#6 Séfarad
Daï / illustrations : Mathilde Roussillat Sicsic
Qu’est-ce que Séfarad?
Le mot désigne d’abord, dans la Bible, une ville d’Anatolie où est déportée une partie de l’élite de Jérusalem (Abdias, 1:20). C'est en référence à la haute lignée de ceux qui vivaient à Séfarad, que les Juifves de la péninsule ibérique désignèrent ainsi la terre où ils se trouvaient. Cette étoffe de noblesse, les Sépharades ne s’en départiront pas. Lorsque les megorashim (exilés) toisaient les mustarabim (locaux) en terres arabe, bien qu’immigrés, chassés de leurs terres d’origine, les Espagnols ne doutaient pas de leur superbe. Quatre siècles plus tard, le roi des schnorrers Manasseh da Costa prenait de haut ses homologues ashkénazes de Londres. Lui l’espagnol ne mendie pas dans la même catégorie !
Sefarad est donc une terre, un statut, une origine, c’est à dire un lieu où l’on ne vit plus, mais dont on se réclame. Être sépharade, c’est avoir été, puisqu’au commencement de l'identité sépharade est le déracinement : « Les Sépharades ne sont pas des passeurs, ce sont des passants », selon la belle formule de Marwan Rashed.
Entre quoi passent-ils, au juste ? Ils oscillent entre l'ici et l'ailleurs ; entre la fascination de l’origine et l’appel du voyage, l’exaltation de la pureté des racines et la célébration de la richesse de leur fusion des cultures, à la recherche d’un équilibre introuvable entre Orient et Occident.
Mais Séfarad ne signifie pas seulement une origine, celle des Juifs de la Péninsule ibérique et leur postérité, il fait aussi référence à un ensemble de pratiques, à une tradition rituelle, liturgique et intellectuelle spécifique, qui passe par la philosophie d'un Maïmonide, la poésie d'un Judah Halevi, la kabbale d’un Moshe de Léon, l’attrait scientifique d’un Ibn Ezra ou encore le leg halakhique d’un Joseph Karo. Être sépharade, c’est s’inscrire dans cette tradition et se réclamer de cet héritage. C’est aussi un ensemble de langues, le ladino, la haketia, et bien sûr, l’arabe. Le linguiste Jonas Sibony nous propose un voyage érudit et passionnant autour du judéo-arabe et sa littérature. Moins souvent mentionné, les sépharades peuvent pourtant également s'enorgueillir d’un riche patrimoine architectural. Tom Martin-Volcovici nous présente son étude des synagogues marocaines et à travers elles, la revalorisation du passé juif du Maroc. Et puis, comment évoquer la culture sépharade sans faire la part belle à sa gastronomie ? Lola Zerbib-Kahanne a puisé dans l’œuvre d’Albert Cohen et dégoté pour Daï la recette de la moussaka de Mangeclous.
Quelle est l'actualité des Sépharades? Cette identité, longtemps laissée au second plan, est revendiquée aujourd’hui de bien des manières. Les choses se décantent, remontent sourdement et perlent à la surface, « comme autant de fines gouttelettes d’huile sur les eaux profondes » (c’est du Braudel, pas de la pkeila). Certains se « réveillent » juifs-arabes, et c’est chez eux autant un réveil juif qu’un réveil arabe. D’autres encore refusent l’assignation blanche faite aux Juifs au nom de leur séphardité. Isabelle Urbah et Yaël DZ nous livrent les réflexions issues de leurs recherches respectives, et explorent ce duet juif-arabe, ce qu’il dit en plein et en creux. Haim prolonge cette réflexion par d’autres moyens : la poésie.
D’autres se ré-approprient la liturgie sépharade. Ainsi, Avital Cohen, qui a fondé la communauté égalitaire Bealma, concilie le maintien d’un rite traditionnel sépharade avec la participation égale des femmes et des hommes. Ou encore le rabbin Eiran Davies qui, dans la tradition maïmonidienne, voit dans la liturgie sépharade une approche rationnelle de la foi juive.
D’autres enfin ravivent la mémoire de l’arrachement des pays arabe. La philosophe Julie Rebecca Poulain dresse le portrait d’un homme qui archive la trace des Juifs de Tunisie, rendant le passé au présent. Au Caire, ceux qui restent se refusent à cet exode du monde arabe. Damien Fabre les a rencontrés.
Les plus insatiables de nos lecteurs et lectrices pourront poursuivre ce dossier chez nos confrères et consœurs de Tenoua, qui a publié cet été une série de huit récits poignants des trajectoires de Juifs hors du monde arabe.
C’est en Israël que la question de la mizharité a émergé en tant que catégorie politique. Après les humiliations des Ma‘abarot, les villes de périphérie dans lesquelles les juifs d’Orient furent parqués et la normativité ashkénaze, il y eut le temps des Black Panthers et du Shass, et avec eux le regain triomphant de l’honneur sépharade. Vu de France, les récits du sentiment de supériorité ashkénaze du Tel Aviv du Yishuv ont de quoi surprendre : ici, les deux tiers de la communauté sont originaires d’Afrique du Nord, et l’écrasante majorité des postes de pouvoir du monde communautaire leur échoit. Une lecture par trop israélo-centrée a tendance à plaquer des réalités d’un autre temps et d’un autre lieu sur la judaïcité hexagonale. Souvenons-nous qu’en un même lieu et un autre temps, dans la France révolutionnaire, les Juifs de « Nation portugaise » étaient déjà citoyens avant la lettre, et craignaient de voir remise en cause leur Émancipation si celle-ci était généralisée aux Juifs indigents d’Alsace-Lorraine. L’Émancipation, c’est ce dont il est question dans le dernier ouvrage de Bruno Karsenti, Les paradoxes de l’intégration, qui fait suite à La question juive des modernes.
De honte et d’exclusion, il est aussi question dans l’étude que Sophie Goldblum dresse sur les marranes incarnant à la fois une identité juive dissimulée, entachée de honte, et un symbole ultime de la résilience juive à travers les siècles.
Enfin, deux sujets qu’il est difficile d’esquiver en cette fin d’année 2025. Celui de l’avenir des Juifs de France et celui de la difficile prise de parole juive contre les crimes commis à Gaza. L’avenir n’est guère prometteur, nous prédisent Didier Long et Dov Maimon, auteurs d’un très remarqué La fin des Juifs de France ?. Alexandre Journo reprend méthodiquement les chiffres et analyses présentés par les deux chercheurs et pointe du doigt la fragilité de leur argumentaire. La fin n’est peut-être pas si proche que prévue. Et dans cette période de fragile cessez-le-feu, Daï a invité Fabienne Messica et Jonas Pardo à débattre : comment parler de la guerre à Gaza, et doit-on ou non mobiliser le nom juif pour le faire ?