On reste sur notre fin

À propos d’un livre indigent sur l’avenir des Juifs de France

Alexandre Journo / Illustrations : Mathilde Roussillat Sicsic 4 décembre 2025

La vie juive en France touche-t-elle à sa fin ? Voilà la question vertigineuse que semblent nous poser Dov Maïmon et Didier Long dans leur essai La fin des Juifs de France ?, un titre où le point d'interrogation n’est présent que par politesse. Et en effet, depuis le 7 octobre, le souffle d’un antisémitisme décomplexé et la solitude croissante des Juifs de France ont installé partout un sentiment d’urgence. Mais en noircissant à l’excès le tableau, cet ouvrage oblige le lecteur à un inconfort singulier : relativiser une réalité pourtant grave, tant le diagnostic proposé manque de rigueur. Une recension d’Alexandre Journo.

La vie juive en France est-elle révolue, c’est la question sur laquelle ont planché des salles combles de synagogues et de centres communautaires cet été. Reste que si le judaïsme de France est condamné à disparaître, il ne le fait pas par étiolement de son tissu communautaire, mais au contraire par une vitalité assez rare. Peut-être est-ce un chant du cygne ? Ces communautés juives, de Paris, de banlieue parisienne ou de Nice, n’ont pas discuté de leur propre fin par gaîté de cœur. Le mot est sur toutes les lèvres depuis le 7 octobre, le souffle antisémite et la solitude dans laquelle il a plongé les Juifs ici sont des lames de fond. Cet esprit du temps, Dov Maïmon et Didier Long ont su le capter dans leur essai La fin des Juifs de France ? qui a donné lieu à ces conférences-débats dans les synagogues françaises depuis cet été. Mais à vrai dire, en lisant ce livre, on reste sur notre faim. Le tableau est noirci à l’extrême, et l’on se retrouve, comme lecteur, dans une position assez inconfortable : celle qui consiste à minorer le tableau que les auteurs dressent de l’antisémitisme en France. Non pas parce ce qu’ils racontent serait incommode — mais bien parce que leur diagnostic n’est pas sérieux et délibérément exagéré.



Avant d’entrer dans le livre, permettez deux digressions. Une première sur l’un des deux co-auteurs du livre, une seconde sur l’état du judaïsme français, des dynamiques démographiques, sociales et migratoires qui traversent les Juifs de France et sur l’idée du kibbutz galuyot.


Un mot de Dov Maïmon. Dov Maïmon est un thinktanker spécialiste de l’antisémitisme et du fait juif, il est une figure du monde juif orthodoxe francophone, qui se détache de celui-ci par sa capacité assez rare à dialoguer avec les autres composantes du monde juif et à les connaître et les comprendre sincèrement. Il est par ailleurs sioniste — comme l’auteur de ces lignes —, et un sioniste « avec les pieds » et plutôt religieux. Il a toujours pensé que la vocation d’Israël était de rassembler à terme le monde juif — le kibbutz galuyot —, il gardait jusqu' à récemment, une sympathie profonde pour les diasporas juives, ne les enjoignait à rien. Le 7 octobre a changé la donne. Depuis, il veut hâter la fin de la dispersion, les choses s’accélèrent et l’histoire est en marche, sa charité du temps de paix peut cesser : il a perdu toute sa sympathie pour les cloportes, écrit-il sur Facebook¹. Le mot peut choquer, il l’emprunte à Kafka qui dans une lettre à Milena juge sévèrement l’immobilité des Juifs tchèques et leur prétention insane à lutter contre l’antisémitisme pour rester où ils vivent plutôt qu’à déguerpir. « Tous les après-midi, maintenant, je me promène dans les rues ; on y baigne dans la haine antisémite. Je viens d’y entendre traiter les Juifs de Prašivé plenemo. N’est-il pas naturel qu’on parte d’un endroit où l’on vous hait tant ? (Nul besoin pour cela de sionisme ou de racisme.) L’héroïsme qui consiste à rester quand même ressemble à celui des cloportes que rien ne chasse des salles de bains. »² Voilà pour Dov Maïmon.



Que dire, par ailleurs, de l’état de la communauté juive de France et de la place d’Israël pour le devenir juif ? Depuis le milieu du XXᵉ siècle, après la Shoah, la fondation d’Israël, le départ des Juifs du monde arabe, puis quelques décennies plus tard, l’effondrement de l’URSS, le monde juif se concentre en deux pôles principaux, Israël et les États-Unis, et les quelques communautés qui subsistent ailleurs ne se trouvent que dans des pays occidentaux, France, Royaume-Uni, Canada, Argentine. Mais les communautés hors d’Israël, si elles ont été grossies par les Juifs d’Afrique du Nord ou plus tard de l’ex-URSS pâtissent d’un double déficit de vitalité : partout, elles sont structurées par le sionisme comme liant communautaire minimal³. Les Juifs les plus communautaires, les plus attachés à leur identité sont ceux qui optent le plus pour l’alyah. Les autres, les plus nombreux, sont touchés par l’effondrement mondial de la natalité et sont perméables à l’exogamie et à l’assimilation. Si bien que mécaniquement, la place qu’occupe Israël dans le judaïsme mondial croît et continuera de le faire. Il convient de préciser une chose là-dessus. Paradoxalement, le mariage mixte n’a aucune incidence sur la démographie juive, au sens halakhique : pour un Juif qui fait un mariage exogame, il y a aussi une Juive qui en fait un autre, et donc in fine autant d’enfants juifs. Aux États-Unis, où la dénomination libérale compte le plus de fidèles, l’exogamie produit même plus de Juifs, puisque les enfants de père juif comme de mère juive comptent autant que les autres. Reste que l’exogamie produit tout de même un éloignement de la vie juive communautaire, une « évaporation », selon le mot d’Isaiah Berlin, et que les Juifs en couple mixte ont une natalité moindre.

