Marranes : l'éternel retour

Sophie Goldblum / illustrations : Mathilde Roussillat Sicsic 4 décembre 2025

La figure du marrane oscille entre repoussoir et héros, incarnant à la fois une identité juive dissimulée, entachée de honte, et symbole ultime de la résilience juive à travers les siècles. Sophie Goldblum en retrace ici l’histoire, depuis les conversions forcées de Castille jusqu’au vigile d’un séminaire alsacien. A travers ces récits qui incarnent à eux seuls toutes les tensions de l'identité juive, l’autrice interroge ce que notre rapport aux marranes dit de notre judéité.

Avant Séfarad

Sur les marranes, il se raconte beaucoup d'histoires. La leur commence en 613, bien avant l'Espagne catholique, puisque c'est le roi wisigoth Sisebut qui le premier met les juifs face à l'ultimatum qui prendra des airs de rengaine : le départ ou la conversion. D'abord tolérant envers les minorités, le royaume wisigoth — longtemps adepte de l'arianisme, doctrine considérée comme hérétique par l'Église — finit par se mettre au diapason du reste de la chrétienté. Pour prouver sa bonne volonté, la couronne wisigoth ne tarde pas à persécuter celles et ceux qui n'avaient pas encore reconnu la vérité de l'Église qu’ils avaient fraîchement rejointe ; à commencer par les juifs. Hélas, Sisebut n'a pas les moyens de son ambition et ne parvient pas à forcer au départ le grand nombre de récalcitrants. Le monarque se retrouve alors face à deux entités : d'un côté des juifs pratiquant encore un judaïsme désormais proscrit, et de l'autre, les nouveaux baptisés. Mais la sincérité des conversions de ceux qui s'y étaient soumis sous la contrainte est mise en doute, non sans raison. On se méfie des convertis, et les lois de Receswinth prennent des mesures contre les juifs « baptisés ou non baptisés » qui introduisent peut-être pour la première fois dans l'histoire la conception d'un groupe ethnique juif indépendamment d'une pratique religieuse.

Le poignant documentaire que Frédéric Brenner et Stan Neumann consacrent aux crypto-juifs du Portugal s'ouvre sur une blague où s'incarne cette idée :

Un juif se fait baptiser, le prêtre l'asperge d'eau bénite et lui dit : « Tu étais Moïse, tu seras Maurice. » Les années passent et les paroissiens rapportent au prêtre que Maurice est un mauvais chrétien, qu'il ne s'est pas défait de ses penchants juifs et mange de la viande le vendredi. Le prêtre débarque chez Maurice vendredi soir pour le trouver attablé devant un beau poulet garni.

« — Mais qu'est-ce que cela Maurice ? Tu manges de la viande le jour de la mort de notre Seigneur ?

— Oh ça, mais ce n'est rien mon père, j'ai fait comme vous : je l'ai aspergé d'un peu d'eau et lui ai dit : tu étais poulet, tu seras poisson ! »

Pas sûr que cela eût tant fait rire Paul de Burgos.

En effet, son excellence l'archevêque Pablo García de Santa María de Burgos s'était lui aussi prêté au jeu de l'aspersion d'eau bénite, et ne voulait plus s'entendre appeler Shlomo Halevi quand il signait ses pamphlets contre le judaïsme¹. Shlomo s'était converti à la suite des tristement célèbres massacres de 1391, ou, à l'en croire, de ses lectures de Thomas d'Aquin.

Il joua un rôle de premier plan dans les vagues de conversions forcées de juifs au christianisme de 1411, rédigeant des édits pour dépouiller les juifs de tous leurs droits et les réduire à la misère, ne leur laissant le choix qu'entre la croix ou la mort par privation. Mais ces arguments ne parviennent pas à faire entendre raison à son entourage : sa femme refusa le baptême — ce qui n'empêchera pas Paul de la faire enterrer à l'église — et deux de leurs enfants reprirent le chemin de la synagogue quand les persécutions se relâchèrent. Au-delà de l'anecdote, le parcours de Paul de Burgos est parlant à bien des égards : les doutes persistants sur les motivations complexes d'un homme pris dans la tempête de l'histoire, la figure paroxystique du traître qui par zèle ou ressentiment, se fait champion de la persécution des siens, mais aussi, à travers la reconversion de ses enfants, l'irréductibilité têtue de l'être juif.

