Séphara𝑏e

Recettes identitaires de descendants de juifs tunisiens et irakiens en France

Isabelle Urbah / illustrations : Julie Flam • 4 décembre 2025

Isabelle Urbah est Ă  moitiĂ© sĂ©pharade, et Ă  vrai dire Ă  moitiĂ© arabe. Ce duet sĂ©pharade-arabe semblait aller de soi dans son enfance, mais elle se rend compte que ça n’est pas toujours le cas autour d’elle. Alors elle s’interroge. Y’a-t-il une identitĂ© juive-arabe ? Que signifie la revendication ou le refus de ce terme arabe ? Quelle charge porte ce mot « arabe Â» ? Au travers d’entretiens avec des Juifs d’Afrique du Nord ou d’Irak, de première ou de deuxième gĂ©nĂ©ration, elle trace ce que pourrait ĂŞtre une arabitĂ© juive, en sachant cependant quel lit de Procuste l’arabitĂ© peut ĂŞtre pour les Juifs.

Je suis née d’un père ashkénaze et d’une mère sépharade. En CP, quand j’explique à ma maîtresse que je suis juive et arabe, elle me regarde abasourdie et rétorque que c’est impossible ; dans le débat public français, dans l’imaginaire collectif, ce sont deux identités tout à fait irréconciliables, à tout le moins disjointes. En France plus particulièrement, être juif, ça voulait dire être victime de la Shoah. Être arabe, c’était être un immigré. Moi, je me sentais les deux.

Au dĂ©but des annĂ©es 2000 puis en 2023, l’Intifada puis les attentats du 7 octobre et la guerre qui a suivi ont ravivĂ© l’antinomie des termes « juif Â» et « arabe Â», dans le discours gĂ©nĂ©ral et dans la rhĂ©torique communautaire. C’est ce qui m’a motivĂ©e Ă  comprendre pourquoi ces identitĂ©s semblaient aussi antithĂ©tiques, notamment au sein du judaĂŻsme sĂ©pharade. Je suis donc partie Ă  la rencontre de juifs et juives issus de Tunisie et d’Irak, de 1ere ou de 2e gĂ©nĂ©ration d’immigration.

Pour dresser un portrait collectif de cette arabitĂ© et des rapports Ă  l’identitĂ© juive ou arabe, j’ai ainsi interrogĂ© Rosaline, nĂ©e dans le sud de la Tunisie Ă  la fin des annĂ©es 1950, et qui a fui en 1971 ; sa fille, Amandine, nĂ©e en France, dans les annĂ©es 1990, d’un père juif français ; Jonas, nĂ© en France, de parents irakiens, dans les annĂ©es 1970 ; Marc, nĂ© en France, de parents tunisiens (de Tunis mĂŞme !), dans les annĂ©es 1980.

Comment les descendants de juifs originaires des pays arabes nĂ©gocient-ils leur identitĂ© ? Quand et pourquoi se revendiquer arabe ou sĂ©pharade ? Quels autres termes mobilisent-ils face aux injonctions contradictoires d’intĂ©gration et de prĂ©servation ?

I. La recette des parents et la saveur du paradis perdu : nostalgie, silence et intégration

La première chose qui me frappe, c’est l’uniformitĂ© des tĂ©moignages livrĂ©s par la 1ere gĂ©nĂ©ration d’immigration, quelles que soient les circonstances du dĂ©part : la terre natale est un pays de lait et de miel, un paradis perdu, un jardin d’Eden abritant les fruits juteux, une enfance heureuse Ă  l’ombre des dattiers. On croirait presque lire dans le texte des extraits du rĂ©cit biblique racontant une JĂ©rusalem prospère. La mention du pays d’origine, que ce soit la Tunisie ou l’Irak, suscite beaucoup de tristesse et jamais de colère. On parle avec nostalgie de l’abondance, d’une vie douce.

Les tĂ©moins savent que ce qui est perdu ne sera plus jamais. Rien ne sert d’y retourner, le pays a changĂ©. Pour Jonas, juif irakien, le pays les a rejetĂ©s. Jonas et Rosaline parlent tous les deux « d’arrachement Â».

Le récit des émeutes qui ont causé les départs, le Farhoud de 1941 à Bagdad ou les manifestations antisémites de juin 1967 durant la Guerre de Six Jours, n’arrive que bien plus tard dans les récits aux deuxièmes générations, parfois indirectement, non pas par les parents mais par un oncle pour Jonas.

