L’intégration, question juive et question universelle

À propos des Paradoxes de l’intégration de Bruno Karsenti

Bruno Karsenti, Daï / illustrations : Alexandre Journo 4 décembre 2025

Synagogue Buffault

Le philosophe politique Bruno Karsenti a publié en octobre Les paradoxes de l’intégration, un essai où il théorise – à travers le cas juif – l’Émancipation en Europe et ce que signifie l’intégration. Il le fait dans le temps long, de l’expulsion des Juifs d’Espagne à l’avènement d’Israël, en passant par Hermann Cohen ou Joseph Salvador. Daï l’a interrogé pour mettre au jour ce lien constitutif entre l’émancipation et l’idée européenne, chère à nos confrères de la revue K, penser l’intégration comme un processus qui change et l’intégré et l’intégrateur, et comprendre pourquoi selon lui elle « grippe » aujourd’hui. 


Daï : Dans le sous-titre de votre livre, et aussi dans le sous-titre de la revue K, quelque chose qui nous frappe, c'est cet accent mis sur l'Europe, l’Europe et les Juifs. Pourquoi cette évidence de la question européenne ? 

Bruno Karsenti : Pour vous répondre, je vais prendre l’angle le plus large. J’essaie de donner, dans le premier chapitre du livre, une définition de la perception que le peuple juif a de lui-même, dans l’époque exilique où il est censé, selon la tradition, vivre encore. Peuple polycentrique, c’est plus précis que diaspora. Ce polycentrisme est régi en profondeur par une bipolarité, qui fait que tous les centres n’ont pas la même valeur. Le premier centre, c’est le royaume perdu, la Terre promise, elle est fondamentale, même si sa conquête est suspendue, l’exil n’étant pas achevable par voie de conquête. Et le second, c’est le lieu de ce que j'appelle la « souffrance significative », fond de l'expérience juive comme devant forcément faire une place, sans s’y complaire mais en la reconnaissant comme inéliminable, à la punition qu’est l’exil. Les deux pôles sont corrélés d’une manière plus profonde encore : pas de galout (exil) sans guéoula, sans espoir de « rédemption », et la rédemption pointe vers la Terre promise. Dans ce polycentrisme, la tension entre ces deux pôles est permanente : il y a un centre particulier où culmine la punition, où elle prend sens, et il faut traiter cette souffrance à l’échelle du peuple entier. Et puis il y a un autre sens vers lequel on regarde pour se souvenir que l’exil aura une fin. L’unité de l’ensemble se tisse de cette manière. C’est la « question juive » au sens le plus large. 

A l’époque moderne, cette question s’est formée en Europe. Les premiers Juifs à se l’être posée de cette manière, ce sont les juifs de la Renaissance espagnole, ceux qui seront catégorisés comme Marranes, dit Yerushalmi¹:  ce sont ceux qui ont fait l'expérience sociale la plus intense, non pas à l’intérieur, mais à l'extérieur, et que les persécutions et l’expulsion ont poussé à revenir à l'intérieur pour y importer des interrogations nouvelles. Et ce mouvement, il eut lieu en Europe. Cette centralité de l’Europe n’est pas prioritairement axée sur l’émancipation, mais sur la « question juive ». C’est un mouvement où la souffrance significative s’est formulée de cette manière, comme terreau d’interrogation nouvelle. Dans l’histoire des Juifs, l’Europe est pourvue d’un sens de reconstitution de leur conscience intégrale de peuple, à partir de cette époque, et jusqu’à la Shoah. Après, cela devient plus compliqué à décrire. Mais je soutiens dans le livre que ce centrement en Europe subsiste, en dépit de la croissance et de la supériorité des deux grands centres que sont les Etats-Unis et Israël. Précisément en raison du genre de souffrance significative que la Shoah a représenté. 

Ce dont on s’est progressivement aperçu, c’est que l'Europe et les Juifs ont une double histoire, une histoire mêlée. Cela ne veut pas dire qu'il n’y a pas d'autres lieux d'existence et de questionnement sur ce que sont les Juifs. Mais la radicalité de ce questionnement, et sa reformulation d’une condition valant pour le peuple entier, trouvent en Europe leur racine. Et surtout, l’Europe en est complètement irriguée, dans le questionnement politique qu’elle met en place pour passer à la constitution d'États-nations modernes. Dans l'économie du polycentrisme, l’Europe est unique pour ces deux raisons.





Pour définir le projet européen, vous parlez dans l'introduction du livre de « lucidité socio-historique ». Pourriez-vous en dire quelques mots ? 