L'histoire des marranes ne raconte pas autre chose : la persévérance obstinée du lien et des mythes.

Qui sont les marranes ? Le mot et la chose

Quelques explications lexicographiques sont de rigueur. Nous avons choisi dans le présent article d'avoir recours au terme le plus courant, marranes, pour faire référence non seulement aux individus qui pratiquent secrètement le judaïsme au temps des persécutions mais aussi aux descendant·e·s de ceux-ci, pour peu qu'ils et elles s'identifient à cette filiation. Si l'origine du mot fait débat, on entend souvent qu'il dérive du mot porc et porterait en lui la marque de l'insulte et de la mise à distance que subissait ce groupe, qu'on désignait justement par ce qu'il refusait de consommer. On lui préfère parfois le terme de crypto-juif, mettant davantage l'accent sur la dimension cachée d'une pratique plutôt que sur une désignation sociale et pouvant couvrir une population plus large que celle de la seule péninsule ibérique. On croise plus rarement le terme anussim — l'équivalent hébreu des malgré-nous² —, qui met l'accent sur la nature contrainte de l'adhésion à la foi chrétienne davantage que sur la pratique juive maintenue secrète. Le lecteur ou la lectrice curieuse découvrira que les livres savants emploient parfois le terme de judéo-converses pour distinguer celles et ceux qui se convertirent et adoptèrent bel et bien la foi chrétienne, quand bien même le milieu environnant les rappelait à leurs origines et doutait de leur sincérité.

Le sujet est miné. De l'hébreu, de l'espagnol, du savant ou du profane, on ne sait que choisir, c’est confus et douloureux comme l'histoire de ceux qui furent trop longtemps privés de la possibilité de nommer ce qu'ils sont.



Genèse : le départ

Raconter en détail les événements ayant conduit à l'expulsion des juifs d'Espagne en 1492 dépasserait le cadre de cet article. Nous nous contenterons donc de rappeler quelques repères historiques essentiels, afin de fournir le contexte nécessaire à la compréhension de l'émergence du phénomène marrane.

Les Wisigoths, on l'a vu, avaient tracé la voie. Mais dans la péninsule devenue chrétienne, c'est par la haine fratricide entre Pierre et Henri de Castille que les choses prennent un tournant funeste. Le premier, excommunié par le pape Urbain V pour son anticléricalisme et son hérésie, se fait assassiner par le second en 1369. Si Pierre de Castille s'était fait protecteur des juifs, son successeur use d'une tout autre stratégie : en grand besoin de financement, il fait lever de nouvelles taxes sur les juifs avant d'ordonner l'emprisonnement et la confiscation de leurs biens biens à Tolède et impose le port d'un signe jaune distinctif. Henri II fera massacrer plus de 1 200 juifs en 1355 dans la seule province des Asturies, rapidement suivis par d'autres massacres dans les années qui suivent.

En 1391, lorsqu'éclatent à Séville des violences populaires qui se propagent rapidement dans toute la péninsule ibérique — à Cordoue, Tolède, Valence, Barcelone et ailleurs —, coûtant la vie à des milliers de juifs, tout « âge d'or » est révolu. On s'engage alors sur le chemin des conversions forcées et, un siècle plus tard, vers l'expulsion de 1492.

C'est sous le règne d'Isabelle de Castille et Ferdinand d'Aragon — les « Rois Catholiques » — que cette politique d'exclusion atteint son paroxysme. Leur projet est clair : parachever l'unité religieuse du royaume. La Reconquista avait affranchi l'Espagne de la domination musulmane ; il fallait désormais parfaire la victoire du christianisme sur la péninsule et expurger l’Espagne de ses juifs. Après avoir pris Grenade en janvier 1492, achevant ainsi la Reconquista, les souverains signent le 31 mars 1492 l'Édit d'expulsion (Décret de l'Alhambra) qui contraint les juifs à choisir entre le baptême et l'exil. Cette décision, justifiée au nom de l'unité religieuse du royaume scelle le destin de dizaines de milliers de juifs et engendre une population de conversos dont la sincérité sera sans cesse mise en doute.