Ă€ Bagdad, Chavouot 1941 est perçu par la propagande antisĂ©mite comme une cĂ©lĂ©bration de la victoire britannique sur les troupes irakiennes, propagande antisĂ©mite solidement ancrĂ©e dans le territoire par le gouvernement pronazi qui avait renversĂ© le rĂ©gent en avril de la mĂŞme annĂ©e. Entre le 31 mai et le 2 juin 1941, au moins 150 Juifs furent assassinĂ©s, des femmes violĂ©es et des magasins pillĂ©s. 

Après ce pogrom, les oncles et tantes de Jonas obtiennent un visa pour les Etats-Unis mais pas son père qui se rend alors en France, dĂ©sireux de « dĂ©couvrir autre chose que l’Empire britannique Â».

Ă€ Tunis, c’est la Guerre de Six jours qui embrase la foule. Les magasins sont pillĂ©s et la Grande synagogue de Tunis saccagĂ©e. Les tĂ©moins de 1ere gĂ©nĂ©ration sont unanimes : quand ils ont Ă©tĂ© Ă©pargnĂ©s, c’est grâce aux associĂ©s ou aux voisins musulmans en Ă©crivant « Magasin arabe Â» sur la devanture et en se mettant en travers du passage des Ă©meutiers, armĂ©s des couteaux des boucheries cashères, en affirmant, pour les protĂ©ger, qu’il n’y a pas de juifs ici. 

Mais Rosaline, issue d’une famille du Sud installĂ©e Ă  Tunis, prĂ©cise : « Mon père a payĂ© cette protection, il a toujours Ĺ“uvrĂ© en prĂ©vision d’une telle Ă©ventualitĂ©. Il payait les dettes de ses voisins sans jamais demander son dĂ». Â» Elle se souvient aussi que son père avait prĂ©vu de l’empoisonner, elle ainsi que ses quatre grandes sĹ“urs, afin d’éviter qu’elles soient violĂ©es devant leurs parents si les manifestants parvenaient Ă  pĂ©nĂ©trer dans l’appartement barricadĂ© avec un buffet. Cela, elle n’en a parlĂ© qu’après le 7 octobre. Avant, elle ne voulait pas transmettre la haine et la rancĹ“ur, d’oĂą ne sortent jamais rien de bon. Elle considĂ©rait aussi cette expĂ©rience comme dĂ©risoire par rapport Ă  celles des juifs qui avaient connu la Shoah. Elle aurait eu honte de se plaindre de son sort. Plus aujourd’hui, elle considère que c’est important de ne pas se voiler la face. 

Ce récit n’est pas aussi traumatique pour les juifs tunisiens les plus francisés comme les parents de Marc, qui quittent tous deux la Tunisie d’abord pour les études et non pas pour fuir un danger imminent – puisqu’ils atteignent l’âge adulte un peu plus tôt, avant 67. Eux ne parlent quasiment pas l’arabe et ne résident pas dans les mêmes quartiers. Ils arrivent en France pour aller à l’université dont ils maîtrisent la langue et les codes et rejoignent immédiatement la communauté juive tunisienne autour de Belleville où ils recréent leur milieu d’origine.

Quand Rosaline fuit avec une valise en carton pour faire semblant de ne partir qu’en vacances, elle est accueillie en France dans une institution loubavitch où elle découvre des camarades ashkénazes. A leurs yeux, elle est une arabe alors qu’en Tunisie, elle se considérait comme juive du Sud – de Djerba. Sa peau blanche joue cependant en faveur de son intégration, au même titre que son travail acharné pour apprendre le français.

Jonas en tĂ©moigne Ă©galement pour son père : la couleur de la peau Ă©tait un facteur d’ascension sociale, que ce soit sous la domination ottomane, française ou britannique, et un facteur d’intĂ©gration non nĂ©gligeable une fois arrivĂ© en France. 

Pour tous d’ailleurs, l’arrivĂ©e en France, c’est l’adoption pleine et entière de sa culture : Ă  Rome, comme les Romains, sans pour autant mettre sa judĂ©itĂ© et ses spĂ©cificitĂ©s de cĂ´tĂ©. « En tant que juifs, on sait faire ça, on est des migrants professionnels Â» plaisante Amandine.