Ce que je dis en ouverture du livre c’est qu’une lucidité nouvelle naît, tardivement, après 1945, et plus précisément à partir des années 60, de ce que le réglage entre égalité et homogénéité, le problème de l’intégration, si vous voulez, est plein de périls qu’on sait devoir neutraliser. Et que le retour réflexif sur la Shoah, la considération du crime interne qu’elle représente, a fait franchir ce seuil de lucidité.  

Il y a donc plusieurs échelles dans l’appréhension de l’Europe dans ce livre : d’une part l’Europe moderne, une Europe dans laquelle le projet européen n’est pas immédiatement formulé, empêché par les nationalismes des XIXème et XXème siècle, au sein duquel se loge le colonialisme ; d’autre part l’Europe post 1945 et post-reconstruction ; et dans cette dernière, l’Europe post-Shoah. Je détache cette dernière figure. La lucidité grandit à mesure que la conscience du crime se forme et que les pays européens se disent qu'ils vont devoir reposer sur des principes nouveaux, qu’ils vont devoir relativiser la législation de chacun des États, combattre le nationalisme, faire leur examen permanent quant aux catégories de population qu’ils sont capables d’accueillir, d’intégrer. Ils vont s’engager dans la décolonisation, source de questionnements qui vont rejoindre cette prise de conscience et l’approfondir. Un autre seuil de lucidité se place là. Il n’est pas réductible cependant à celui qui a pour socle la Shoah, avec la question qu’elle ouvre, sous le prisme singulier de la minorité juive, de ce que sont les minorités en général, et des rapports entre majorité et minorités passés au double crible de l’homogénéisation et de l’égalisation. 





Et cette période de lucidité historique, dîtes-vous comme point de départ du livre, est en train de se résorber ?

Le diagnostic que j'en fais est que nous arrivons à un moment où ce qui était tacitement admis, compris par le grand nombre, se brouille. La fonction d’analyseur politique de la Shoah – pas simplement le rappel de l’ampleur du crime, mais la réflexion sur ce qu’il dit de spécifique de l’Europe elle-même, est en train de s’estomper. On ne manque pas de connaissances à ce sujet : les historiens travaillent, on connaît de mieux en mieux le processus qui a mené à la Shoah, son déroulement. Le problème se trouve ailleurs : il gît plutôt dans le rapport entre science et politique, c’est-à-dire dans la signification politique qu’on donne à ce qu’on découvre. C’est grave, parce que la question de l’intégration, qui s’était posée sur le socle de la mémoire post-Shoah, touche à un nœud essentiel des processus de nationalisation que l’Europe a cherché à renouveler en se reconstruisant. Cette question ne peut pas se poser de la même façon avec la mémoire post-coloniale. Ce que fait voir la question juive doit être préservé. Ce qu’elle éclaire ne peut être annulé par les autres dimensions de l’histoire des États européens, au moment où ceux-ci cherchent, non sans peine, à se construire une mémoire post-coloniale – ce qui est nécessaire et ne parvient toujours pas à se produire depuis des décennies. Le livre propose en conclusion une forme de distinction et de réarticulation des mémoires. Mais pour cela, il est d’abord nécessaire de rendre à l’histoire de l’intégration de la minorité juive son épaisseur propre et ses ambivalences. 





La fin de cette période est-elle uniquement due au passage du temps, au fait que l’on soit 80 ans après la Shoah ou est-ce dû aux études post-coloniales qui auraient fait dériver la focale ?

Le temps joue, évidemment. Mais je pense que ce qui joue, plus que le post-colonialisme en réalité, c'est la crise démocratique des pays européens. S’il y a une cause majeure, elle est dans ce que les processus de nationalisation, qui en réalité continuent de se dérouler ne sont plus au cœur des débats politiques.  Ce qu’on a alors, c’est la montée des nationalistes d’un côté, et de l’autre la radicalisation d'une gauche qui se détourne du problème réel. Une gauche qui n’est plus guidée par l’idée que c'est la justice sociale et la composition de la société dans son ensemble qui doivent être prises en charge démocratiquement. Un écart entre le nationalisme d'une part et ce que j'appelle le spontanéisme – la critique sans aiguillon et livrée à elle-même – de l'autre. Tout cela fait que l’on a une crise dont le point culminant est la mise sous tension des différents groupes qui composent les sociétés nationales. Une mise sous tensions surdéterminée, c’est le point fondamental, par un dérèglement du rapport entre majorité et minorités. C’est dans ce contexte que la leçon de Shoah ne pénètre plus réellement le débat public.





Et le post-colonialisme ? Dans votre livre, c’est laissé un peu en ouverture. 