Une partie des exilés trouve refuge au Portugal voisin, où le roi Jean II les tolère moyennant le paiement d'une taxe. Mais ce répit sera de courte durée : en 1496, Manuel Ier, désireux d'épouser la fille des Rois Catholiques, ordonne à son tour l'expulsion des juifs. Face au refus de nombreux juifs de partir, il opte pour une conversion forcée générale en 1497. L'Inquisition portugaise, établie en 1536, ne sera officiellement abolie qu'en 1821.

C'est dans ce contexte de persécution et de clandestinité que les descendants des exilés juifs d'Espagne mirent au point, à partir d'un judaïsme fragmentaire et réinventé, un système sui generis de rites et de transmission de leur identité.



La religion marrane

Le marranisme, fondé sur un ensemble de pratiques tenues secrètes et transmises presque exclusivement dans le cercle familial, ne présente pas d'uniformité rituelle. Toutefois, certains éléments — tels que l'allumage des bougies dissimulées dans des armoires le soir du shabbat, le jeûne de Kippour, le rejet de Jésus comme messie ou encore la vénération de la reine Esther — constituent un socle commun partagé. Ces rites se propageaient oralement, par crainte que la moindre trace matérielle ne servît de preuve à conviction. Aucun objet, aucun écrit ne devait trahir l'appartenance cachée.

Mais en 1925, un ingénieur minier polonais du nom de Samuel Schwarz se rend au Portugal pour son travail dans les mines d'étain de la région de Belmonte. On lui parle avec méfiance des « juifs du Nord », avec lesquels il ne faut pas faire affaires. Intrigué, il finit par découvrir les marranes qui, dans un premier temps, ne reconnaissent pas en lui un juif : il n'est pas l'un des leurs. Isolés depuis des siècles, ils ignoraient qu'il existait des juifs au-delà des frontières du Portugal. Une fois la confiance obtenue de haute lutte, l'ingénieur se fit le chroniqueur de ces communautés oubliées et consigna précieusement les coutumes, prières et chants des marranes du nord-est du Portugal. Son ouvrage, Os Cristãos-Novos em Portugal no Século XX (Les Nouveaux-Chrétiens au Portugal au XXᵉ siècle), publié en 1925, révéla au monde l'existence de ces crypto-juifs qui avaient maintenu leur foi dans la clandestinité pendant plus de quatre siècles.

Chants de Pessah consigné par Samuel Schwarz

Les marranes avaient pleinement conscience du caractère fragmentaire et incomplet du judaïsme qu’ils pratiquaient. Ainsi, dans le rite funéraire observé à Bragance, on murmure au défunt — comme pour absoudre la communauté tout entière :

« Si tu n’as pas fait davantage le bien, c’est que tu ne savais pas ce qu’il fallait faire de plus. »³

Le philosophe Carl Gebhardt qui mit à jour l’importance de l’ethos marrane dans la constitution de la pensée de Spinoza , avait résumé celui-ci ainsi : « le marrane est catholique sans foi, juif sans savoir, et pourtant Juif de vouloir. »


L’un des moments les plus marquants du documentaire de Brenner et Neumann cité plus haut se déroule au coucher du jour, sous un pont. Trois marranes se retrouvent au bord de l'onde pour la cérémonie pascale de l'ouverture des eaux. Ne cherchez pas dans votre siddour, vous n'y trouverez nulle mention. Ce rituel, s'il est propre aux marranes du nord du Portugal, n'est pas sans rappeler des éléments des rituels juifs pratiqués par ailleurs, comme le tashlich lors de Rosh Hashana : rituel qui consiste à vider ses poches dans un cours d'eau en signe d'abandon des péchés. Mais par l'emploi de branchages qu'on frappe au sol, il évoque également les gestes de Souccot. Enfin, par son rattachement à la fête de Pâque et la liturgie qui l'accompagne (récitation de la sortie d'Égypte), on comprend intuitivement que le long et compliqué rituel de la récitation de la haggada de Pessah a été remplacé par la mise en acte de la séparation des eaux, de façon très similaire à certains des gestes du soir du seder dans le judaïsme rabbinique traditionnel : ne trempons-nous pas un doigt dans le verre de vin pour déposer une goutte de sang/vin sur notre assiette en écho aux plaies d'Égypte ?

