Déambulation
Haïm / illustrations : Léo Nataf • 4 décembre 2025
Une grand-mère, une langue perdue et des gestes qui collent au corps. Et au milieu court une enquête : retrouver un « chez soi » quand aucun lieu ne nous réclame. Voguant entre les fractures intimes laissées par l’exil, l’assimilation et le silence, Haïm nous livre sa tentative de rassembler les éclats d’une judéité nord-africaine et d’habiter pleinement ce qui reste.
Je suis avec mon ami Saber, peu de temps après le 7 octobre. Je dis : « Ma grand-mère va mourir, et plus personne ne parlera arabe dans la famille ». Mes larmes m'informent que ça me fend le cœur. Ou que mon cœur est fendu, à cet endroit, sans que je m'en sois rendu compte avant.
Saber pose sa main sur la mienne. Lui c'est un arabe qui a le droit de se dire arabe. Qui parle arabe. Qui mélange les an et les in en français. Qui fait des cigares farcis comme ma grand-mère, mais moins bons, quand même - il est venu chez moi avec les ingrédients, dans l'objectif énoncé de la surpasser.
Saber : « Je le dis à tous mes potes arabes en ce moment. Il faut partir. On ne peut pas rester dans un pays qui nous déteste. Tous ceux qui peuvent partir devraient partir ».
Et je me vois pleurer, comme de l'extérieur, comme de très loin, de bien bien avant. En ce moment je pleure le Maroc, je pleure l'Algérie, je pleure l'endroit arabe de moi, celui qui est tissé à la terre et à la magie, celui qui est comme l'eau pour Tantale, juste là mais impossible à boire. Et j'ai tellement soif.
Combien j'ai envié, enfant, les camarades qui passaient les vacances « au bled ». Et aujourd’hui Saber qui me décrit ce bout de plage tunisienne qui sera toujours chez lui.
Dans la rue, on m'engueule quand je mange pendant le ramadan. Après avoir entendu l'accent (en français) de ma grand-mère, le chauffeur de taxi me parle arabe. J'ai honte de ma réponse à « ah tu connais bien le Maroc, alors ? ». J'ai honte, j'ai mal, j'ai deuil, j'ai un trou à cet endroit qui a perdu sa langue et son ancrage.
Mon frère a appris l'arabe, adulte, mais ce n'est pas celui de notre famille, et notre mammy ne le comprend pas. Quand ça s’effondre dans ma poitrine, il me semble que c’est un dialecte entier qui s'éteindra avec elle, avec cette génération de juif.ve.s qui ont voulu permettre à leurs enfants d'être de vrai·e·s français·e·s.
Je parlais avec une copine qui a mal à un endroit similaire, qui manque de transmission, aussi, et on se demandait si c'est légitime, ce deuil d'un endroit inconnu, depuis nos privilèges de français·e·s avec passeport et sécurité sociale. Ce deuil de l'exil de nos parents, dont on ne dit rien. Et je me suis entendu dire : non seulement c'est légitime, mais c'est le rôle de notre génération. Celle d'avant a dû croire au mythe de l'intégration et de « c'est fini l’antisémitisme », celle d'encore avant croire au mythe colonial. Et nous, on est suffisamment dehors pour regarder comment on est dedans. On a assez pour voir ce qui nous manque. Mon père parle d'aller de l'avant. Mais je crois qu'aujourd'hui aller de l'avant c'est regarder en arrière.
Dans mon rêve de cette nuit, un grand homme sombre - comme un patriarche de ma famille - recule pour qu'on le voit tout entier, montre sa mallette, et dit « nous allons tous empoisonner vos deux rivières ».
Je ne sais pas ce que ça veut dire mais je me réveille en sursaut. Et je sais qu'il faut m'en souvenir. Il me semble que l’avertissement indique qu’il n’est pas trop tard pour éviter le poison.
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Un ami est en Algérie avec sa famille, sur les traces de ses ancêtres. Il m’a envoyé des photos du cimetière juif d’Oran, plein de Bensoussan et de Benhaïm. Il y a un Haïm Bensoussan. Je ne savais pas, en me choisissant ce nom. C’est déroutant de se rappeler que l’Algérie des juif.ve.s a existé, vraiment. Il semble depuis mon enfance qu’elle a été effacée par un grand coup d’histoire, dans les années 60.
Vers la fin de sa vie, quand j’allais rendre visite à ma grand-mère à la maison de retraite, elle disait : je vais partir bientôt, je rentre à Oran, chez mes parents, ils me manquent mes parents. Et j’ai envie de croire qu’elle est rentrée à Oran, qu’elle est avec ses parents, maintenant. Mais il me semble que ce Oran-là n’existe plus que pour les mort·e·s.
