mais elles ne se présentent pas elles-mêmes comme science – elles en seraient plutôt une alternative possible. Elles présupposent et mettent en œuvre des choix et des critères de classement, elles investissent la trace et, nécessairement, l’objectivent. Mais on ne les voit pas suivre des principes ou des méthodes préétablies et définitives. Elles proposent une mise en œuvre (qui dispose et agence) des documents plutôt qu’une mise en ordre (qui établit et clôture).
Par exemple, l’enchaînement du post du 4 mars 2024 m’apparaît véritablement comme une œuvre. Il renvoie à Christian Boltanski et à Gianfranco Baruchello, à Georges Perec et à Walter Benjamin. Le principe de la grille – que Rosalind Krauss a proposé d’identifier comme structure emblématique de la modernité artistique⁶ –, impliqué par le protocole de répétition, les variations internes de cette dernière, les gammes chromatiques fortuites (la récurrence du bleu, advenue par la contrainte technique d’avoir eu recours à ce cahier bleu simplement pour maintenir le document à photographier, m’explique Moché), inscrivent dans une esthétique qui réfléchit l’histoire et sa mise en forme, par discontinuités, éclats brisés.
10. L’ensemble des posts ne fait pas corpus ; il agit cependant comme travail de l’œuvre et du savoir. Aucune systématisation n’est imposée à cet ordonnancement où l’ordre reste provisoire et mobile, et dont le compte fait aussi voir les désordres. Les disparités entre les Juifs tunisiens, Granas et Twansas, les origines parfois berbères de ces derniers, la spécificité des djerbiens, les citadins, les ruraux, la persévérance des rites juifs et leurs intrications aux coutumes locales, l’organisation administrative de la communauté sous protectorat français, ses relations avec les pouvoirs locaux, les résidus de la période ottomane (dont la domination est supplantée par celle des Français déjà depuis 1881), les liens que les rabbins tunisiens entretiennent avec ceux des communautés environnantes, les premiers effets de l’Alliance Israélite Universelle, les résistances aux uniformisations forcées de la période coloniale, les relations d’accommodements et de conflictualité avec les populations arabes, les violences subies malgré les engagements pris pour une République française qui a été effectivement émancipatrice, les manifestations de la tendance à « l’assimilation » (comme on disait alors) et son revers d’acculturation, les insistances internes aux traditions, les tensions et les contrariétés, la présence du nazisme en Tunisie, les flux de départs tandis que s’affirment les nationalismes arabes et que les jeunes nations excluent voire expulsent leurs Juifs : ce sont là certaines lignes de force, avec bien d’autres selon le regard qu’on y porte, qui, par endroits, par morceaux et par éclairs sont rendues lisibles à travers le travail de Moché et dans ses interstices.
11. Loin de donner à voir l’unité d’une identité qui n’est jamais que fantasme, les images et les documents ouvrent des brèches dans l’identification. Moché me dit les surprises des nouvelles générations découvrant les écarts entre ce qu’elles imaginaient de leurs aïeux et ce que certains documents laissent plutôt autrement imaginer. L’archive affirme et participe de l’établissement du fait, elle déstabilise aussi et force des déplacements dans l’appréhension que nous nous faisons, présentement, du passé.
12. C’est cette collision éruptive du présent et du passé que Benjamin n’a pas cessé de décliner pour caractériser le phénomène de la remémoration ou ressouvenir (das Eingedenken) qu’il oppose au souvenir (das Andenken). L’archive relève de la remémoration. L’objet rencontré, ici et maintenant, renvoie à un passé, ailleurs et autrefois. Or l’histoire ne s’y perçoit pas comme déroulement linéaire mais comme une incursion dynamique – c’est le propre de « l’image saccadée » ou « dialectique » : une telle image « est ce en quoi l’Autrefois rencontre le Maintenant dans un éclair pour former une constellation » ; elle est une « dialectique à l’arrêt », où la « relation du présent au passé n’est plus de nature temporelle » mais « figurative » écrit Benjamin⁷. Un renversement complet (une « révolution copernicienne » répète Benjamin) de l’approche historique et de la politique qui lui est sous-jacente est en jeu ici⁸.