Pour autant, chacun s’approprie cette culture Ă  sa manière : la famille de Jonas embrasse l’universalisme français, ses valeurs rĂ©publicaines tandis que Rosaline craint qu’une adhĂ©sion complète endorme sa conscience de rester une minoritĂ©. Ce sont de belles idĂ©es mais elle attend de voir comment elles s’appliquent. « Ici comme ailleurs, il faudra bien partir un jour. Â»

Comment la 2e gĂ©nĂ©ration s’est-elle ou non saisie de ces rĂ©cits ?  Au-delĂ  de ce rĂ©cit, qu’est-ce qui fait se sentir arabe ou non ?

II. À la carte : transmettre la culture, négocier la tradition, accommoder les restes

Dans l’intimitĂ© du foyer, les trois enfants d’immigré·e·s tĂ©moignent de la mĂŞme chose : les rĂ©cits nostalgiques du pays perdu sans espoir de retour, les odeurs et les saveurs de la cuisine locale, et les mĂ©lodies de la musique arabe, voilĂ  ce qui les rattachent directement et sensiblement aux origines de leurs parents. Ils apprĂ©cient la sonoritĂ© de la langue, sa calligraphie, son architecture. Jonas affirme mĂŞme « se sentir plus Ă  l’aise dans une mosquĂ©e que dans une Ă©glise Â». On n’a pas honte de cet hĂ©ritage qui ne nous retient nulle part.

Si chacun est très fier de ses origines, elles ne sont pas toujours appréhendées de la même manière, et cela varie aussi selon le milieu social. Pour Marc, qui grandit dans un milieu juif majoritairement sépharade, qui va à l’école juive, c’est l’identité spécifiquement tunisienne qui ressort. Il s’agit de se distinguer des Marocains et des Algériens qu’il côtoie au quotidien. La question juive, arabe, ne se pose absolument pas. Il est juif tunisien.

Pour Jonas et Amandine qui ont tous deux fréquenté l’école publique dans le 15e arrondissement de Paris, un quartier favorisé, blanc et catholique, c’est un attachement à une identité plus globalement arabe qui s’exprime. Ils se sentent proches de leurs camarades d’origine maghrébine ou moyen-orientale avec qui ils partagent un même substrat culturel, des références communes et mais aussi un sentiment de décalage par rapport à la culture majoritaire à laquelle ils adhèrent pourtant.

Tous les deux disposent d'une blancheur phĂ©notypique, un capital visible qui leur a permis de ne jamais souffrir de racisme au faciès. Ils ont pleinement conscience de cet avantage social sans lequel leur destin aurait Ă©tĂ© plus difficile. Amandine s’aperçoit très jeune qu’elle ne subirait pas le mĂŞme traitement de ses professeurs s’ils savaient qu’elle avait des origines maghrĂ©bines en observant ceux rĂ©servĂ©s Ă  ses camarades. Avec son prĂ©nom bien français et son nom de famille sans connotation, elle sait qu’elle Ă©chappe Ă  bien des discriminations. Pour elle, cette expĂ©rience de racisme de seconde main est essentielle son rapport « solidaire Â» Ă  l’arabitĂ©, transmis directement par sa mère Rosaline, elle-mĂŞme consciente de son privilège blanc.

Chacun a aussi en tĂŞte une partie repoussoir de cette culture. Si Marc regarde avec tendresse La vĂ©ritĂ© si je mens oĂą il retrouve des personnes de son entourage, c’est avec dĂ©goĂ»t qu’en parle Rosaline. Il s’agit pour elle d’une reprĂ©sentation mĂ©prisante qui dessert sa communautĂ© en prĂ©sentant les juifs sĂ©pharades comme des voleurs et des menteurs alors que sa famille, comme celle de Jonas, devaient leur succès commercial Ă  leur probitĂ© proverbiale. A l’inverse des reprĂ©sentations de juifs sĂ©pharades très expansifs et Ă©motifs, Rosaline retient de sa culture la capacitĂ© Ă  « comprendre sans qu’on dise Â», une communication qui passe par des gestes, des regards et des silences Ă©loquents.  