Les post-coloniaux ont le mérite d’indiquer un aspect de la tension dont je viens de parler. Ils soulignent à raison que sur la Shoah se posait une question de mémoire plus intense que celle qui porte sur la mémoire des crimes de la colonisation. Mais ce fait, ils l’interprètent mal. Cette mémoire doit son intensité au fait qu’elle touche à une destruction de soi de l’Europe. C’était là la raison de l’intensité maximale. Ce n’est pas que les Juifs bénéficient du privilège d’être des victimes plus intéressantes que d’autres. Le type de victimes qu’ils représentaient était celui sur lequel s’était projeté le rêve européen lui-même, au sein des sociétés européennes. Il y avait dans la Shoah une dimension d’autodestruction, à travers les juifs. Les post-coloniaux, voyant cette intensité maximale, y répondent en disant que l’Europe était tout aussi constitutivement coloniale. En bout de course, ils appellent les juifs actuels à les rejoindre dans cette condition minoritaire qui aurait son épicentre chez les « colonisés ». Je pense que cette hypothèse limite du post-colonialisme – le colonialisme comme « laboratoire » européen, une Europe dans laquelle les catégories fondatrices de la citoyenneté prétendument égalitaire auraient été élaborées à partir d’une domination externe réincorporée à l’intérieur – est un sophisme. Et que ce sophisme est une réaction à un problème que pose en effet la mémoire post-Shoah : que veut dire intégration des minorités, et quelle place la minorité la plus intérieure et qui se conçoit comme structurellement minoritaire occupe-t-elle dans cette problématique ?  Je pense que le colonialisme a fait partie de l'histoire de l'Europe, et que reconnaître ce que cela signifie pour l’Europe actuelle n’est pas encore acquis ; mais il n'est pas pour autant constitutif des processus de nationalisation qui définissent l'Europe.




Dans ce travers du post-colonialisme que vous identifiez, qui estime que les travers de l'Europe sont sa constitution-même, renvoie à un autre peut-être symétrique. Dans un livre qui revient souvent dans la rédaction de K, Les penchants criminels de l'Europe démocratique, il y a aussi ce diagnostic selon lequel l'idée européenne, l'idée d'universalisme contiennent la même violence et constituent la même chose que le nationalisme intégral, que les Juifs comme minorité irréductible paient le même prix avec Jaurès et avec Barrès. 

J’admire le livre de Milner pour une raison simple : il a libéré la possibilité de parler de la question juive aujourd'hui². Donc j'ai toujours reconnu une dette à l'égard de ce livre. En même temps, j’ai souvent débattu avec lui sur ces questions. Nos visions de l'Europe diffèrent – je veux dire, du sens qu’a l'Europe en tant qu’entité politique singulière, à même de poser le problème de l’intégration comme aucune autre n’est capable de le faire. 

Tout réside dans l'idée de « penchants », que j’évoque d'ailleurs au début du livre. Il est certain que l'Europe s'auto-analysant après 1945 a compris qu'elle avait des penchants criminels, au sens où elle avait des inclinations qui lui venaient de l'intérieur, et qui, dès lors qu’on les reconduit à cette intériorité même, touchent ce type de cible bien particulier que sont les Juifs. C’est la grande intuition de Milner : on doit débusquer dans l’idée même de l’Europe l’ambivalence à l’égard de ce sujet que l’on veut à la fois émanciper et détruire.

Ensuite, tout dépend de comment l’on comprend cette ambivalence. Une ambivalence, au sens freudien, c’est la coïncidence du positif et du négatif sur un même point. L’histoire des juifs modernes européens l’illustre exemplairement : attente et rejet à la fois. Tenir l’ambivalence, c’est donc se retenir de ne voir qu’une partie, ce à qui est le risque pris par l’argumentation de Milner dans ce livre (qu’il a d’ailleurs tempéré, me semble-t-il, dans ses livres suivants, notamment celui sur la lecture de la Révolution française). Post-45, si on estime que la Shoah a effectivement compté comme catégorie d’auto-analyse de l’Europe, alors il faut se demander comment faire pour qu’elle compte encore. C’est ce que j’ai fait. J’ai travaillé à l’intérieur de l’ambivalence de l’idée d’Europe, pour restaurer la lucidité dont on parlait tout à l’heure, sur des bases plus complexes certes, mais pas immaîtrisables.





Dans cette idée d'Europe, vous faites un distinguo important entre assimilation et intégration. L’assimilation est un acte unilatéral de la part de l’assimilé, tandis que dans l’intégration est une relation entre intégrateur et intégré, où les deux se changent mutuellement.