C’est ce qui m’a le plus cassé le cerveau dans notre dispute avec S., après le 7 octobre. Elle a dit qu’elle voulait que les Juifs rentrent chez eux… Combien j’ai pleuré sur cette phrase. Ma mère a construit un riad à Meudon. On a vécu dans une ode au paradis perdu du Maroc, dans l’arrachement d’un ailleurs inaccessible, « les meilleurs années de ma vie », qui s’arrêtent à ses 13 ans. Du côté de mon père, l’Algérie est un silence. Les grands-parents ont parlé des bombes et des menaces de mort des voisins, du jour où on a mis des morceaux de verre dans la gamelle de leur chien, et de comment il est mort, lentement. Un grand-oncle m’a parlé de ce cousin qui est parti de son pays en courant, pourchassé, menacé de mort, il a couru jusqu’au port avec rien d’autre que ce qu’il avait dans ses poches, il est monté dans un bateau et il n’est jamais revenu.
Le 8 octobre, ma sœur et son mari et le bébé dans son ventre ont pris le seul avion qu’ils ont réussi à réserver, il n’y en avait pas pour Paris, ils sont allés en Grèce, et ils sont restés là-bas plusieurs mois, en errance. Ma soeur racontait ses cauchemars de membres du Hamas mélangés aux nazis, qui rentraient chez elle la nuit.
Je sais qu’on a eu des exils de riches. Je sais qu’on va bien, à peu près, je sais qu’on ne peut pas comparer aux autres horreurs, aux vraies horreurs. Personne n’est mort d’exil ou de guerre dans ma famille, à part le chien de ma grand-mère.
Mais quelque chose se brise dans ma poitrine quand S., quelqu’un que j’aime depuis près de 15 ans, mon premier amour, mon amie, ma camarade d’écriture et de vie, blonde, blanche, bretonne, me dit que nous devrions rentrer chez nous. Mon papy, ma grand-mère, sont la première génération où on s’est posé la question de les enterrer en France ou en Israël. Ceux d’avant étaient enterré·e·s là où iels vivaient et pensaient vivre encore longtemps. Ici ma famille n’a pas d’histoire. Nos noms n’existent nulle part. Seulement au Maroc, seulement en Algérie. Et ce n’est plus chez nous non plus.
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J'ai montré une photo de ma grand-mère au groupe des copain·e·s queer. C'est la photo du moment précis où je lui ai parlé de ma non binarité pour la première fois. Je la prenais en photo avec le bébé de ma sœur et elle a dit « alors tu es tata ?! » Et j'ai dit « on a choisi tontie, c'est un mélange de tonton et tatie » et elle a eu un rire grinçant « tu es folle ! » Ce visage qui se marre je l'ai pris en photo, précisément. Il y a quelque chose de douloureux dans cette photo. Rien de méchant. Mais pas exactement tendre non plus. Et clairement ne pas se rendre compte que c'est important, ce que je lui dis là.
On parlait de NBphobie¹, alors j'ai sorti cette photo, parce que c'est drôle et touchant et triste en même temps et que j'avais envie de partager avec des gens qui comprennent. Et il s'est passé quelque chose d'étrange quand j'ai tourné mon écran à la cantonade : j'ai eu le sentiment de leur faire un coming out aussi. Parce que ma mammy m'out comme non blanc.he. On ne peut pas avoir cette mammy-là et être blanc.he. Alors qu'on peut avoir ma tête et mes manières et mon parcours (ou ce qu'on en sait en superficie) et être blanc.he. Ma mammy elle a un visage du Maroc, elle porte une tunique du Maroc, elle est assise à sa table du Maroc avec ses tissus du Maroc et même son rire, que j'imite en racontant l'anecdote, il est du Maroc.
Je suis la seule juive dans la pièce. Il y a un autre arabe, on s'est repérés, c'est quelque chose qu'on sent, le petit hochement de têtes entre racisé·e·s, dans une pièce pleine de blanc.he.s. Le même qu'on s'adresse entre queers qui se sont reconnu·e·s au milieu des cis-hét. Personne n'a ri de ma mammy comme elle a ri de mon auto-appellation tontie. On était en petit cocon de soutien adorable. Mais personne n'a reconnu la voix que je faisais en l'imitant non plus. Alors que ce n'est pas juste la voix de ma mammy, c'est la voix de nos mammies (il me semble). C'est dur de trouver un endroit où on est vraiment chez soi.