Amandine, sa fille, peine d’ailleurs Ă  trouver sa place dans cette communautĂ© :

« Quand, enfant Ă  la synagogue consistoriale de mon quartier, je cĂ´toyais des juifs sĂ©pharades, eux aussi issus du Maghreb, je me sentais très lointaine, presque Ă©trangère. Notre judaĂŻsme n’avait pas grand-chose Ă  voir : chez moi, on chuchotait pour parler d’IsraĂ«l, on valorisait « la tenue, la retenue et le contenu Â», tout le contraire de l’expansivitĂ© chaleureuse et du bagout propres aux sĂ©pharades. 

Cette culture qui me rapprochait de mes camarades maghrébins en classe m’éloignait de mes coreligionnaires à la synagogue.

Et puis, ils parlaient des « Français Â» pour parler des chrĂ©tiens et des « arabes Â» pour parler des musulmans et des maghrĂ©bins alors que moi, je me sentais tout Ă  fait française par mon Ă©ducation, par mon père et arabe par ma mère. Je ne comprenais pas du tout le rejet de ces identitĂ©s dans l’altĂ©ritĂ©. Â»

Un certain « traditionalisme » religieux est souvent associĂ©, Ă  tort ou Ă  raison, Ă  la culture sĂ©pharade dans les imaginaires des interrogĂ©s, et constitue un point d’achoppement. Dans son adolescence, Marc perçoit les rituels « arriĂ©rĂ©s Â» comme « tunisiens Â», mĂŞme comparĂ©s Ă  d’autres pratiques sĂ©pharades. Face aux pratiques du Consistoire – qui, par sa structure, incarne l'expression majoritaire et institutionnelle d'un judaĂŻsme traditionnel en France – la famille de Jonas quitte l’institution en raison de l’absence d’égalitĂ© pour la Bat et la Bar Mitsvah, et intègre le mouvement libĂ©ral. Amandine rejoint le mouvement Massorti oĂą il lui est plus facile de suivre la prière grâce Ă  un siddour plus pĂ©dagogique et Ă  la possibilitĂ© d’être, comme les hommes, sur le mĂŞme plan et de participer Ă  l’office. 

La séparation homme-femme et le traitement différencié des Bar/Bat Mitsvot sont des pratiques du judaïsme orthodoxe/traditionnel, indépendantes de l'origine géographique. Elles sont cependant perçues par les témoins comme faisant partie de la culture juive sépharade française majoritaire et visible, qui domine l'espace consistorial, d'où le sentiment de rejet.

Ainsi donc, la culture arabe ou sépharade se transmet de façon très similaire dans l’espace privé mais c’est une expérience très distincte dans l’espace public, dans le milieu notamment scolaire, qui forge l’attachement ou non à une identité arabe. Paradoxalement, c'est dans les milieux les plus mixtes (école publique, quartiers non-juifs) qu'émerge une identification à une arabité globale, là où elle se dissout dans les milieux juifs sépharades plus homogènes en identités nationales particulières (tunisienne, marocaine, algérienne) et pensées comme distinctes de l’identité arabe qui lie les musulmans du Maghreb.

Dans l'espace public, cette culture se confronte Ă  ses propres stĂ©rĂ©otypes. La reprĂ©sentation des juifs sĂ©pharades force chacun Ă  se positionner. Ces stĂ©rĂ©otypes pèsent d'autant plus qu'ils s'articulent Ă  un traditionalisme religieux dont certains codes – inĂ©galitĂ©s de genre, conservatisme social – sont perçus comme des hĂ©ritages encombrants. 

Cependant, revendiquer une identitĂ© arabe se heurte Ă  de vĂ©ritables difficultĂ©s tant cette identitĂ© est insaisissable. Car au fond, qu’est-ce que ça veut dire ĂŞtre arabe ?

III. Les ingrĂ©dients impossibles : la langue perdue et le conflit israĂ©lo-palestinien en travers de la gorge

Outre le rĂ©cit idyllique du pays d’origine, la transmission par la musique et la cuisine, le dernier point commun pour les 2e gĂ©nĂ©rations interrogĂ©es rĂ©sident dans l’abandon systĂ©matique de la langue arabe. Les explications diffèrent : pour certains comme Marc, ses parents ne maĂ®trisaient pas eux-mĂŞmes cette langue. Pour d’autres, c’est au nom de l’intĂ©gration que la langue est perdue, intĂ©gration dans une famille mixte ashkĂ©naze et sĂ©pharade, ou plus largement dans une sociĂ©tĂ© française oĂą l’arabe comme langue et comme culture est largement mĂ©prisĂ©. 