Cette manière d’aborder l’intégration, je l’ai d’abord lue chez Amos Funkenstein dans Perceptions of Jewish history³. Et j’en ai donné une traduction sociologique. Il fallait bien distinguer les trois termes, émancipation, intégration, assimilation. L’assimilation est un abandon des traits visibles, des conduites de vie, une immersion complète dans le milieu d’accueil au point de devenir indistinct, et, dans certains cas, de se fondre jusqu’à la disparition. L’émancipation, si on lui donne un sens national fort, homogénéisant, contient l’assimilation comme horizon : il est normal que des individus suivent cette trajectoire à partir du moment où il y a égalisation des statuts, avec l’homogénéisation qui en est le corrélat. L’émancipation lance le mouvement et l’assimilation doit le recueillir. Entre les deux, sur ce chemin, il y a l’intégration. Si le concept a une nécessité, c’est pour décrire le fait que ce sont moins des individus qui s’intègrent que des groupes. Or quand les groupes s’intègrent, ils se modifient, précisément parce qu’ils admettent en eux une certaine individualisation de leurs membres. Ces individus s’extirpent du joug unique du groupe, mais sans que le groupe ne cesse d’exister. Cela induit des changements dans les normes internes du groupe. Ces groupes minoritaires se disent alors forcément qu’ils comptent dans le tout. Ce qui leur arrive peut aussi modifier la société nationale, et ils le savent. C’est exactement ce qui est arrivé aux Juifs. Ils se sont dits au moment de leur émancipation et de leur intégration que leur place n’était pas anodine, qu’ils pouvaient avoir sur la conquête des droits quelque chose à dire que la culture majoritaire ne voyait pas. C’est arrivé aux Juifs d’Europe, non sans difficulté. En France, en Allemagne, en Autriche-Hongrie, sous des modalités particulières, qui ont produit des rapports chaque fois différents rapports entre minorité et majorité.

C’est cette manière de poser le problème de l’intégration qu’il faudrait remettre à l’honneur aujourd’hui : la contribution des cultures minoritaires à la culture majoritaire. Avec le double mouvement que cela implique, les modes d’individualisation, les compréhensions politiques de l’émancipation, qui en découlent dans chaque cas.





Neues Synagoge de Berlin, Oranienburgerstrasse

Dans votre livre, vous l’articulez en deux pendants, la France d’un côté, l’Allemagne de l’autre. Quelles sont les différences entre ces deux modèles ? 

En Allemagne, le thème de la nation est passé au crible du romantisme, qui a fait que les Juifs en s’émancipant étaient enjoints de démontrer une affinité fondamentale avec un projet national qui se concentrait sur une expérience du propre de la nation. Une chose m’a fasciné dans le monde juif allemand, jusqu’à Hermann Cohen, c’est le succès de Fichte. Fichte a écrit juste après la Révolution Française des lignes d’un antisémitisme virulent ; il exclut la possibilité même de corriger les Juifs, disant qu’il faudrait au fond leur changer de tête, et donc commencer par la leur couper. En gros, ils sont in-intégrables. Mais en 1806, il prononce un discours sur le renouveau national allemand éprouvé dans la défaite qui allait trouver de fortes résonances avec ce que Juifs cherchaient pour eux-mêmes. La consonance entre peuple juif et peuple allemand se lit à partir de là. Il est propre à l’Allemagne et donne à la Judenfrage (la question juive) une tonalité unique : c’est comme nation, sur un point d’identité communément éprouvé, que les juifs se questionnent comme le font les Allemands en quête de leur unité.

En France, les choses se passent très différemment. L’acquisition des droits se fait indépendamment de l’esprit du judaïsme. Cet esprit est repris, plus tardivement, une génération après, surtout chez Joseph Salvador. Dans son premier livre, en 1822, naît l’idée – qui n’a rien d’absurde, si on lit bien le Contrat social – que Rousseau n’a fait que confirmer Moïse. Cela donne un tour très différent à la question juive. Celle-ci peut passer directement par l’acte politique révolutionnaire, la souveraineté de la loi comme déclaration de la volonté générale. Il s’ensuit qu’une certaine assimilation – indistinction des traits visibles, effacement des pratiques et même des croyances juives – peut devenir un support paradoxal de renouveau de l’identité juive. A partir du milieu du XIXème siècle, il s’est passé quelque chose de très particulier en France : c’est du côté des assimilés, des juifs périphériques, que la défense des Juifs a pris la plus grande force. À ce point que des non juifs ont été happés dans ce mouvement de défense. Gershom Scholem jugeait qu’un cas comme Péguy érigeant un portrait de Bernard Lazare en prophète admirable par tous était inimaginable en Allemagne. Bernard Lazare est une figure archétypique de l’assimilé. Il est tout à fait hors du cadre de la communauté, et il se rapproche du sionisme – de manière là aussi critique, non étatiste – en éprouvant la nécessité de défendre le droit des Juifs.

On a vraiment deux destins de la question juive complètement différents. En France, sur le signifiant juif se rejouent en permanence des questions de politique générale. Dès que cela apparaît, tout le monde se sent obligé de prendre position. Ce qui peut être éprouvant pour les Juifs. Mais ce qui fait aussi vibrer la question juive comme question de tous. Il y a là un échange permanent entre les deux plans, dont l’un et l’autre se nourrissent pour mieux s’appréhender.