Il y a en effet un double syncrétisme dans le marranisme. Le premier est évident, amplement commenté, et tenu en grief contre les marranes. Ceux-ci ont imprégné leur pratique de christianisme, fait naître une hydre à deux têtes qu'on croyait disparue depuis la fin de l'antiquité. Ils vénèrent la Sainte Esther à équidistance du culte marial et de la fête de Pourim. 

Mais cette transmission clandestine et fragmentée a fait naître des fruits nouveaux, nés d'une inosculation interne : les marranes ont entremêlé des rituels juifs entre eux. Toujours dans le documentaire de Brenner et Neumann, une femme raconte ainsi la Pâque : l'oppression d'Égypte aurait eu lieu lors de l'Inquisition, et c'est la Sainte Esther qui nous en aurait sauvés... Télescopage des chronologies qui révèle certes un manque de connaissance historique, mais qui exprime aussi la vérité essentielle du message de ces fêtes. Car Pourim et Pessah racontent chacun à leur manière la même histoire : si les persécutions sont sempiternelles, Dieu toujours délivre son peuple, pour peu qu'il s'arme de patience...

Parmi les rituels qui trahissent une ascendance marrane, on ne trouve pas seulement les gestes qui conservent les traces d'un rituel juif, comme l'allumage des bougies le vendredi soir, mais aussi ceux développés par les premiers marranes — un culte marrane propre, pourrait-on dire — qui visait à subvertir les rituels catholiques nouvellement adoptés:

Un jeune touriste espagnol franchissant le seuil de la cathédrale Saint John the Divine à New York se signe, en bon catholique, et marmonne une prière indéchiffrable dont il ignore le sens exact : Shaketsteshakesnu. Intrigué, le guide qui l'accompagne fait des recherches et ne tarde pas à s'apercevoir qu'il s'agit là d'un verset du Deutéronome (6:27) dans lequel Moïse enjoint son peuple à prendre l'idolâtrie en horreur - témoignage d’une ascendance marrane dont le jeune homme ignore tout. 

On voit ici que si les traces de cette mise à distance persistent, leur caractère subversif s'effaçant progressivement au profit d'une piété authentique. Car certains descendants de convertis adoptèrent sincèrement la religion de leurs voisins.

L'apport intellectuel et spirituel de ces juifs convertis au christianisme demeure largement méconnu. Sur le plan intellectuel, leur érudition fit des conversos de grands penseurs et poètes — cela est mieux documenté. « Ce sont des hommes qui allaient injecter dans la société européenne émergente un élément de nouveauté et de liberté fondé à la fois sur le déracinement et sur le scepticisme ». On renvoie au passionnant article de Rivka DLB dans lequel la philosophe réinscrit Spinoza dans une tradition juive de rationalisme qui passe par Maïmonide et Hasdaï Crescas, montrant ainsi la continuité souterraine d'une pensée critique transmise à travers les générations marranes.

Leur contribution religieuse fut tout aussi déterminante. Ayant été confrontés à l'Inquisition et contraints de vivre leur foi dans le secret, ils avaient développé une approche plus personnelle et intérieure de la spiritualité. Cette intériorisation de la foi contribua à l'essor mystique dans une Église d'Espagne paralysée par son rigorisme et sa corruption. Thérèse d'Avila, dont le grand-père, marrane de Tolède, avait été condamné par l'Inquisition en 1485, incarne cette renaissance spirituelle fondée sur l'expérience intime du divin. Son insistance sur l'oraison mentale, sur le recueillement intérieur et sur la relation directe avec Dieu — sans nécessité d'intermédiaires institutionnels — porte peut-être la trace de cet héritage marrane fait de clandestinité et de foi vécue hors des structures officielles.


L’impossible retour ?

Depuis que les recherches de Samuel Schwarz ont révélé leur existence au monde juif, les marranes se sont trouvés confrontés à l’intérêt parfois pressant, de celles et ceux qui souhaitent leur offrir les ressources pour un prochain « retour à l'ordre » — c'est-à-dire à la pratique normative du judaïsme rabbinique. Les marranes, après avoir été trop juifs pour les chrétiens pendant cinq siècles, sont désormais trop chrétiens pour les juifs. 