En France, la communauté juive s’est adjointe des Juifs d’Afrique du Nord dans les années 50 à 70, dont sont issus Dov Maïmon comme l’auteur de ces lignes. Avec la « pensée du retour » de Manitou, Neher et cet apport démographique, la communauté a connu un regain de vitalité. Le judaïsme français s’affirme plus que ne le faisait son prédécesseur l’israélitisme — même s’il conviendrait de nuancer les jugements que l’on porte sur l’israélitisme — et construit depuis une cinquantaine d’années de nombreuses institutions vivantes : synagogues, centres communautaires, écoles, cantines, restaurants, jusqu’à l’inauguration récente du Centre européen du judaïsme. La communauté juive investit ces lieux, ses institutions, ne s’assimile plus comme elle le faisait hier, notent justement les auteurs, et si des communautés vieillissent ou s’effritent, notamment dans la banlieue est de Paris, d’autres se reforment ailleurs en Île-de-France. La vie juive est bien vivante. Reste l’antisémitisme, c’est l’objet du livre. L’antisémitisme est devenu comme le nez au milieu de la figure de la vie juive en France après la seconde Intifada, et le phénomène a pris une ampleur inédite depuis le 7 octobre. On ne peut en faire abstraction. Doit-on en conclure que la vie juive est condamnée de ce seul fait ? Je ne le crois pas, les Juifs ont la nuque raide et savent laisser passer la tempête, continuer de vivre une vie juive et persévérer. Il est vrai, souvent, par le départ, quand l’alliance verticale est rompue. Beaucoup se posent en effet la question de l’alyah avec cette solitude face à l’antisémitisme et à l’isolement d’Israël — il devient difficile d’être publiquement solidaire d’Israël en France, le consensus devenant anti-israélien. Si l’on compare par exemple à l’état des communautés juives d’Afrique du Nord dans la décennie qui a précédé leur départ, il y avait la même conjonction d’antisémitisme virulent et de prospérité de la vie juive. En Tunisie, par exemple, à la veille de l’indépendance de la Tunisie, qui marque le « début de la fin » pour les Juifs, on inaugurait une salle de bar mitzvah, un quartier pavillonnaire était construit au nord de Tunis et les jeunes couples juifs y acquéraient leurs premiers biens. En une décennie et demi, la population juive avait disparu, si l’on exclut Djerba. Mais il y avait d’autres signes, qu’on ne retrouve pas en France aujourd’hui : l’antisémitisme était plus franc, plus institutionnel, d’une part, et d’autre part, le départ de la jeunesse juive était enclenché et quasi systématique, parce que les Juifs avaient été éduqués dans une culture française. Pour ceux qui restaient, trop jeunes ou trop vieux, le temps était compté, ils allaient vite rejoindre leurs parents à Paris, Nice, ou en Israël. Peut-on en dire autant de la France de 2025 ?


Un autre fait important sur la communauté juive de France est qu’elle est résolument sioniste. Sans que cela soit nécessairement conscient, le sionisme qu’affectent les institutions juives françaises est un « sionisme culturel ». Les institutions et les grandes figures du judaïsme français ont à peu près toutes adhéré au sionisme au sortir de la Shoah, et elles l’ont fait en revendiquant à la fois une loyauté complète aux nations dont elles étaient les citoyennes. Le CRIF aujourd’hui comme hier célèbre la République et affirme, selon les mots de Manuel Valls, que la France sans les Juifs n’est plus tout à fait la France, et en même temps revendique un lien indéfectible à Israël. Il y a une double allégeance au sens positif du mot, sans connotation de duplicité ou de fausseté : les Juifs de France sont, selon ce discours, pleinement français, et pleinement partenaires d’Israël. Israël est le lieu de la renaissance d’une culture nationale juive, et Israël joue ce rôle de centre culturel pour la diaspora juive sans que les Juifs n’aient besoin d’être tous rassemblés en ce lieu. Cela, le président du FSJU l’a ré-affirmé au micro d’Akadem : les Juifs sont là pour rester en France, et à la fois leur lien à Israël est indéfectible. Cette ambiguïté est féconde, elle est celle qui permet de perpétuer la vie juive en diaspora sans rompre l’attache avec Israël, et d’éviter à l’inverse de ne se projeter qu’en Israël et de condamner alors ce qui reste de la vie communautaire de diaspora à une zombification, à tout le moins à une incongruité. Cette ambiguïté là, que revendique par exemple le grand rabbin Korsia, était l’objet du débat qui l’opposait à son concurrent le rabbin Mikaël Journo. Les deux, en réalité, revendiquaient d’être fermement arrimés à la France et de regarder vers Israël, l’un mettant davantage l’accent sur le premier terme, l’autre sur le second.


Le sionisme de Dov Maïmon est lui  plus conséquent. Il conjugue le le kibbutz galuyot au présent, n’y voit pas qu’un simple horizon. Le sionisme doit se réaliser avec les pieds, et ceux qui restent, pense-t-il, ont tranché . S’ils sont agonis par l’antisémitisme, tant pis pour eux, c’est presque même une bonne leçon. Leur lutte contre l’antisémitisme est dérisoire, c’est l’héroïsme des cloportes. Puisqu’ils ont tranché, se sont retranchés du devenir juif — porté par Israël — alors ils ne méritent que ces yeux secs. Un peu d’aide, bien sûr, s’ils veulent franchir le pas vers Israël, mais s’ils s’y refusent, malgré les admonestations des Prophètes que sont Maïmon et Long, ils ne peuvent en vouloir qu’à eux-mêmes. Il y a chez Maïmon un peu de réassurance là. La vie en Israël est difficile, plus difficile qu’à Paris, plus difficile à Ramat Gan que sur le boulevard Saint-Germain (ce sont les auteurs qui affectionnent ces comparaisons caricaturales). Les Juifs de France sont dans le confort douillet de la diaspora quand les Israéliens, eux, sont au front, et cela a quelque chose de scandaleux pour eux, semblent dire les auteurs. (Ce qui n’est pas sans contradiction avec le diagnostic alarmiste sur l’antisémitisme.)


Je pourrais dire en quelques mots que le livre de Maïmon et Long n’est pas sérieux, mais le sujet qu’ils enfourchent préoccupe presque tous les Juifs de France et écarter leur thèse d’un revers de main ne serait pas sérieux davantage. Il me faut donc entrer dans le détail, critiquer le livre point par point pour étayer l’inconséquence des deux auteurs. Cela peut être, je le crains, un peu long. Ils nous promettent une enquête au long cours, pleine de chiffres inédits, mais leurs effets d’annonce sont sensationnalistes et confinent parfois au ridicule.  « Nous avons consulté des rapports confidentiels des services secrets français et israéliens. Vous serez les premiers profanes à en prendre connaissance » affirment-ils p. 9, pour n’évoquer en fait que les résultats de l’enquête du ministère de l’Intérieur sur les Frères musulmans rendue publique le 2 mai 2025, quelques jours avant la mise sous presse du livre. Les auteurs pensent être les premiers en France à évoquer la fin des Juifs de ce pays. Il y a pourtant une riche production éditoriale sur le sujet depuis quelques années, Le dernier juif de France d’Hugues Serraf, idem d’Europe de Joann Sfar, Le dernier des Juifs de Noé Debré au cinéma, ou encore La France sans les Juifs de Danny Trom. Les deux auteurs insistent sur leur expertise en la matière une page sur deux. Et quand ils citent des sources tierces pour étayer leur propos, pour faire autorité, ils se citent encore : « Ce sont des faits. Plusieurs rapports du JPPI confirment que les Juifs sont en danger dans notre pays. » écrivent-ils p. 9. Or, le JPPI est le think tank qui emploie Dov Maïmon et où ce dernier est chargé des analyses sur la judaïcité française.

Démographie hasardeuse des Juifs de France

Leur premier chapitre est consacré à la démographie des Juifs de France. Si le livre devait avoir un mérite, ce serait celui-ci : chiffrer et donner une géographie au judaïsme francophone. Hélas, la méthode semble bien faible. Pour dénombrer les Juifs de France, les auteurs ont interrogé les leaders communautaires et ont ainsi estimé le nombre de fidèles de chacune de ces communautés. Soit 166 000 âmes. Puis en y ajoutant d’un trait 280 000 non-affiliés. Mais ce calcul, qui donne l’illusion d’être bottom up est en référence circulaire d’après un résultat déjà connu. Comment connaît-on le nombre de non-affiliés ? Avec tout le respect que l’on peut avoir pour Gad Ibgui, le dirigeant de l’ÉCUJE, on se doute bien qu’il n’a pu les compter, mais qu’il l’a déduit d’une estimation du nombre total des Juifs de France et des Juifs affiliés aux diverses associations cultuelles. 