Amandine le ressent comme une perte sèche. « Ma mère redoute toujours que nous ne maĂ®trisions pas les codes de cette culture, et le fait de ne pas parler la langue, ça n’aide pas Ă  se sentir lĂ©gitime. Â» Or il est vrai que s’il est une façon de dĂ©finir facilement le monde arabe, outrepasser les nuances culturelles, religieuses, gĂ©ographiques, c’est bien une langue en partage, dĂ©positaire de savoirs culturels substantiels.

Pour Marc, pour qui l’arabité n’est pas une question, c’est la langue hébraïque qui véhicule son héritage auprès de son fils, à la fois le judaïsme et une part de cette culture orientale, en complément de la musique arabe, de la cuisine juive tunisienne ou de la cuisine juive tout court.

Jonas, lui, ne s’est pas vraiment posé la question d’une transmission structurée. Son origine est un fait, au même titre que son âge et ses goûts. Il imagine que ses enfants l’ont intégrée.

A l’inverse, cette transmission est au cĹ“ur du cheminement d’Amandine qui essaie de dessiner les contours de cette identitĂ© pour pouvoir en transmettre une part Ă  son tour, en toute luciditĂ©. Elle veut pouvoir choisir ce qu’elle transmettra, sans masquer les aspĂ©ritĂ©s de l’histoire. Mais tout cela est flou pour elle et elle se sent d’autant plus dĂ©munie qu’elle baigne dans un milieu de gauche oĂą les juifs sont dĂ©sormais perçus comme des blancs oppresseurs par le prisme d’une unique analyse coloniale d’IsraĂ«l. Or elle ne s’est jamais sentie « faire partie de la majoritĂ© Â» malgrĂ© son adhĂ©sion totale Ă  la culture française.

Depuis le 7 octobre, elle se retrouve tiraillĂ©e et se questionne sur les mots Ă  utiliser : arabe ? oriental ? mĂ©diterranĂ©enne ? sĂ©pharade ? sĂ©pharabe ? Elle ne sait plus très bien. Elle se demande si revendiquer l’arabitĂ© est un pas vers la paix ou bien une appropriation vaine et maladroite. 

Rosaline a trouvĂ© sa solution en se dĂ©signant dĂ©sormais en tant que judĂ©o-arabe afin de combiner d’un cĂ´tĂ© son expĂ©rience en Tunisie oĂą jamais elle n’aurait Ă©tĂ© identifiĂ©e comme arabe – ni par elle-mĂŞme, ni par les « arabes Â» – et oĂą malgrĂ© des relations cordiales, les communautĂ©s restaient sĂ©parĂ©es, et de l’autre son expĂ©rience en France oĂą elle s’est sentie proche de ces immigrĂ©s maghrĂ©bins qui n’avaient pas forcĂ©ment bĂ©nĂ©ficiĂ© des mĂŞmes chances qu’elle, d’un rĂ©seau de solidaritĂ© bien implantĂ© et de la blancheur de peau. 

Comme Marc, quand il rencontre en classe prĂ©paratoire des non-juifs maghrĂ©bins, majoritairement des Marocains, bourgeois, francisĂ©s, privilĂ©giĂ©s : il retrouve avec eux la chaleur, la gĂ©nĂ©rositĂ©, l’attachement familial, l’absence de consommation de porc aussi, qui les distingue des Ă©tudiants français, blancs, athĂ©es et mĂŞme des autres Ă©tudiants Ă©trangers. Ces Marocains n’ont cependant pas connu les discriminations du système scolaire français dans leur enfance, Ă  l’instar des Français issus de l’immigration maghrĂ©bine.

Mais dĂ©sormais, Rosaline tient Ă  sa part « judĂ©o Â» pour conserver une distinction puisque mĂŞme dans la cuisine ou dans les motifs du hennĂ©, musulmans et juifs conservent des spĂ©cificitĂ©s. La mloukhya est en partage, pas la pkeila. Après le 7 octobre, elle a eu besoin de se distancier de cette arabitĂ© qu’elle a pourtant portĂ©e et transmise Ă  ses enfants. Le conflit a ravivĂ© des blessures, des traumas, et rĂ©activĂ© une mĂ©fiance et une distance.