13. Mais ce qui m’intéresse, c’est la façon dont Benjamin fait du réveil le paradigme de l’Autrefois, de la remémoration. Parce que c’est cette expérience du réveil qu’@ArchivesbyMoché est à même de produire. Un réveil qui n’est pas du tout l’analogue d’un éveil de la conscience mais l’état paradoxalement confus et vivace d’où se dispose l’espace du présent après le sommeil et les rêves – c’est le Narrateur à l’ouverture de La Recherche du Temps perdu qui interroge en se réveillant la configuration de la chambre à partir de la position de son corps dans le lit : « La révolution copernicienne dans la vision de l’histoire consiste en ceci : on considérait l’« Autrefois », comme le point fixe et l’on pensait que le présent s’efforçait en tâtonnant de rapprocher la connaissance de cet élément fixe. Désormais, ce rapport doit se renverser et l’Autrefois devenir renversement dialectique et irruption de la conscience éveillée. [...] Il y a un savoir-non-conscient de l’Autrefois, un savoir dont l’avancement a, en fait, la structure du réveil. » L’archive de Moché relève de cet « art de voir le présent comme un monde éveillé auquel ce rêve que nous appelons l’Autrefois se rapporte en vérité »⁹.
Julie Rebecca Poulain est une artiste et autrice française née à Casablanca. Elle est titulaire d’une Doctorat et d’une Agrégation de philosophie et elle enseigne au Lycée français de Rome. Sa pratique de la peinture, traversée par l'histoire, la pensée philosophique, l’étude juive, l’écriture poétique et les enquêtes orales, met en prise avec les puissances et les failles de l’image, sur fond de mémoire vive, nécessairement lacunaire. Elle vit et travaille entre Rome et Paris.
Son travail est à retrouver sur son site personnel https://julierebecca-poulain.org/ et sur Instagram.
Entretien avec Moché, 23 octobre 2025.
Khadra Mimoun est née à Gabès en 1936. Elle a refusé de suivre sa famille pendant la dernière grande vague de départs des Juifs tunisiens après la crise de Bizerte de 1961. Elle a vécu à Tunis et ses dernières années à la maison de retraite juive de La Goulette, où vivent aujourd’hui moins de 10 personnes. Khadra est décédée au début de l’été 2023.
La crise de 1961, qui a opposé la Tunisie (indépendante depuis mars 1956) et la France (qui avait maintenu à Bizerte des forces militaires et navales), a culminé dans cette ville par de violentes émeutes et des combats meurtriers (19-23 juillets 1961) tandis que planaient la rumeur de trahison accusant les Juifs de la ville ainsi que les menaces de massacres. Le traumatisme de Bizerte est le dernier de cette ampleur qui marque la (presque) fin de la vie juive en Tunisie. Voir Agnès Bensimon, “Fuir Bizerte, quitter la Tunisie”, revue K. Les Juifs, l’Europe, le XXIe siècle, 3 novembre 2021.Voir, en des traitements distincts de l’ultime, notamment : le témoignage de Chil Rajchman, Je suis le dernier des Juifs, Éditions des Arènes, Paris, 2009 ; l’essai de Jacques Derrida, Le dernier des Juifs, Éditions Galilée, Paris, 2014 ; ou encore le film de Noé Debré, Le dernier des Juifs, 2024.
Jacques Derrida, Mal d’archive, une impression freudienne, Éditions Galilée, Paris, 1995.
« Un événement vécu est fini, il est à tout le moins confiné dans la seule sphère de l’expérience vécue tandis qu’un évènement remémoré est sans limites, parce qu’il n’est qu’une clé pour tout ce qui a précédé et pour tout ce qui a suivi. », Walter Benjamin, « L’image proustienne », Œuvres [trad. M. de Gandillac], vol.2, Paris, Gallimard, 2000, p. 137.
Voir l’analyse de Rosalind Krauss dans « Grilles », in Les ordres de la figuration (collectif sous la direction de Pierre Boudon), revue Communications, 34, 1981, p. 167-176.
Walter Benjamin, « Réflexions théoriques sur la connaissance, théorie du progrès », Paris, Capitale du 19e siècle/Le livre des passages, Les éditions du cerf, Paris, 2021, p. 479-480.
Walter Benjamin, « Ville de rêve et maison de rêve, rêves d’avenir, nihilisme anthropologique, Jung », Paris, Capitale du 19e siècle/Le livre des passages, op. cit., p. 405 et suivantes.
Ibid., p. 406.