Par une méthodologie qui n’est pas donnée, ils estiment qu’il y avait en France 650 000 Juifs en 1970, qu’il y a donc eu une déperdition de 200 000 Juifs, du fait du départ de 100 000 Juifs de France et d’une très faible natalité juive en France, enfin, des mariages mixtes. Ce calcul me semble très rapide, et l’on attend mieux d’un consultant McKinsey, un modèle démographique avec entrées et sorties (naissances et décès, migrations, conversions), cohortes générationnelles, matrices de passage, quitte à avoir des hypothèses fortes et des analyses de sensibilité. Pour étayer cette très faible natalité juive, nos auteurs balancent le chiffre de « 1.2 », qui semble ridiculement bas, et pour cause, c’est un taux de natalité, pas un taux de fécondité dont la valeur de référence est légèrement supérieure à 2. Ce chiffre, ils le tirent du rapport Jews in Europe at the turn of the Millenium de Staetsky et DellaPergola, deux démographes spécialistes du fait juif. S’ils n’y indiquent pas directement le taux de natalité, et encore moins le taux de fécondité, ils fournissent des données essentielles sur la typologie des familles juives en Europe.  Pour l’Autriche, qui a des foyers juifs de même taille qu’en France, le taux de fécondité y est de 2.3-2.5, d’après un autre rapport de ces mêmes auteurs (Jews in Austria: A demographic and social portrait). On peut supposer un taux de fécondité chez les Juifs de France du même ordre que chez les Juifs d’Autriche, au-dessus du seuil de renouvellement, soit un taux qui n’a absolument rien d’alarmiste. 

Ce même rapport que Maïmon et Long citent pour natalité franco-juive indique en outre dénombrer 530 000 Juifs en France en 1970 (p. 14 du rapport) et non 650 000, et un chiffre concordant pour la période récente, cette fois : 450 000. Ce dernier chiffre a été toutefois établi par Staetsky et DellaPergola avec de véritables modèles démographiques et non par cette addition spécieuse. Chez Maïmon et Long, beaucoup de chiffres jetés au lecteur sans recul, et bourrés de références circulaires. 

Qui sont ces 450 000 Juifs et comment vivent-ils en France ? Tout semble très confus chez nos auteurs. Tout allait très bien jusqu’en 1967, jusqu’à la petite phrase de De Gaulle, qui change la donne et à la fois ne suscite aucune réaction sur le moment (p. 14). Ce qui est bien entendu faux : tout le monde s’arrête sur ce propos, de Tim à Raymond Aron, tout le monde le retient aujourd’hui. Sans se contredire, ils ajoutent que l’âge d’or des Juifs de France a justement lieu dans les décennies qui suivent : la vie juive prend une ampleur inédite.

Les auteurs nous proposent ainsi une histoire expresse des israélites, des Juifs d’Algérie, du Maroc, de Tunisie, toutes simplistes et pleines de contresens. Pour l’Algérie, par exemple, c’est l’histoire à la fois de la soumission à une taxe du fait de la colonisation et d’une prolifération de partis antisémites chez les musulmans (p. 23). Se sont-ils relus ?

Pour le Maroc, suprême ironie, ils convoquent comme première source Berbères juifs de Julien Cohen-Lacassagne, qu’ils n’ont manifestement pas lu. C’est en effet un essai confus dont l’objectif est d’assigner aux Juifs d’Afrique du Nord une origine ethnique berbère, de nier leur caractère national propre — comme Sand l’avait fait pour les Juifs d’Europe — et de justifier ainsi l’antisionisme de son auteur.

Pour conclure, les auteurs se font un peu normands : les familles juives sont en fait complexes, et il n’est pas rare de voir une bar-mitzvah avec un grand-père traditionaliste, un fils haredi, un petit-fils athée et une « petite-fille en mini-jupe qui [mange casher] et se sent pleinement intégrée à la cellule familiale » (p. 29). Malgré la mini-jupe ! Il existe bien sûr des fratries avec des shomrei shabbat, haredi ou non, et d’autres non pratiquants. Mais ce bilboul hadorot, traditionaliste, haredi, athée, je peine à les concevoir. Et puis, Dov Maïmon et Didier Long parlent là d’une bar mitzvah : serait-ce donc le bar mitzvah qui est déjà athée ? Ou bien sa sœur en mini-jupe ? Que dieu nous en préserve. 

Et des musulmans de France

Les calculs hasardeux se poursuivent pour les musulmans de France. Pour des raisons assez mal justifiées — l’antisémitisme n’est que musulman, period —, il faut aux auteurs dresser une démographie des musulmans de France. Leurs fourchettes sont très larges, et ils retiennent toujours le chiffre le plus haut, en le présentant toujours comme encore conservateur. Pour grossir le chiffre d’aujourd’hui, les auteurs se fondent sur les naissances de 2023, les analyses de prénoms et concluent que les musulmans représentent dès aujourd’hui 22% de la population française (et non 22% des naissances) (p. 35). Ils notent à juste titre que les prénoms musulmans évoluent, s’universalisent, deviennent moins « connotés » : Adam, Naël, etc. plutôt que Karim ou Mehdi, ce qui dénote chez eux une volonté d’intégration  (p. 38), mais devrait alors brouiller le travail de nos deux démographes.

Le calcul devient plus hasardeux encore lorsqu’ils extrapolent à 2050. Ils le font sur la base de la croissance actuelle du marché halal (p. 34), poursuivie pour les 25 prochaines années. D’autres sources étaient pourtant disponibles : la démographe Michèle Tribalat, dont ils citent les travaux pour estimer la démographie musulmane en 2008 et en 2025 modélise le nombre de musulmans en France à horizon 2050 à une fourchette de 9 à 13 millions¹⁰. Maïmon et Long omettent de citer ce chiffre et préfèrent extrapoler la croissance passée de Tribalat pour aboutir à… 19 millions.

S’agissant du vote musulman, là encore, ils décrédibilisent leurs analyses par leur manque de recul : un fait édifiant, 69% de vote Mélenchon en 2022 (p. 40). Ce vote, ils l’expliquent de manière uniforme par le rapport à la laïcité des musulmans. Or, en 2012, Hollande a recueilli au premier tour 57% des électeurs musulmans, et Royal 64% en 2007 au premier tour¹¹. Dans le temps long, l’électorat musulman est captif à gauche, et se reporte sur le premier de la gauche à chaque fois. Il n’y a pas de phénomène spécifique avec Mélenchon.