Quand je travaillais à l’Alliance Française en Australie, j’ai installé une exposition sur les identités multiples. Il y avait deux grands tableaux, l’un disant « where are you from ? » et l’autre « no, where are you really from ? ». Le moment où on se tenait juste toutes les deux, l’artiste et moi, face à ce mur où je venais d’accrocher les petits cartels, et où je lui ai dit « I’ve been told that », et où elle n’a pas été surprise, ça a été la première fois que je me suis senti·e concerné·e par le racisme.
J’avais 22 ans. Avant, je pensais que j’étais blanche. Et que ma famille n’avait pas d’histoire migratoire. Donc, pas d’histoire avant 1974, la date d’arrivée de ma mère à Boulogne Billancourt, à 13 ans.
Il y a quelques semaines encore, dans un appel groupé de famille, j’ai dit « les blancs » et ma mère a ri : « pourquoi tu dis les blancs, nous tu crois qu’on est quoi ? ».
Ma mère est tellement mate et a les cheveux tellement frisés qu’on lui a déjà dit « ah beh t’es juive ? Je ne savais pas qu’on pouvait être juive et noire ». Ma mère rit quand elle entend des blagues en arabe, mais elle est sûre de ne pas parler arabe. Ma mère a fait construire un riad à Meudon. Elle prépare du couscous et des œufs à la tomate au cumin dans sa cuisine pleine de carrelage coloré, elle dit « aïe mes aïeux » et elle fait de la sorcellerie.
Exactement comme les blancs.
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Je me souviens surtout des coussins. Une foule de tout petits coussins doux et colorés, sur des banquettes moelleuses, devant des murs couverts de tableaux qui évoquent, chacun à leur façon, des paysages marocains. Je me rappelle m'asseoir sur la banquette, et regarder mon arrière-grand-mère dans sa tunique, qui raconte des choses et qui rigole. Elle avait beaucoup d'humour. C'est curieux, mais la seule phrase d'elle qui est restée dans ma mémoire c'est « les frites, c'est meilleur quand on les mange avec les doigts ». Je me souviens d'elle, plus tard, avec la bonbonne à oxygène et le tube dans son nez. On l'appelait Mamie Suzanne, comme on appelle ses enfants Tatie Monique, Tatie Annie, Tonton Hervé. On a gardé les noms de la génération de ma mère. Parce que le temps s'est arrêté quand la famille a quitté le Maroc. Au début des années 70, la famille de ma mammy a emménagé dans une même rue de Boulogne. Et puis elle n’a plus bougé.
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Je me suis retrouvé·e le visage dans les mains, les larmes qui ruissellent, et par un hasard du geste, trois doigts de ma main droite se sont placés sur mon front. Comme à la synagogue. Et c'est sorti tout seul : shéma, Israel, יי eloheynou, יי eHad. Et dans mon cœur quelque chose s'est agenouillé. Je ne prie plus depuis si longtemps. Et quand je prie, ça commence par « pardon » comme avec ma mammy : je sais que je devrais appeler plus souvent. Je suis tellement tellement désolé·e. D'avoir oublié où est mon chez moi. J'ai peur. De ce que j'entendrai quand enfin je rouvrirai l'oreille.
J’essaye de me rassembler. Doucement. De retrouver mon centre, de voir ce qu’il y a autour. Je repose les bouts de moi les uns sur les autres, je mets de la glue, fais sécher en soufflant, comme on ferait un golem en cours d’art plastique. Sur le front du golem, un mot pour lui donner la vie : אמת vérité.
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Course de relais, passer le témoin, de génération en génération. Depuis les deux morts, de mon papy et ma grand-mère, et encore plus depuis le 7 octobre, j’essaye de dire quelque chose de ma famille. Déjà, m’autoriser à voir qu’il y a quelque chose à dire. Que le silence, l’absence de récits et de représentations n’est pas dû à une normalité, mais à un interdit de penser. Je commence à entre-apercevoir là où le passage a loupé. Dans les corps. Il me semble que mes grand-parents n’ont pas pu se poser la question de la transmission, parce qu’elle s’était faite pour elleux de corps à corps, par la répétition des gestes et des trajectoires, ancrée dans un territoire qui s’appelait « chez nous ». Alors, probablement, c’était trop vertigineux, dans un contexte de clivage et d’urgence, et d’injonction à partir, vite, puis s’assimiler, de voir que ce corps-à-corps ne pourrait plus aller de soi, qu’il allait falloir faire exprès de dire.