Vous dîtes que l’intégration est un phénomène biface qui transforme l'un et l'autre à la fois. Quand on lit la littérature sioniste, à la lumière de cette définition de l’intégration, on se dit que le sionisme n’est peut-être pas une réponse à l’échec de l’émancipation mais à celui de l’intégration. Les Juifs ont été émancipés et se sont donnés à un autre nationalisme que le leur, et c’était là un don gratuit, qui n’a pas transformé l’intégrateur, estiment-ils. C’est ce que dit par exemple Joseph Schulsinger, qui édite Auto-émancipation en français dans les années 20 : « Cependant, par l’une de ces contradictions coutumières d’Israël, ces mêmes prêcheurs du suicide national s’établissaient nationalistes fervents des nations. Ils prêchaient la fusion des Israélites dans cet amalgame futur de leurs rêves, d’où sortirait une humanité idéale ; pour commencer, on versait Israël seul dans un creuset où nul autre peuple, hélas, n’entendait se fondre à lui. » Vous situez cependant ce sionisme comme une des manières européennes d’être juif.

Le sionisme est une réponse à l'échec européen, qui puise dans une matrice européenne. Avec le sionisme, les juifs disent : « nous voulons notre propre intégration, au sens d’une intégration qui nous soit propre, selon nos critères, puisés dans notre expérience européenne moderne ». Pour cela, ils construisent un État qui sera axé sur leur condition minoritaire, alors même qu’ils seront numériquement majoritaires. C’est le défi sioniste, qu’on a perdu de vue aujourd’hui. Et qui, à l’époque de la création d’Israël, suscitaient déjà de grandes incompréhensions. Ils veulent faire ce que l’Europe n’a pas réussi à faire. Pour cela, plusieurs options se présentent à eux, certaines plus conséquentes quant à l’impulsion minoritaire et ses exigences, d’autres beaucoup moins, promptes à majorer, si je puis dire, le devenir démographiquement majoritaire dans l’Etat. 

Mais au principe de toutes ces options, demeure le proverbe d’Hillel, « Si je ne suis pas pour moi, qui le sera ? Si je ne suis que pour moi, que suis-je ? Et si ce n’est maintenant, alors quand ? » (Pirkei Avot, 1:14). Léo Strauss estime que le sionisme repose sur la première et la troisième questions, mais oblitère la seconde. N’être que pour soi, c’est une perte ou un risque de perte, dont le sionisme fait par définition abstraction. On peut interpréter cette oblitération de de différentes manières.  N’être que pour soi, cela peut s’exprimer par le primat accordé à l’individualisme libéral, par exemple, ou encore par le fait pour un peuple d’absolutiser son identité propre, le primat du nationalisme. Et il y a aussi, évidemment, le problème de ne pas respecter comme on le devrait les minorités dans l’Etat – concrètement, d’oblitérer la question palestinienne. Je pense que le sionisme doit parvenir à se poser la deuxième question d’Hillel, et donc de se poser la question de ce que lui-même accomplit en termes d’intégration. Ce qui revient à lui reposer aujourd’hui la question de son inscription singulière dans l’histoire des processus de nationalisation. 

Plus jeune, j’étais – peut-être comme vous – un sioniste de gauche. J’ai adhéré à ce courant politique en me disant qu’une autre manière de poser la question de l’intégration, plus intelligente que celle des nations européennes et en extrayant le meilleur de ce qu’elles portaient, pouvait se dégager du sionisme, qui n’était pas une actualisation comme les autres du principe de nationalité. L’histoire a à plusieurs reprises percuté cette conviction, pour des raisons à la fois internes et externes à l’Etat juif. J’ai voulu dans ce livre, au moment le plus élevé de la crise du sionisme qui s’est avérée dès avant le 7 octobre et la guerre à Gaza – avec le mouvement démocratique initié dès mars 2023 – reprendre le problème à la racine. 


Votre livre est le troisième de ce renouveau de la collection « Diaspora » chez Calmann-Lévy. Vous consacrez dans votre livre un très beau chapitre sur cette idée de diaspora, entre polycentrisme et galouth, qui n’est pas exactement la traduction de diaspora. Quelle serait la conception juive de la diaspora?