Quel est ce rapport à la laïcité qui explique tout selon eux ? Les musulmans sont majoritairement pour le port du qamis (p. 40). Que signifie ce « pour » ? Que le port du qamis est valorisé ? Prescrit ? Ou que l’on est contre son interdiction ? Maïmon et Long comprennent assez bien pourtant le retour du religieux chez les musulmans, en convoquant Memmi et Fanon. « Il est terrible d’être discriminé », et « la discrimination provoque invariablement une réaction » (p. 42). Ils ajoutent plus loin que « le retour identitaire et le rejet de la culture dominante sont même des étapes impératives vers la dignité collective retrouvée » (p. 82) en citant encore une fois Fanon. Et l’on ne sait pas s’ils valident ou déplorent ce rehaussement de dignité. Le problème, de toutes les façons, avec les musulmans, ce n’est pas tant qu’ils ne sont pas laïcs, c’est qu’ils sont antisémites, qu’ils sont même les seuls antisémites de France, tous les autres antisémites ne l’étant que « contextuellement » et « électoralement », comme dirait Vincent Lemire. C’est l’objet du chapitre qui suit.

Comment parler sérieusement de l’antisémitisme ?

C’est le gros morceau de ce livre, tellement gros qu’il déborde du chapitre dont il fait l’objet et se poursuit dans les chapitres suivants, dans une structure confuse. C’est le gros morceau et le plus délicat. Comment parler sans esquive mais sans exagération non plus de l’antisémitisme en France, et en particulier de l’antisémitisme arabo-musulman ? Ce livre est une boussole qui indique le sud, et le critiquer nous met dans une position délicate : nous voilà qui minimisons l’antisémitisme. Je tâcherai donc de minimiser les diagnostics alarmistes du livre sans minimiser l’ampleur de l’antisémitisme qui s’abat sur les Juifs de France depuis le 7 octobre.

Ce livre n’a en effet qu’à offrir des pages convenues sur l’histoire de l’antisémitisme, que les auteurs présentent — et c’est très désagréable à lire — comme des novations édifiantes en nous interpellant sans cesse. « Vous ne comprenez pas ? » « C’est bien cela ? Oui. C’est exactement cela ? ». Le propos est toujours confus et accusateur. Les années Mitterrand sont ainsi celles d’une bascule d’un philosémitisme institutionnel à l’antisémitisme. Cette époque est aussi celle du début de « l'infiltration musulmane ». Les Juifs entrent en politique, au PS notamment, par dizaines, mais les musulmans le font par centaines (p. 52). Qui sont ces cadres politiques musulmans ? De quelle centaine d’associations antiracistes parlent-ils ? On n’en saura rien. Reste qu’elle s’accompagne d’une ouverture des vannes de l’immigration du Maghreb, dans laquelle se glisse une infiltration de terroristes, « qui a un but : attaquer la France » (p. 53).

Les deux auteurs analysent en outre les sondages sur l’antisémitisme pour démontrer l’ampleur du phénomène en France. Seulement, parmi les seize préjugés testés par l’IPSOS, ils ne s’intéressent qu’aux deux qu’il est difficile de qualifier d’antisémites : les Juifs sont soudés et sont plus riches que la moyenne des Français¹². Un Juif qui travaille au Jewish People Policy Institute réprouve-t-il cette solidarité ? 

Le second préjugé que les auteurs veulent déboulonner est « Les Juifs sont-ils riches ? ». Dans le sondage de l’IPSOS, il s’agit d’une proposition relative « Les Juifs sont plus riches que la moyenne des Français ». Or, nos auteurs retiennent la proposition absolue, les Juifs sont-ils riches, et veulent démontrer qu’ils ne le sont pas. Pour ce faire, ils décomposent la population juive française en catégories socio-professionnelles et montrent les commerçants, cadres sup. et professions libérales représentent 46% de la population juive active, v. 54% pour les employés, ouvriers et professions intermédiaires (p. 59). Or, dans la population générale en 2024, ces taux sont respectivement de 29% et de 69%. Il y a donc bien une structure socioprofessionnelle différente dans la population juive, et l’on devrait s’en féliciter quand on travaille au JPPI. Pour étayer leurs propos, ils convoquent Maurice Lévy, Dassault et Drahi dont la fortune est ridicule devant celle d’Arnault. En omettant là la famille Wertheimer. L'anecdote tient lieu de raisonnement et les propres chiffres qu’ils exposent démontrent l’inverse de ce qu’ils veulent démontrer.

Enfin, dernier préjugé antisémite, qui n’est testé par l’IPSOS et que les auteurs présentent en premier : affirmer qu’il y a un génocide à Gaza est un poncif antisémite (p. 59). Je ne crois pas qu’Israël commette un génocide à Gaza, mais je crois que parmi ceux qui dénoncent le « génocide » à Gaza, de nombreux experts, ONG, personnels politiques le font par souci du droit international devant les crimes de guerre commis par Israël et non par antisémitisme. D’autres, plus nombreux encore, bien sûr, le font par antisémitisme, comme un moyen de retourner la culpabilité de la Shoah contre les Juifs. C’est dans ce sens-là que l’accusation est proférée depuis les années 60. Mais elle n’épuise pas la qualification des crimes de guerre à Gaza aujourd’hui. Or, la manière de Maïmon et Long de parler de la guerre à Gaza est odieuse et efface toutes les victimes gazaouies de la guerre. Ceux qui parlent de génocide « parlent-ils des bébés brûlés vifs par le Hamas, [...] des otages, [...] d’un enfant de 1 an, de son frère de 4 ans tués avec leur mère? Non. » (p. 59). Et Maïmon et Long parle-t-il des 50 000 morts à Gaza (au moment où leur livre était mis sous presse) ? Non plus. Il semble pour les auteurs que les accusations de génocide ne sont qu’un unique retournement des crimes commis par le Hamas le 7 octobre, et que ce qui a eu lieu ensuite n’a jamais existé. La façon dont ils abordent la guerre est assez spécieuse. L’essentiel des actes antisémites avaient eu lieu avant la riposte israélienne, qu’ils datent au 22 octobre 2023, rappellent-ils. Je partage partiellement l’analyse de Maïmon et Long ici : l’antisémitisme après le 7 octobre était une réponse au signal du 7 octobre, un antisémitisme qui se réveillait, se libérait par mimétisme. Mais il ne faut pas mentir sur la réponse israélienne au 7 octobre, qui n’a pas attendu le 22 octobre — ce serait sinon une preuve d’impuissance d’Israël. Quand les actes antisémites ont explosé, Israël avait déjà commencé à répliquer, par voie aérienne, et seulement plus tard par incursion terrestre. On peut penser que les actes antisémites ont été activés par le 7 octobre et non par la riposte israélienne, pas mentir sur le déroulé de la riposte israélienne.

Quel est l’ampleur de l’antisémitisme depuis le 7 octobre ? Les chiffres du SPCJ sont sans appel : explosion d’un facteur 10 dans les trois mois qui ont suivi le 7 octobre, puis stabilisation à un niveau trois fois supérieur à ce qu’il était à la veille du 7 octobre.

Actes antisémites recensés chaque mois par le SPCJ

Source : données du SPCJ, et moyenne pré et post-7 octobre. L’échelle est logarithmique.