Ma mammy ponctue ses phrases avec de l’arabe, comme si on comprenait. Depuis l’adolescence je lui demande de m’apprendre, et elle répond avec des jurons en arabe, en riant.
Je crois que sans s’en rendre compte, en venant s’installer en France, nos grands-parents sont devenu·e·s le témoin, au lieu de le passer. Iels se sont assis·e·s par terre, en pleine course, iels étaient fatigué·e·s du voyage, le témoin ressemblait à un cigare au poulet et aux amandes, alors iels l’ont mangé. Et nous on est sur la piste et on ne sait plus dans quelle direction courir. On les voit vieillir, et on se rend compte que quelque chose de crucial a été oublié, et qu’il y a urgence. Je me vois écrire en patchwork, sans trouver avec quel fil tisser ces bouts d’expériences, parce que tout est morcelé. Je me vois incertain·e d’où est le centre, d’où est la marge, et quelles graines arroser. C’est terrible, de sentir qu’il y a quelque chose à savoir, tout en ayant été privé·e·s des mots pour le penser. Nos attachements à ces judéités-là d’Afrique du Nord sont indicibles. Il y a cette envie de protéger les façons d’être juif·ve·s des générations précédentes, mêlée de la peur que ce soit faire semblant. Ma sœur vient d’avoir un bébé. Pour qu’une maison où on jure en arabe, où on porte la djellaba, où on rit comme ça, où on tape des mains comme ça reste familière pour lui, que faut-il qu’on réinvente de nous-mêmes ? Quelque chose de moi est terrifié·e à l’idée que tout cela disparaisse. En même temps, je ne vois que cette question-là : qui sommes-nous, comment sommes-nous juif·ve·s, que transmettons-nous ? sont des questions très très juives. Qui peuvent se conjuguer au présent.
Mon prof de chant m’a dit qu’on entend, à mes intonations, que je suis arabophone, je lui ai dit : je ne parle pas un mot d’arabe. Alors, on a spéculé ensemble sur comment l’oreille façonne la bouche, comment grandir entouré·e d’arabophones a positionné ma langue différemment. Je m’interroge sur l’hybridation de nos corps diasporiques, et sur comment les habiter pleinement, chérir, mettre à jour (avant qu’il soit trop tard), les récits d’avant, et tisser avec ce qui se construit aujourd’hui.
Ma mammy est allée à un concert de Maître Gims. Je regarde en boucle les vidéos envoyées par ma cousine, où elle danse en tapant des mains, avec son grand manteau chic et ses boucles d'oreilles à clip. J'adore comment elle tape des mains. Je me suis rendu compte qu'on ne tape pas des mains comme tout le monde quelques mois après la mort de mon papy. J'étais à Saint-Michel, un gars jouait de la musique sur la place, et un vieux monsieur arabe tapait dans ses mains en rythme, les mains bien à plat et qui vont vers le buste à chaque clap. Et j'ai fondu en larmes. Parce que je reconnaissais mon papy. Parce que sur cette place avec ce vieux monsieur et autour plein de blancs, je découvrais que j'étais arabe. Et que j'étais endeuillée de mon papy arabe. Les blancs ne tapent pas des mains comme ça. Ma mammy bouge les épaules et tape dans ses mains et rit. Et nous aussi on rit qu'elle aime autant Maître Gims, on en parle au repas de famille et elle dit : « Ah vous allez vous ennuyer quand Mammy Blue ne sera plus là ! »
Oui.
Haïm est poéte·sse, psychologue clinicien·ne, enseignant·e de yoga et interprète. Formé·e à Sciences Po Paris puis à la psychologie psychanalytique et transculturelle, iel rassemble dans ses pratiques les dimensions sociétales et intimes. Sa poésie est à ce jour rassemblée en trois recueils (non publiés), autour de la spiritualité (Spirale ascendante, 2021), la douleur et l’endométriose (Endo-mots, 2022), la sensualité queer (Co·cons, tendresses en corps, 2023). Aujourd’hui, son travail se tourne sur les questions de transmission juive et séfarade, étayé par différents espaces communautaires, en particulier les études à Ze Kollel et les rencontres permises par Radical Mitzvah.
Artiste Plasticien, né en 1994 à Paris, Léo Nataf est Diplômé de l’école d’art Saint Martins à Londres, il vit et travaille à Saint-Denis. Passionné d’anthropologie, sa démarche est rythmée par des aller-retour entre
sa propre culture et celles des autres, entre histoires individuelles et Histoire collective. On peut retrouver son travail à cette adresse.
Notes de bas de page
Discrimination contre les personnes non binaires