Les études post-coloniales ont développé une nouvelle pensée de la diaspora. Parfois elles étaient en consonnance avec les réflexions menées du côté juif, parfois en opposition. Dans les cas d’opposition marquée, c’est la captation par les juifs du sens du mot qui est récusée. C’est ce qu’on lit chez Stuart Hall. Classiquement il y a trois diasporas archétypiques, les Grecs, les Arméniens et les Juifs. Mais le terme est tellement central chez les Juifs, il correspond si manifestement à leur structure polycentrique, qu’il semble pratiquement dépositaire de la définition canonique. « Diaspora », c'est la traduction dans la Septante de l’idée que le peuple est puni par Dieu en étant livré aux volontés des nations, puni par la subordination et la dispersion. Stuart Hall refuse cette acception juive, parce qu’elle emphatise nécessairement l’idée du retour et par conséquent justifie le sionisme en tant que colonialisme. C’est simpliste. Il y a des diasporas, et certaines, comme pour les juifs, posent avec acuité le problème fondamental de la condition minoritaire dans les Etats-nations. 

De mon côté, je considère que le terme est disponible, mais qu’il ne faut pas perdre le sens qu’il a chez les Juifs sous peine de laisser échapper sa portée politique générale dans la modernité. Les Juifs sont en effet habités par le retour. Mais le retour, au sens de la restauration du royaume, n’est pas à leur portée. C’est cette suspension qui crée des états de conscience très variables au sein du peuple. Et cela questionne évidemment le sionisme. Le sionisme n’a pas tranché la question en se calant sur le thème religieux, tiré d’Ezéchiel, du « rassemblement de tous les exilés. » Que l’horizon ait pu se dessiner, c’est certain. Mais le sionisme « réalisé », l’Etat de 1948, est celui qui reconnaît que le peuple juif sera toujours dispersé, que l’alyah, qu’on espère la plus forte possible, n’est pas une réappropriation du royaume. Les sionistes religieux dérogent toujours plus à ce principe, et c’est une dérive terrible. Je crois toutefois qu’ils ont perdu par avance. Car c’est la diaspora qui demeure le fond de l’expérience juive. 

Seulement, après la Shoah, le constat est que l’on ne peut pas faire sans un appui second. L’exposition de la minorité structurellement minoritaire, exilique, est trop grande pour qu’on puisse s’en remettre aux Etats, même démocratiques et égalitaires. Il faut donc que l’existence de l’État d’Israël – qui, comme le souligne Danny Trom, n’a pas formellement de constitution – s’articule à la « constitution » – au sens physique et non institutionnel - diasporique du peuple. Au fond, l’espace mental des juifs s’étale entre deux positions extrêmes : sionisme religieux (qui sort du sionisme stricto sensu), diasporisme antisioniste de l’autre (qui sort de la leçon généralement tirée au sortir de la Shoah). Reconnaissons la vérité : l’immense majorité des Juifs se situent dans l’intervalle, sans se laisser réduire à l’un ou l’autre. La conscience générale du peuple s’est configurée sur ces deux piliers à la fois. Mais, même quand on a dit cela, on doit encore reconnaître que l’un est subordonné à l’autre : l'État d'Israël est subordonné à l'existence et au maintien de la diaspora. Théologiquement et politiquement, l’État d’Israël doit forcément mettre au premier plan le fait qu'il existe pour le peuple juif tout entier. Cela lui donne des devoirs très particuliers en tant qu'État. En l’occurrence, le nationalisme, la fétichisation de l’identité nationale comme identité juive, lui est interdit.

Vous pensez que l’État d’Israël a failli à sa mission de protection le 7 octobre ? Ce polycentrisme qui s’est reconfiguré après la Shoah avec l’avènement d’Israël va-t-il de nouveau changer ?

On est dans un moment de flottement et d'incertitude. On sent qu’un équilibre change. Il change parce qu’Israël est attiré du côté des néonationalismes qui gagnent en général les démocraties libérales ; mais il change aussi parce que on s'est rendu incapable depuis l'Europe de penser ce qu’Israël représente dans la période post-Shoah. C’est aussi parce que l’on a perdu de vue ce qu’Israël représente pour l’Europe que la dérive peut se produire là-bas. Voyez comment Macron a rappelé à l’ordre Netanyahou : il a dit « n’oubliez pas que c’est à l’ONU que vous devez votre existence ». Sous-entendu : comme une concession rétractable, une grâce qui vous a été octroyée et qu’on peut vous retirer. Non, c’est faux : les Israéliens doivent leur existence à eux-mêmes, comme à une réalisation du droit des peuples que l’ONU n’a fait que reconnaître. Plus fondamentalement, cette existence est soutenue par l’Europe en tant que pointe avancée de la conscience quant au respect du droit des peuples, incarné par le peuple structurellement minoritaire sur lequel la persécution européenne s’était abattue. Revenir à ce principe, rappeler la mémoire post-Shoah, est la meilleure manière de rappeler à Israël ce qu’il ne peut pas être. Et à le contraindre de considérer comme il ne l’a jamais fait la question du droit des Palestiniens.