Que signifie une hausse de l’antisémitisme recensé par le SPCJ ? La hausse est le produit de l’évolution des actes sous-jacents et de leur conscientisation, c’est-à-dire de leurs déclaration et enregistrement. Peut-être cette hausse s’explique-t-elle par tous ces paramètres à la fois et pas seulement par celle des actes antisémites sous-jacents : cela veut tout de même dire que la « pression de radiation » antisémite fait son effet, que les Juifs vivent davantage dans l’alerte, que l’antisémitisme est bel et bien là, comme une donnée constante du quotidien. L’antisémitisme s’abat à chaque fois sur les Juifs visibles, ainsi sur Gilles Cohen dans l’Essonne fin septembre, et cette donnée enjoint les Juifs à cesser d’être visibles, à se marraniser. 

Les auteurs du livre ne donnent même pas ces simples faits, déjà suffisamment inquiétants pour les Juifs de France, et ne font que de la surenchère indigente de chiffres incohérents entre eux, à chaque fois présentés comme encore partiels (« et ce n’est pas tout, etc. »). Un 7 octobre pourrait se produire en France affirment-ils p. 66, sans rien étayer. « Ces chiffres ne reflètent pas la vérité » (p. 64) : le chiffre est sous-estimé d’un facteur x5, affirment-ils, parce que 80% des actes ne sont pas déclarés. Ce qui est bien sûr vrai — et à chiffrer réellement —, comme pour toutes les enquêtes de victimation. Mais qu’en était-il à la veille du 7 octobre ? Étaient-ils aussi peu déclarés ? Probablement encore moins. Il n’y a pas encore d’enquête sur le sujet à ma connaissance. À lire Maïmon et Long, la hausse d’un facteur x10 au lendemain du 7 octobre, et d’un facteur x3 de manière pérenne serait encore sous-estimée. Pourquoi jurer qu’ils minorent la réalité ?

J’espère ne pas minimiser l’antisémitisme en faisant ces reproches aux auteurs. Minimiser, d’ailleurs, c’est ce que font Maïmon et Long quand il s’agit d’aborder l’antisémitisme non-musulman. Les suprémacistes américains, c’est « Chien qui aboie ne mord pas » (p. 68). Oublient-t-ils Tree of Life en 2018 par un néonazi, la tuerie de Jersey City par un Black Hebrew en 2019 ? Dans le dernier chapitre, nos auteurs minorent également l’antisémitisme du RN¹³, trois brebis galeuses. La seule menace si le RN gagne, c’est qu’il ne pourra rien contre les antisémites d’aujourd’hui, les islamistes de nationalité française.

Même l’antisémitisme de La France Insoumise n’est abordé qu’en passant, dans les toutes dernières pages du livre. Peut-être parce que la structure du livre est confuse : le chapitre Qui sont les antisémites est finalement assez peu disert sur l’antisémitisme, et ce sont les autres chapitres — sur la réponse des pouvoirs publics, sur l’avenir des juifs — qui viennent compléter ce tableau sans nécessairement répondre aux titres des chapitres. Cet antisémitisme — surprise — n’est qu’islamo-gauchisme, soumission à un électorat musulman et antisioniste. Rien sur l’antisémitisme pseudo-universaliste de Mélenchon¹⁴, qui a peu à voir avec l’islam. Pour illustrer l’antisémitisme insoumis, une page odieuse sur Rima Hassan — et il en faut beaucoup pour prendre le parti de Rima Hassan. Rima Hassan est « autodéclarée palestinienne » (p. 157) « Pas simple de vivre avec une identité inventée… ». Tout Juif conscient du procès fait à l’irréductibilité de la judéité depuis Saint-Paul devrait savoir que de tels mots contre l’identité palestinienne sont odieux. 

Maïmon et Long sont odieux et bêtes à la fois. Ils affirment que Rima Hassan « éructe son dégoût des Juifs » et en cela se trompent totalement de diagnostic : Rima Hassan est précisément doucereuse, joue la pacifiste, la juriste internationale qui parle impassiblement, dit ne rien avoir contre les Juifs, pour mieux diffuser un antisionisme antisémite. Pour démontrer qu’elle éructe, ils exhument son tweet du jour anniversaire de la libération d’Auschwitz. Celle-ci retweetait la une du quotidien suisse Le Courrier faisant un parallèle entre Auschwitz et Gaza et commentait « Bonne journée ! ». Est-ce une manière d’éructer ? Non, c’est justement un persiflage. 

Tout l’antisémitisme est pour eux islamiste, ou bien musulman tout court, puisque cet « isme » est un faux hiatus, quelque chose d’inventé pour ne pas stigmatiser les musulmans (p. 70) et qui n’existe pas en arabe (sic). L’islam est par nature politique si on lit le Coran, ajoutent-ils encore. S’ils voulaient étayer cela, une litanie de sourates ne serait d’aucune aide, c’est analyser la pratique de l’islam dans le temps long qui le serait. Le Talmud est lui aussi politique, il donne des préceptes d’organisation de la société, de même que la Torah. L’Église a organisé la vie de la cité, avant d’être reléguée à la sphère privée, concèdent-ils, mais ce refus de céder sa place au politique serait une propriété intrinsèque de l’islam. Il faudrait le démontrer. 

Le mouvement palestinien et l’antisionisme sont tout entiers animés par l’islam, disent-ils, là aussi en faisant l’impasse sur le caractère national du mouvement palestinien, sur l’importance du FPLP, mouvement laïque fondé par un chrétien.

Le ton est donné, et les vingt pages qui suivent ne mentionnent plus alors l’antisémitisme, puisqu’il s’agit de prendre la mesure de l’infiltration islamiste en France. Une fois encore, les chiffres sont balancés au lecteur de manière trompeuse. Combien y’a-t-il de Frères musulmans en France ? 100 000, et c’est sans compter ceux qui ne sont pas assermentés ajoutent-ils immédiatement (p. 71). Or, leur propre source, le rapport du ministère de l’intérieur indique à sa page 40 qu’il y 1000 Frères musulmans au sens strict, mais 90 000 fidèles qui fréquentent, consciemment ou non, des mosquées affiliées aux Frères musulmans. 90 000, c’est donc l’estimation haute du rapport qu’ils citent. Maïmon et Long citent ce chiffre comme la borne basse à laquelle il faudrait surajouter un halo supplémentaire. Ça n’est pas sérieux.

Or, c’est de ces rapports démographiques, entre Frères musulmans, ou bien musulmans non-républicains ou bien musulmans tout court d’une part et nombre de Juifs d’autre part, qu’ils déduisent un danger absolu pour les Juifs de rester en France.

Dov Maïmon est un spécialiste de l’islam, affirme-t-il plusieurs fois dans ce livre. L’histoire qu’ils dressent de l’islamisme est confuse et anhistorique (pp. 72-74). Ils citent les réseaux iraniens comme preuve de l’ampleur du phénomène frériste. Ils distinguent à juste titre les Frères musulmans des salafistes. Mais ces derniers sont dépeints comme simplement rigoristes, séparatistes et non politiques, ce qu’ils réservent aux fréristes (p. 83). Inquiétants, toutefois. Quelle est l’audience des salafistes ? « Vous n’avez pas envie de savoir. » (p. 85) et ils ne nous le disent même pas. 