Un arrière-goût qui subsiste

Comment les descendants de juifs tunisiens et irakiens négocient-ils leur identité ? La réponse tient dans un paradoxe : ils la négocient d’autant plus qu'elle leur échappe.

La transmission d’une culture spĂ©cifique s'est faite malgrĂ© tout – par la musique d’Oum Khalsoum, les bricks au thon, l'hospitalitĂ© chaleureuse – mais sans la langue qui aurait pu ancrer cette culture dans une pratique plus vivante encore. Ce qui reste, ce sont des attachements sensibles, des rĂ©flexes corporels, un sentiment diffus d'appartenance Ă  « quelque chose Â» qu'on ne sait pas nommer. Arabe ? Tunisien ? Irakien ? Le terme varie selon qu'on grandit dans un milieu juif homogène ou au contact d'un collectif arabe non-juif. Paradoxalement, c'est dans les espaces les plus mixtes ou assimilĂ©s que l'arabitĂ© globale s'affirme dans une distanciation avec la culture sĂ©pharade telle qu’elle est reprĂ©sentĂ©e dans les mĂ©dias, lĂ  oĂą elle se prĂ©cise en identitĂ©s nationales particulières dans les milieux communautaires majoritairement sĂ©pharades.

Cette flexibilitĂ© identitaire repose sur un facteur non nĂ©gligeable : leur blanchitĂ© visible. Elle leur confère la capacitĂ© de choisir la mise en avant de leur identitĂ© – se dire arabe, tunisien ou irakien – et de bĂ©nĂ©ficier d'une solidaritĂ© culturelle sans subir le racisme au faciès. Cette conscience d'un « privilège de la peau Â» traverse les gĂ©nĂ©rations... Ce paradoxe, essentiel, teinte leur rapport Ă  l'arabitĂ© d'une forme de scrupule : peut-on lĂ©gitimement revendiquer une identitĂ© dont on n'endosse pas les violences racistes ? Une identitĂ© dont on est rejetĂ© ? Une identitĂ© qui n'est peut-ĂŞtre pas la nĂ´tre ?

Depuis le 7 octobre, cette question n'est plus seulement intime. Revendiquer une identitĂ© juive-arabe expose dĂ©sormais Ă  la suspicion des deux cĂ´tĂ©s : se dire arabe est une vĂ©ritable aberration pour certains juifs mĂŞme sĂ©pharades, et devient impossible pour une certaine frange de la gauche radicale ou dĂ©coloniale qui, par le prisme du conflit, assigne les Juifs Ă  la catĂ©gorie de la « blancheur occidentale et oppressive Â» et refuse de complexifier l'Ă©quation coloniale. Pour ceux qui, malgrĂ© leur blancheur, ne se sont jamais sentis appartenir Ă  « la majoritĂ© Â» en France, cette assignation est non seulement sidĂ©rante, mais dĂ©vastatrice.

La question reste ouverte : peut-on se dire juif·ve et arabe ? Est-ce lĂ©gitime ? Est-ce souhaitable ? Et pourquoi le faire ? Peut-ĂŞtre est-ce simplement la tentative obstinĂ©e de nommer une expĂ©rience que l'Histoire a rendue indicible, mais que la mĂ©moire familiale et individuelle refuse d'effacer tout Ă  fait.


Engagée pour la transmission du judaïsme, Isabelle Urbah enseigne au Talmud Torah, forme des Bnei Mistvah et livre des drashot. En 2020, elle écrit, enregistre, monte et publie le podcast Tohu Bohu qui démocratise une approche littéraire et philosophique laïque des textes bibliques.

Elle est titulaire d'un double-diplĂ´me de l'ESSEC et de l'Ecole du Louvre.

Photographe belge, basée à Bruxelles, Julie Flam développe une pratique mêlant autoportrait, photoperformance et recherche conceptuelle. Son travail explore les notions de mémoire, de vide et de trauma, à travers une esthétique brute, émotionnelle et parfois militante. Entre tension et ambiguïté, ses images questionnent les rapports au corps, à l’histoire et à notre perception du réel. On peut retrouver ses travaux sur son site julieflam.com

Précédent
Précédent

Des Arabes comme les autres ?

Suivant
Suivant

On reste sur notre fin