On est donc effectivement à un moment de changement. Comment anticiper le nouvel équilibre en train de se produire ? Ce qui continue de figurer dans l’équation, c’est qu’Israël en tant qu’État pour les Juifs compte effectivement pour la défense et la consistance subjective des Juifs partout dans le monde. Voilà ce que ne comprennent pas les antisionistes. À dénouer ce lien avec Israël, on affaiblit politiquement les Juifs où qu’ils soient.

Je ne sais pas exactement comment se reconfigure et se reconfigurera le polycentrisme après le 7 octobre, mais le pôle israélien, c’est-à-dire la relation de la diaspora à Israël, demeurera. Ce n’est pas évident à soutenir aujourd’hui, dans la mesure où le nationalisme dévore le sionisme en Israël même. Une pure politique de puissance s’exprime, qui perd le sens du genre de politique du droit qui fonde le « sionisme réalisé », Israël comme Etat de droit. 

Ce qui se passe aujourd’hui avec la bascule vers l’extrême-droite d’une partie des Juifs de la diaspora tient aussi de cela. C’est comme si des réflexes prémodernes remontaient à la surface : « nous avons été au bout de l'expérience moderne, nous devons revenir à l’expérience pré-moderne », dit-on en substance. Certes, on ne se fait aucune illusion sur un pouvoir d'extrême droite, Rassemblement National ou autre. Mais on préfère revenir à une logique d’alliance verticale, à des négociations avec le souverain. Ce qu’on ne voit pas, c’est qu’on abandonne là l’émancipation, précisément dans son sens juif moderne. C’est un pari impossible. Les Juifs, en deux siècles et demi, ont changé radicalement. Et ce qu’il faut plutôt constater, c’est que dans un contexte de crise des démocraties libérales fondées sur le droit, leur sort dépend d’une résolution interne de la crise – ni de son issue néonationaliste, ni des réponses qu’entendent lui donner les stratégies de rupture spontanéistes, promptes, comme on le voit on ne peut mieux avec les positions de LFI, à résoudre la crise sur leur dos. 

L’explosion de l’antisémitisme, y compris dans le monde anglo-saxon, atteste que nous ne pouvons nous passer du sionisme. Aux États-Unis, un néonationalisme américain a pris forme avec Trump et le mouvement MAGA. Le fait que l’Amérique devienne un État-nation grand format, qui homogénéise à toute force sa population, verrouille son territoire, ferme ses frontières et mène une politique de puissance, est une coordonnée avec laquelle les juifs doivent désormais compter. Imaginer qu’ils pourraient se ranger sous son aile est un immense leurre. Israël se trompe en pensant qu’une alliance de puissances, en vérité une inféodation, est une bonne alliance. La force d’Israël, c’est le droit. Et dans la modernité, pour autant que la conscience historique de la modernité prévaut, c’est la plus grande force.

Pour conclure, une question d’actualité, parce que l’on peut difficilement l’évacuer. Comme animateur de la revue K, quelle place faut-il donner à la critique de la guerre à Gaza et de l’irrédentisme israélien ? Y-a-t’il eu chez vous mi-juillet l’intention de briser un silence ?

À titre personnel, j'ai commencé à légitimer le cessez-le-feu en décembre 2023, dans un article qui s’appelait « L’autre bataille d’Israël ». À partir du moment où elle n’était plus une guerre défensive, elle devait laisser la place aux négociations, mettre la question des otages au premier plan, et épargner au maximum la population civile palestinienne. Cela, à la fois parce que la question des otages touche à la mission fondamentale d’Israël, à sa justification profonde, et parce que la sécurité d’Israël ne peut se payer d’un prix disproportionné de victimes civiles dans la guerre. La guerre des douze jours avec l’Iran s’inscrivait pour moi dans un tout autre ordre de considération. Une tout autre légitimité d’action s’exprimait, qui n’existait plus alors dans la conduite de la guerre à Gaza.

Maintenant que la guerre est terminée, les faits devront être établis par des commissions d’enquête. J’ai confiance dans le droit israélien pour que lumière soit faite sur ce qui s’est passé durant toute cette séquence. La « destruction du Hamas » a été un leitmotiv  trompeur. Mais le point de vue israélien doit être restitué avec probité. Il serait complètement irréaliste de ne pas se poser la question du sentiment légitime d’isolement et de menace qui a grandi en Israël à partir du 7 octobre. Israël vit sous la menace tant que la légitimité de son existence est remise en cause à peu près partout. Israël est miné par une inquiétude pleinement fondée, du moment que la majorité des nations se trouve gagnée par l’opinion que son existence même n’est pas légitime. En tant que membre de la diaspora pour lequel Israël compte comme une instance indispensable à la survie du peuple entier, je partage évidemment cette inquiétude.