Pourquoi consacrer tant de pages à l’islamisme ici ? Parce qu’ils sont anti-France, ils sont responsables de l’attaque du 13 novembre, et d’un même souffle, la banderole pour la Palestine dans le tifo du PSG (p. 77). De même que dans leur recension en tout début d’ouvrage des actes antisémites, ils listaient Ozar HaTorah, l’Hypercasher et… les émeutes consécutives à la mort de Nahel Marzouk. Il y a de l’indécence dans cette superposition.

Alors oui, une bonne part de l’antisémitisme aujourd’hui provient du secteur arabo-musulman, mais l’analyse de Maïmon et Long est myope et navrante. Les islamistes séduisent les étudiants, disent-ils, les infiltrent, et les étudiants humanistes sont désarçonnés parce qu’ils se projettent comme antiracistes et ne sont donc pas outillés pour percevoir de malignité quelconque chez des racisés. Pourquoi pas ? Mais dire alors « Les manifestations pro-palestiniennes transpirent la haine » p. 78, c’est encore se tromper de diagnostic. Elles transpirent justement la vertu, l’amour affiché (et myope) des droits de l’homme qui leur fait trouver un coupable parfait dans la figure d’Israël. Cela, ça n’est pas de la haine brute justement, c’est ce qu’Eva Illouz appelle une haine vertueuse¹⁵.

Cette infiltration islamiste ou favorable au terrorisme dans le mouvement pro-palestinien existe pourtant bel et bien. Les manifestations de soutien à la Palestine sont émaillées de portraits d’Abu Obeida, de slogans de soutien à Al Aqsa Flood, à l’intifada généralisée. Des drapeaux de la république islamique d’Iran avaient été distribués par des soutiens du régime. Mais comme islamisme, nos auteurs citent… Samidoun, qui est affiliée au FPLP laïque (p. 80).

Pourtant, il est bien logique de lier antisémitisme et pratique de l’islam ou origine maghrébine. Le taire serait se mettre des œillères. De nombreuses études l’attestent, je me permets de citer là celles rassemblées par Jonas Pardo et Samuel Delor dans leur livre. L’enquête RAPFI dirigée par Vincent Tiberj notait au milieu des années 2000 que « les Français issus de l’immigration se caractérisent bien par un niveau d’antisémitisme plus fort que le reste de l’électorat et cette attitude leur est spécifique, notamment au regard de leur moindre niveau de préjugé xénophobe et raciste »¹⁶, que les opinions antisémites étaient largement corrélés au niveau de pratique de l’islam chez les Français issus de l’immigration. Toujours chez Pardo et Delor, une enquête de Nicolas Lebourg en 2002 : il relevait qu’au pic de la seconde Intifada, les rapports de police indiquaient que 70%¹⁷ des interpellations après des attaques antisémites, sur des synagogues, des bus scolaires, des carrés juifs de cimetières, concernaient des Maghrébins, et 50% s’agissant des menances antisémites. Sans avoir à estimer la part exacte des Maghrébins dans la population française, il est aisé de voir là une sur-représentation. Jonas Pardo et Samuel Delor tirent peu de conclusions de ces chiffres, puisqu’ils estiment qu’on ne peut déterminer qui est ou non d’origine maghrébine, ne le font pas non plus du fait de l’instrumentalisation islamophobe permanente de ces chiffres. Reste qu’un antisémitisme d’origine arabo-musulmane est bel est bien pregnant en France, et que l’on ne peut s’empêcher de le qualifier ainsi par peur de l’essentialisation. Toute généralisation emporte le risque de l’essentialisation, mais sans généralisation, impossible de penser au delà de l'anecdote. Ce n’est pas une pudeur que l’on a avec l’antijudaïsme chrétien ou l’antisémitsme suprémaciste blanc.

Bernard Arfi et Robert Korchia minimisent l’antisémitisme

Pour poursuivre leur tableau de l’antisémitisme et de la réponse des pouvoirs publics français à ce phénomènes, les auteurs donnent une nouvelle litanie de chiffres sur les aides reçues par les Palestiniens, toutes dans des références temporelles différentes qui n’aident nullement à comprendre la situation (p. 96). Cherchent-ils à prouver que les pouvoirs publics alimentent l’antisémitisme en fournissant une aide aux Palestiniens ? « Oui, c’est bien cela. Vous avez bien lu » aurais-je envie d’écrire.

En fait, dans la lutte contre l’antisémitisme, personne ne trouve grâce à leurs yeux. Ni l’Éducation nationale, qui traite du harcèlement antisémite comme elle traite du harcèlement, mal. Ni « les médias », et là, leur raisonnement confine au ridicule : trois anecdotes et aucune analyse.

Pas Patrick Haddad non plus, le maire de Sarcelles. Il fait l’objet de diffamation odieuses dans ce livre, lui qui travaille à une véritable entente judéo-musulmane dans sa commune¹⁸

Pas les institutions juives, enfin. Ces dernières sont dirigées par des Juifs de cour qui « nient l’antisémitisme » (p. 119). Qu’a fait le CRIF depuis deux ans ? Il a été à la manœuvre pour une grande manifestation nationale le 12 novembre 2023, s’est attaché à traiter chaque acte antisémite, à le publiciser, à faire intervenir les pouvoirs publics. Chaque cas a été pris au sérieux. Maïmon et Long affirment eux que le CRIF joue au pas-de-vagues. C’est risible quand on suit l’activité du CRIF. S’il y a eu dissuasion de publiciser des faits, qu’ils le démontrent. Ils insistent avec leur style balourd, le CRIF ne veut pas voir l’antisémitisme qui se déchaîne. « Un tsunami, ça se détecte. Avant, c’est mieux. Pour l’antisémitisme, la mer se retire. Et la vague est devant nous. De l’avis de tous. » (p. 126). Le CRIF n’a en outre jamais caché son attachement à Israël en organisant chaque semaine des manifestations au Trocadéro pour les otages, avec la WIZO. Rien n’y fait. Avec leur honnêteté habituelle, Maïmon et Long reprochent aux dirigeants communautaires d’être vieux, attachés à de vieux schémas, en décalage avec le gros des Juifs, et pour ce faire, convoque une étude de… 2014. « Aucune relève générationnelle ne semble poindre » écrivent-ils aujourd’hui avec des données vieilles de dix ans (p. 124), et après que tous les dirigeants communautaires aient été remplacés. Yonathan Arfi a 46 ans, Patrick Klugman et Jérémie Haddad, les deux autres figures du CRIF, ont 48 ans, Elie Korchia a 54 ans, Haim Korsia est l’aîné à 61 ans, mais il est devenu grand rabbin à peu près au même âge que les GR Sirat, Sitruk ou Bernheim, justement en 2014. 

Mais ce sont des Juifs « costume-cravate-kippa » qui se réunissent entre notables au Dôme de Paris (p. 139), pendant des « illustres inconnus en jeans-baskets » qui crient leur rage place Victor Hugo. La lutte des classes façon Maïmon et Long. 