Or, la réaction des marranes à ces tentatives de réintégration fut loin d'être univoque. Certains accueillirent avec soulagement la possibilité de renouer avec une tradition dont ils ne possédaient plus que des fragments épars. D'autres, en revanche, manifestèrent une réticence. Après des siècles de clandestinité, leur judaïsme s'était cristallisé en un système autonome, certes hétérodoxe aux yeux des instances rabbiniques, mais cohérent dans sa propre logique. On pense à la figure tragique d’un Uriel da Costa :  né dans une famille de conversos portugais, élevé chrétien, il émigre à Amsterdam pour enfin vivre au grand jour la foi de ses pères. Ou du moins, ce qu’il s’en figurait par sa lecture du Pentateuque. Mais une fois à Amsterdam, il ne peut se résoudre à embrasser cette Loi Orale, ce Talmud et ces siècles d'interprétations rabbiniques. La communauté juive d'Amsterdam l'excommunie, le condamne à l'humiliation publique. Pris dans un double rejet – banni du monde chrétien, exclu du monde juif qu'il avait rejoint, da Costa se donne la mort en 1640.


Une scène du documentaire capture parfaitement cette tension. Les anciens parlent de la « nouvelle religion » pour décrire ces rites rabbiniques qui leur sont inconnus, et une femme se désole de « ces nouvelles prières qui ne sont pas comme les nôtres ». Pourtant, elle veut que son fils les apprenne. Elle; restera entre les deux mondes. À un jeune homme nouvellement circoncis, le journaliste demande s'il veut apprendre les rites nouveaux ou continuer la tradition de ses parents. « Je veux pratiquer un judaïsme correct », rétorque-t-il, renvoyant la tradition des pères à l'erreur. Et c'est pourtant la fidélité insensée, l'attachement contre toute raison de ses pères à cette tradition « incorrecte », qui fut la condition du retour.

Le documentaire touche à sa fin. On est à la fois ému de cette victoire d'un judaïsme phénix, plus fort que la mort ; et le cœur lourd. Car ce retour au bercail se paie au prix de l'uniformisation et de l'effacement. À cette table des négociations du nouveau monde, il n'y a que des hommes. C'en est fini du culte de la Sainte Esther et de ce judaïsme des femmes. Fini des pains azymes cuits à la bougie sous les incantations bibliques, peut-être au-delà des 18 minutes réglementaires. 

La scène s'achève sur un chant trop connu : Od Avinou Haï sur un air américain, et l’on aimerait que résonnent encore pour quelques instants les mélodies portugaises de cette druidesse juive et de sa Pâque sylvestre, sans laquelle les marranes ne seraient jamais sortis d'Égypte.

Des marranes, il m'est arrivé d'en croiser.

Le premier, c'était dans une ville de l'Est dans laquelle j'organisais un séminaire. Son nom m'avait été suggéré pour se charger de notre sécurité, cette nouvelle plaie. David arrive, il correspond tant et si bien au cliché du videur — l'oreillette greffée dans les tympans et le tour de bras à dissuader du moindre désaccord — que je me souviens l'une des participantes me glisser à l'oreille : « Alors lui, on repère tout de suite l'Israélien ! »

David n'a jamais mis les pieds en Israël. Il parle français comme s'il était né ici, mais l'Histoire est têtue : cet homme n'est pas ce que prétendent ses papiers, il est portugais.

Tout cela, je n'aurais jamais eu à en connaître.

Comme tout bon agent de sécurité, David est économe de ses mots. Il ne m'aurait rien partagé de son histoire, sans un drôle de hasard du sort. Un couac organisationnel nous amena à devoir traverser la ville ensemble pour récupérer des clefs in extremis avant l'entrée du chabbat. Le long du chemin, j'entame la conversation sur son métier, sur sa formation en self-défense. À mes questions, David comprend que je me suis intéressé aux sports de combat. On se raconte nos parcours, les faits de gloire que sont, sur un ring, les blessures, et d'une blessure l'autre, il me raconte d'où il vient.

Sa jeunesse dans le nord du Portugal, près de Belmonte et de ses juifs cachés qui ont excité l’intérêt de bien des curieux. Il me raconte son enfance, sa découverte d'un texte indéchiffrable sous le lit parental — un rouleau d'Esther ? — Pourim et sa reine Esther tiennent en effet à cœur aux marranes qui ont vu en cette figure de juive cachée une allégorie de leur propre condition.