Donc je suis pris entre deux feux. Israël ne doit pas échapper au jugement, mais un jugement dans les cadres d’un droit international non parasité par des intérêts politiques partisans. Les accusations de crimes de guerre et les atteintes au droit humanitaire - ce qui s’apparente à des crimes contre l’humanité – doivent être documentés, établis, qualifiés, condamnés. Simultanément, j’estime qu’Israël est fondé à se sentir incompris et isolé dans l’opinion internationale telle qu’elle s’est coagulée au cours des derniers mois. Je suis très inquiet des menaces réelles que cette nouvelle condition fait peser sur ce pays, avec toute la population qu’il comprend, et donc en tant que communauté nationale qui inclut une grande minorité palestinienne. Les souffrances ont atteint un niveau tel chez les Palestiniens qu’il est difficile de prédire ce qui sortira de la guerre. Les oiseaux de malheur, en Europe, aiment à prédire le pire – ce qui le plus souvent ne fait que traduire le fait qu’en réalité ils l’espèrent, le sort des Palestiniens réels ne les inquiétant que très superficiellement. D’ici, on néglige le fait que les Palestiniens sont un peuple éclaté, divisé en conditions très différentes, entre des arabes israéliens qui ont connu une intégration indéniable, les Palestiniens de Cisjordanie ciblés par des nationalistes juifs hors de contrôle, et ceux de Gaza meurtris plus que quiconque par la longue guerre qui vient de s’achever. Pour ne pas parler des diasporas de Syrie, du Liban et d’Egypte, dont les conditions n’ont rien d’enviable.  Autant de facteurs qui plaident pour une autonomie étatique palestinienne, dans le cadre d’un processus de nationalisation qui, toutefois, n’en est qu’à ses balbutiements.

Quoi qu’il en soit, il est certain que la légitimité de la cause palestinienne ne peut plus être ignorée, minorée ou neutralisée dans l’opinion israélienne. Le mouvement démocratique allait dans cette direction à la veille du 7 octobre ; c’est sur la reprise de ce mouvement que je compte en priorité. En vérité, j’y crois plus que dans un assainissement des opinions en Europe et dans le monde occidental, où les dégâts idéologiques causés par la séquence qu’on vient de traverser sont si grands que toute discussion où les points de vue puissent être réunifiés semble désormais hors d’atteinte.


Bruno Karsenti est un sociologue et philosophe français. Né en 1966, il a été maître de conférences à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne puis Directeur d'Etudes à l'EHESS, et travaille au croisement de la philosophie politique et des sciences sociales. Il a notamment publié en 2017, La question juive des modernes, aux Presses universitaires de France et en 2025 Les paradoxes de l’intégration chez Calmann-Levy. 

Avec Danny Trom, Stéphane Bou, Julia Christ et Élie Petit, il anime la revue K.


  1. Yossef Haim Yerushalmi, historien juif américain, spécialiste du judaïsme séfarade et de la question de la mémoire. Il est notamment celui qui théorise le concept d’alliance verticale dans Serviteurs des rois et non-serviteurs des serviteurs, publié en français chez Allia en 2011, concept sur lequel s’appuient Bruno Karsenti et et son collègue de la revue K. Danny Trom dans leurs travaux respectifs.

  2. Jean-Claude Milner, Les Penchants criminels de l’Europe démocratique, Paris, Verdier, 2003. Voir notamment la critique qu’en fait Philippe Zard, « Les généalogies spécieuses de Jean-Claude Milner », Plurielles, n°11, 2004 reproduite sur le site Sifriaténou

  3. Amos Funkenstein (1937-1995) était un historien israélo-américain du fait juif. Ses travaux portaient sur la conscience historique des Juifs de former un peuple.
    Amos Funkenstein, Perceptions of Jewish history. A centennial book, Berkeley, Univ. of California Press, 1993

  4. sur l’émancipation laborieuse (qui passe par un effort de régénération des Juifs) ou miraculeuse (donnée sans contrepartie), nous renvoyons au recueil de discours sur l’émancipation des Juifs en France : Stanislas de Clermont-Tonnerre et al., Discours sur les Juifs, L’Antilope, 2021

  5. « J’aimerais que le nom de mon mari, Charles Péguy, soit joint à ces des Israélites qui ont donné comme lui leur vie pour la France » indique une plaque en l’honneur de Péguy dans la synagogue de la Victoire. Nous renvoyons à l’excellent dictionnaire de Salomon Malka et aux fiches sur le rapport au judaïsme de Péguy, de Denis Charbit, Freddy Raphaël, André Kaspi ou encore Alain Finkielkraut.
    Salomon Malka (dir.), Dictionnaire Charles Péguy, Albin Michel, 2018

  6. Yehuda Mirsky, « Histoire et actualité du sionisme religieux », K., 9 juillet 2025


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