Le véritable tort de ces « Juifs de cour » n’est pas là en réalité. Ce tort, c’est de ne pas vouloir parler au RN (p. 121). Il y a bien un décalage entre les leaders communautaires et les fidèles des synagogues, assez bien analysé un dirigeant communautaire à Fontenay interviewé : les leaders communautaires comme lui sont tous des « républicains » quand les « fidèles sont remontés contre le gouvernement et les institutions juives » et « basculent à l’extrême-droite » (p. 147). Or, il faut parler au RN puisque le PS et l’UMP sont effondrés affirment les auteurs. À ce jeu-là, faut-il parler aussi à LFI qui faisait 20% en 2022 ? Les dirigeants qu’ils apprécient parce qu’ils n’ont pas de pudeur à parler ni au RN ni aux ministres d’extrême-droite israéliens en tournée à Paris sont précisément les plus âgés : Ariel Goldmann ou Joël Mergui. Les dirigeants des synagogues des banlieues, par exemple Albert Myara du Kremlin-Bicêtre, qui ont parlé au RN, sont également âgés.

On ne sait pas d’ailleurs s’il faut parler au RN ou non. Les auteurs semblent conclure que le RN, très opportuniste, fait un cadeau empoisonné aux Juifs, et qu’il n’est de toutes les façons pas outillé pour expulser les antisémites français, c’est-à-dire les islamistes. Le RN maintiendra l’ordre conjointement avec les Frères musulmans, et les Juifs ne pourront plus compter que sur eux-mêmes, la démographie ne ment pas. Pourquoi reprochent-ils alors aux leaders communautaires de maintenir le cordon sanitaire avec eux, de ne pas se résigner au voter RN, si c’est un mauvais calcul ?

Que font les Juifs alors, démunis devant l’impuissance des institutions communautaires, des pouvoirs publics et la complicité des médias ? Ils se replient, « un repli sur soi motivé par des éléments répulsifs » (p. 129). Peut-être faudrait-il dire aussi — en tout cas à la veille du 7 octobre — que les Juifs ont eu depuis quelques décennies la possibilité d’être ouvertement juifs, de ne plus avoir à cacher leur nom juif comme leurs aînés, de pouvoir porter la kippa sans réprobation, de faire valoir leur droit à la différence. Il y a des role models juifs qui ne cachent plus leur judaïsme, contrairement à l’après-guerre, où les personnalités juives à succès le confessaient in petto, changeaient souvent de nom, étaient de facto assimilées. Je ne sais dire quand cela a changé, probablement avec la pensée du retour de Neher et Manitou, aussi avec les Goncourt de Roger Ikor, Romain Gary, André Schwartz-Bart, Anna Langfus qui parlaient enfin ouvertement de leur judéité.

Le repli que constatent les auteurs semble tout entier postérieur au 7 octobre ou à tout le moins à la seconde Intifida. Il n’est jamais mis en relation avec ce qui précédait. Les Juifs se regroupent dans certains quartiers (p. 130), comme s’il y avait une action nouvelle de leur part, qu’ils étaient dispersés et doivent désormais se regrouper. Non, ils étaient déjà regroupés une génération auparavant, deux générations auparavant. Dans le XIIᵉ, dans le XXᵉ, dans le XIXᵉ, dans certaines villes de banlieues. Il n’y a pas de regroupement aujourd’hui dans le sens d’une rupture. Et ce regroupement est dangereux affirment-ils, puisqu’ils visibilisent davantage. C’est pile je gagne, face tu perds. Dispersés, ils sont disloqués, ne peuvent plus s’organiser collectivement, mais regroupés, ils sont visibles et à la merci des antisémites. Pour le prouver, ils citent une agression antisémite sur la ligne 9, à Grands Boulevards, justement pas un de ces nouveaux quartiers juifs qu’ils listent.

Les Juifs changent de nom, affirment-ils. Comme les Juifs assimilés hier, les Séfarades commenceraient à prénommer leurs enfants Avrane plutôt qu’Abraham (p. 134) pour protéger de l’antisémitisme. Cela fait quatre générations que les Séfarades donnent des prénoms français à leurs enfants, et c’était à l’époque Albert plutôt qu’Avraham, Maurice plutôt que Moïse. Depuis une à deux générations, c’est justement le retour des prénoms juifs. Cet Avrane est totalement sorti du chapeau¹⁹. Il y a, il est vrai, des tactiques de marranisation dans l’espace public : on entend des parents qui changent le nom de leur enfant à l’école publique, pour ne pas les stigmatiser, on cache son nom sur les applications de livraison ou de taxi, on cache sa mezouza, on range sa kippa. Les auteurs pourraient déjà citer et quantifier ces faits, au lieu d’en inventer. 

L’avenir est bouché !

Enfin, il faut tout de même le démontrer. Depuis le 7 octobre, il y a bien une « panique face à un avenir bouché » (p. 131), l’inquiétude est sur toutes les lèvres. Mais cela là n’est que du déclaratif : les jeunes continuent de choisir les mêmes études que leurs parents, des études bien souvent qui les rendent peu mobiles, du fait des difficultés d’équivalence en Israël. Pourquoi les juifs restent-ils malgré tout en France ? Parce qu’ils ont leurs parents et leurs enfants (p. 134). Boker tov Eliyahou. Mais certains quittent la France, dit-il, pour la Roumanie et le Portugal (p. 135). Pour le Portugal, c’est attesté, mais pour la Roumanie ? Il y a bien quelques étudiants en médecine qui veulent shunter la première année, mais c’est justement pour mieux revenir exercer en France.

Mais le déclaratif n’est pas anodin, et si une très large majorité des Juifs dit ressentir une inquiétude (p. 132), c’est bien là encore une manifestation d’un environnement antisémite. L’antisémitisme devient comme le nez au milieu de la figure, quelque chose dont on ne peut plus faire abstraction, auquel on pense en permanence. L’avenir est bouché, admettons, alors il faut partir. Pour Israël, naturellement.

Maïmon, qui est un promoteur de l’alyah, se moque alors de nous. L’avenir est aussi bouché en Israël (p. 137) et nos auteurs s’étonnent que 60% des départs des Juifs de France se fassent vers Israël (p. 166). Je m’étonne qu’ils s'étonnent. Ne comprend-il pas que les motifs d’émigration de ces olim sont probablement les mêmes que les siens, à Dov Maïmon : pouvoir pratiquer son judaïsme librement, sans contrainte économique ou scolaire, ne pas être isolé contre l’antisémitisme, quand bien même la vie est plus dangereuse en Israël, retrouver une terre à laquelle les Juifs aspirent. « Israël est la destination éternelle du peuple juif. Et chaque Juif nait avec cette conscience, qu’il soit pratiquant ou non. » se souviennent les auteurs (p. 171) après avoir feint l’étonnement. 

Mais pendant une trentaine de pages, ils n’envisagent pas cette possibilité, et estiment que cent mille Juifs doivent être évacués de nombreuses villes de France et qu’Israël ne peut absorber cela. D’où faut-il les évacuer ? Des villes de banlieue, assez logiquement. Créteil, Villeurbanne, Sarcelles-Saint-Brice, la Seine-Saint-Denis. Également Strasbourg, Nice, Montpellier, qui doivent être évacuées au tiers. 