Le nom exact du village où il a grandi ? Il s'est refusé à me le dire. Son visage se ferme brusquement quand on le questionne trop précisément, alors j'apprends à écouter sans interroger.

Il veille, et la peur de la persécution, du retour de la violence, ne semble pas l'avoir quittée. Il se méfie des nouveaux inquisiteurs et de leurs questions. Il n'est pas là pour plaire, ni pour convaincre. Il a l’habitude des regards suspicieux. 

Cette suspicion, ce mépris dont les marranes font l’objet, jailli du désir de dresser un mur solide entre les juifs des synagogues, descendants autoproclamés de ceux qui n'ont jamais fait aucune concession, dont la foi n'a jamais vacillé devant la menace de l'épée, et les lâches qui se réveillent trop tard, le danger passé. Hélas, les historiens veillent à chahuter nos bonnes consciences :


Aucun Sépharade n'ignore, ne serait-ce qu'eu égard aux maints épisodes de conversions forcées et de retour au judaïsme - qui ont marqué l'histoire des siens, que sa généalogie ne peut pas être sans tache: le grand-père espagnol d'Abravanel lui-même n'avait-il pas apostasié en 1391 (pour revenir à la foi de ses ancêtres une fois passé au Portugal) ?




Car peu de groupes juifs sont méprisés aussi ouvertement que les marranes. Le judaïsme des marranes nous tend un miroir peu flatteur : il est simple et populaire quand le judaïsme rabbinique fait gloire de sa complexité et de sa richesse textuelle. Le peuple du livre ne veut pas de ce petit cousin fruste, presque cancre, sur la photo de famille. Le marranisme est un matriarcat où les femmes règnent en maîtresses de la mémoire et dirigent les offices, quand le judaïsme rabbinique est chose trop sérieuse pour être laissée aux femmes. 

Et puis surtout, on ne croit pas à leurs histoires. Foutaises que ces origines juives ! Face aux descendants de marranes, un dibbouk de petit fonctionnaire prend soudain possession des âmes : on exige des preuves, demande à voir des papiers. 

De génération en génération, c'est la même obsession de la pureté de sang qui se réincarne, toujours la même incrédulité : ils ne sont pas ce qu'ils disent être. En faisant des marranes des fourbes inventant des balivernes tire-larmes sur leurs persécutions passées, on prend sans crier gare l'habit du nouvel inquisiteur. Sauf que les inquisiteurs d’antant avaient au moins le mérite d'être raisonnables : puisque les marranes avaient été convertis de force, on avait des raisons de suspecter qu'ils feignaient la foi chrétienne.

Quelle motivation, aujourd'hui, projette-t-on sur ces gens qu'on prétend insincères ? Quels intérêts auraient-ils à inventer une filiation juive, quand la porte de la conversion leur est grande ouverte, et serait bien moins coûteuse et contorsionnée que le méandre de la reconnaissance d'un passé enfoui sous le secret, et dont chacun est prêt à douter ?

Pour mieux comprendre le sort réservé aux juifs convertis à travers l’histoire, faisons un pas de côté, et tendons nos regards vers le nord. Le professeur Kanarfogel a analysé la réception du retour des juifs convertis au christianisme dans l'Europe septentrionale.  L'accueil qu’on leur réserve est pour le moins glacial : demande de contrition publique, humiliations, conversion… Le Pr. Kanarfogel explique que les sages d'outre-Rhin évoluent dans un contexte de persécutions violentes et d'animosité chrétienne accrue. L'apostat de retour a été plus proche de l'ennemi ; par son parjure, il a fait trembler des fondations déjà fragiles.


Ainsi se dessine une loi paradoxale : notre rapport aux marranes mesure la fragilité de notre propre judaïsme. Plus on croit celui ci vacillant, plus la porte se ferme aux revenants, comme si leur retour menaçait d'ébranler ce qui tient difficilement encore debout.

C’est donc chose rassurante que la fondation de l’association Zera Israel (« semence d’Israël »), née en 2018, elle accompagne les personnes issues de familles marranes ou judéo-converties dans leur démarche de redécouverte et d’apprentissage du judaïsme rabbinique. Elle les soutient également dans leur quête de reconnaissance, souvent confrontée au scepticisme de certaines instances traditionnelles.