Ils illustrent cela avec Bondy (p. 169), qui s’est vidée de ses Juifs, au bénéfice de Livry-Garan ou du Raincy, limitrophes. Le climat de Bondy devenait certes insupportable, mais ce départ était aussi provoqué par une relative ascension sociale : les Juifs de Bondy s’intègrent économiquement et parviennent à déménager vers des communes limitrophes pavillonnaires.

Leur méthodologie pour estimer le nombre de Juifs à évacuer est à l’avenant. Ils rappellent qui ils sont, consultant chez McKinsey pour l’un, « l’un des plus grands spécialistes mondiaux de l’antisémitisme », responsable de la stratégie vis-à-vis de l’islam de l’État d’Israël, conseiller de chefs d’États pour l’autre. Et puis rien. Aucun des indicateurs de vulnérabilité utilisés n’est donné, aucune indication non plus sur le décompte des Juifs par ville. J’avoue ne pas comprendre comment ils parviennent à compter aussi précisément le nombre de Juifs dans chaque ville de France quand le nombre total de Juifs en France est issu d’un calcul assez grossier, qui par chance retombe sur le chiffre plus sérieux de Sergio DellaPergola. Peut-être extrapolent-ils les communautés organisées ? Mais justement, il y a 280 000 Juifs non affiliés, parmi les 450 000 Juifs de France. Vivent-ils nécessairement près d’une synagogue ? Nous n’en savons rien.

« Nous avons montré que 100 000 juifs sont dans une situation très inquiétante. » concluent-ils sans avoir démontré quoi que ce soit, ni de la nature du danger ni des méthodes de calcul pour dénombrer ces Juifs en danger. Mais je ne parviens pas à savoir quelle est leur véritable conclusion pour les Juifs de France. Elle souffle le chaud et le froid. C’est ce que font toujours les apprentis prophètes, les Cassandre au sens courant — les vrais voyaient juste — : prédire le pire pour le prévenir, et avoir raison dans tous les cas.

Conclure cet article est risqué. L’avenir des Juifs de France est comme le chat de Schrödinger. Tant que la boîte est close, l’ambiguïté peut perdurer et le fait juif en France durer. S’interroger sur leur avenir, notre avenir, peut conduire à le condamner, performativement. Mais peut-être le faut-il, parce que pour que cette ambiguïté puisse vivre, il faut déjà que la vie ici soit possible,en étant conscient aussi des alternatives. Avec un État d’Israël qui peine à exercer son rôle d’État-gardien, qui est touché par un phénomène de yerida, avec l’antisémitisme qui se déploie d’une manière nouvelle sur le continent américain, « shorter » la France peut se révéler aussi aventureux. 


Alexandre Journo est critique et chercheur indépendant. Il écrit sur l’histoire des idées qui ont animé le monde juif, pour les revues Conditions, l’INRER, Daï, Sifriatenou, K ou sur son blog. Ses recherches portent sur la littérature juive, du franco-judaïsme, du problème de l’assimilation, du sionisme et de l’antisionisme. Il est par ailleurs membre du bureau de La Paix Maintenant.

Il fait partie du comité éditorial de Daï. 


  1. Post du 12 juin.

  2. Franz Kafka, Lettres à Milena, in Œuvres complètes, Pléiade, vol. IV, p. 1102.

  3. Voir notamment Josh Leifer, Tablets Shattered, Dutton, 2024

  4. Voir cette étude du Pew Research Center sur les Juifs américains : Pew, Jewish Americans in 2020, section 10, 11 mai 2021.

  5. Mikaël Journo, « Le Rabbin Mikael Journo répond au Grand Rabbin de France », Actualité Juive, janvier 2021, repris sur le site de Tribune Juive.

  6. On peut renvoyer là à La France sans les Juifs de Danny Trom, et à son chapitre 6 (« Un État pour les Juifs ») dans lequel il analyse la polémique entre Arthur Koestler et Isaiah Berlin, sur ce qu’implique l’avènement d’Israël pour la diaspora, une clarification de la nationalisation des Juifs dans leurs pays. 

  7. Le taux de fécondité est nombre moyen d'enfants qu'une femme met au monde au cours de sa vie, le taux de natalité le nombre de naissances pour 1000 habitants.

  8. Ce chiffre correspond à un périmètre que Maïmon et Long ne prennent pas la peine de définir : la communauté « cœur », par opposition aux Juifs du halo, Juifs de père seul, d’un grand-parent, dont Staetsky et DellaPergola estiment également le nombre.

  9. Je me permets de renvoyer à ma critique de ce livre et au débat auquel j’avais participé face à l’auteur du livre, au micro d’Ashley Mayer-Thibault.

  10. Michèle Tribalat, Immigration, idéologie et souci de la vérité, L’Artilleur, 2022.
    Dans son livre, Tribalat, qui n’est pas connue pour minorer le poids de l’islam en France, s’oppose précisément à François Héran ou Hervé Le Bras dont elle estime les modèles irréalistes. Dov Maïmon et Didier Long pensent donc que la « réaliste » Tribalat se trompe d’un facteur x1.5-2 ? 

  11. Voir respectivement les sondages OpinionWay-Fiducial pour Le Figaro réalisé le 6 mai 2012 et CSA/CISCO pour La Croix réalisé le 22 avril 2017. 
    Voir également Anne-Laure Zwilling, « Le vote des musulmans aux présidentielles », sociorel, 20 juillet 2012 et Blandine Chelini-Pont, « Le vote des musulmans en France (2002-2022) : de l’électorat captif à l’électorat capté ? », Revue du droit des religions, 16 | 2023, 83-104

  12. Voir notamment Ipsos, « Le regard des Français sur l’antisémitisme et la situation des Français juifs - 2024 », p. 22, qui recense les 16 préjugés antisémites testés et rappelle les chiffres des études antérieures.

  13. On peut renvoyer à l’article de Nessi Gerson paru en juin 2024 dans le premier numéro de Daï.

  14. Et à la tribune de Tal Bruttmann et Christophe Tarricone dans ce même numéro de juin 2024. Ainsi qu’à l’entretien que donnait Jean-Yves Pranchère à Akadem en juin 2022.

  15. Eva Illouz, Le 8-Octobre, généalogie d'une haine vertueuse, collection Tracts (n°60), Gallimard, octobre 2024.

  16. Citation de l’enquête RAPFI extraite par Jonas Pardo et Samuel Delor in Petit manuel de lutte contre l’antisémitisme, p. 400. Voir tout le chapitre pp. 399-406.

  17. Op. cit., p. 402 

  18. Voir à ce sujet l’interview qu’il donnait à Tribune Juive en 2019 :
    Sarah Cattan, « Un café avec Patrick Haddad, maire de Sarcelles », Tribune Juive, octobre 2019.

  19.  La poignée d’Avrane comme patronyme que l’on trouve sur Généanet sont des juifs roumains émigrés en France au tout début du XXᵉ siècle. S’agissant du prénom Avrane, il est introuvable.

Précédent
Précédent

Séphara𝑏e

Suivant
Suivant

Les derniers Juifs d’Égypte