Mais revenons à notre garde du corps.

Veiller, au loin, sur la communauté. Se tenir à la porte, au seuil, ni tout à fait dedans, ni véritablement dehors, c'est bien là un rôle qui sied comme un gant de boxe à un fils de marrane. Après avoir rencontré David, je passe un coup de fil à un ami rabbin — j'ai de drôles de fréquentations.

— Que ferais-tu dans un cas pareil ?

Mon ami ne remet pas en cause son histoire. Il me répond en docteur de la loi, en vérificateur protocolaire : « Qu'il s'immerge au mikvé et tout rentrera dans l'ordre ! »

Parmi les marrano-descendants que j'ai rencontrés, la plupart ont en effet piqué une tête dans le bain rituel, bon gré, mal gré, avec amertume mais par nécessité, ou au contraire en embrassant joyeusement le retour enfin formalisé aux coutumes de leurs pairs.

Certain·e·s, comme David, ne peuvent s'y résoudre.

David ne veut pas entendre parler de conversion. Il est déjà juif, depuis toujours. Il sait que c'est absurde, mais ce qu’on exige de lui, ce n'est rien moins qu'une négation publique de son histoire. David n'est précisément pas un converti, il ne le sera jamais. Son refus du mikvé n'est pas une coquetterie, un refus borné ; c'est l'exigence qu'il se doit à lui-même d'enfin faire un avec son passé. Une conversion serait pour lui un ultime mensonge, une énième mascarade exigée par les puissants pour que l'existence marrane rentre enfin dans les cases.

Une folie ?

Oui. Les marranes sont fous, c'est bien à cela qu'on sait qu'ils sont juifs.


Sophie Goldblum est talmudiste. Elle est titulaire d’un master recherche de L’EHESS (Ecole des Hautes Études en Sciences Sociales), ainsi que d’un Master d’Études Juives de l’Université Hébraïque de Jérusalem. Après ses études en yeshiva en Israel puis aux Etats-Unis, elle enseigne désormais le Talmud au sein du programme pan européen Ze Kollel, à l’Insitut Paideia et au beit Midrash Ta Shma. Ses interventions sont à retrouver sur le site d'Akadem.

Elle fait partie du comité éditorial de Daï. 


Bibliographie indicative

Yirmiyahu Yovel L’aventure marrane: Judaïsme et modernité. Seuil. 2011.

Attias, Jean-Christophe. Les Sépharades et l'Europe: de Maïmonide à Spinoza, Presses de l'Université Paris-Sorbonne, 2012. 

Melammed, Renée Levine. Heretics or Daughters of Israel? The Crypto-Jewish Women of Castile. Oxford University Press, 1999.

https://www.on-tenk.com/fr/documentaires/les-films-de-stan-neumann/les-derniers-marranes


Notes

  1. Pamphlets qui inspirèrent Marthin Luther dans son Sur les Juifs et leurs mensonges. 

  2. Les « malgré-nous » désigne les Alsaciens et Mosellans incorporés de force dans l'armée régulière allemande.

  3. Yirmiyahu Yuval, L’aventure marrane: Judaïsme et modernité, Le Seuil, 2011, p. 10. 

  4. Natalia Muchnik. Les Sépharades et l'Europe: de Maïmonide à Spinoza, dirigé par Jean-Christophe Attias, Presses de l'Université Paris-Sorbonne, 2012, p. 106.

  5. Cette anecdote est rapportée par le Pr. Yirmiyahu Yuval dans L’aventure marrane: Judaïsme et modernité, Le Seuil, 2011, p. 10. 

  6. Ibid., p. 119

  7. Jean-Christophe Attias, Les Sépharades et l'Europe: de Maïmonide à Spinoza, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2012, p. 30.

  8. Citons Maria Diaz, considérée comme une figure semie rabbinique au XVᵉ siècle ainsi que Maria Alonso qui fixait la date du calendrier des fêtes juives. Voire  Melammed, Renée Levine. Heretics or Daughters of Israel? The Crypto-Jewish Women of Castile. Oxford University Press, 1999.

  9. L’ensemble des références sur les sages rhénans est à retrouver dans cette conférence du Pr. Kanarfogel.

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