Relire le herem de Spinoza

La liberté de philosopher comme geste fondateur

Rivka DLB / Illustrations : Mathilde Roussillat Sicsic

En 1953, David Ben Gurion se proposait de lever, à tout le moins en Israël, le herem de Spinoza. Soixante-dix ans plus tard, la communauté juive d’Amsterdam ne semblait pas avoir reçu la nouvelle, elle la maintenait en vigueur et la redoublait contre un philosophe spinoziste israélien. Rivka DLB, également spinoziste, retrace pour Daï l’histoire de cette excommunication, ce qu’elle impliquait pour la vie-même de Spinoza et ré-inscrit Spinoza dans une tradition juive de rationalisme, celui de Maïmonide.   

Certains épisodes revêtent un caractère particulièrement édifiant. Celui de la visite du philosophe Yitzhak Melamed à la synagogue portugaise d’Amsterdam en fait partie. Comme le rapporte, entre autres, Times of Israel en 2021¹, le philosophe exprimait le souhait d’accéder à la synagogue afin d’y réaliser un documentaire sur Baruch Spinoza (1632-1677), que cette même institution avait exclu en 1656². Le rabbin Joseph Serfaty refusa cependant cette demande, au motif que l’interdiction visant Spinoza « reste en vigueur et ne peut être annulée […]. Vous avez consacré votre vie à l’étude des œuvres interdites de Spinoza et au développement de ses idées. Je rejette donc votre demande et vous déclare persona non grata dans le complexe de la synagogue portugaise »³. Selon ce même article, le rabbin aurait agi sans l’aval du Quartier culturel juif, en charge notamment du musée juif d’Amsterdam. La décision fut par la suite annulée, permettant à Yitzhak Melamed de visiter la synagogue et de consulter les ouvrages conservés dans sa bibliothèque.

Reprenons l’histoire : le 27 juillet 1656, dans la synagogue portugaise d’Amsterdam, retentit un herem particulièrement virulent. Bento-Baruch Spinoza, âgé de 23 ans, est exclu « avec toutes les malédictions inscrites dans la Loi ». Les raisons de ce herem demeurent quant à elles un mystère. Selon Steven Nadler, le texte reprendrait une formulation venant de Rabbi Modena, de Venise et maître de rabbi Morteira lors de son séjour en 1618. Il s’agirait d’une adaptation du chapitre 139 du Kol Bo (« la voix intérieure »), qui est une compilation de traditions et de coutumes juives, datant de la fin du XIIIe ou début du XIVe et imprimée à Naples vers 1490. Dans le texte, il n'est mentionné que des « mauvaises opinions et actions », sans préciser lesquelles. Certains, comme O. Vlessing ou M. Rovere, déplacent le curseur de la théologie vers la politique, en avançant des raisons financières et le recours de la part de Spinoza aux autorités de la Ville pour régler des litiges qui devaient pourtant être réglés au sein la communauté. D'autres, bien plus nombreux, y voient des raisons religieuses et théologiques, tels que le blasphème ou l’hérésie. Quelles qu’en soient les raisons, Spinoza est exclu de la communauté : la quittant, il adopte la version latinisée de son prénom, Benedictus, et fréquente les collégiants au point de susciter des soupçons de conversion au christianisme – conversion qui ne sera pourtant jamais avérée

La persistance du herem de Spinoza tient au fait qu’il demeure une réalité vivante pour certains, tandis qu’il constitue, pour d’autres, un moment fondateur dans sa biographie intellectuelle. Aussi, aux côtés de Moïse Mendelssohn (1729-1786) qui désapprouve l’exclusion brutale de Spinoza, d'autres ont déjà laissé planer le doute quant au fait que le herem ait marqué une rupture nette et définitive entre Spinoza et le judaïsme. Par exemple, dans le récit biographique attribué à Lucas, « La Vie de feu M. de Spinoza », le herem est raconté en ces termes : 


« Sur quoi il est à remarquer que le bruit du cor, les bougies renversées, et la cuve pleine de sang, sont des circonstances qui ne s’observent qu'en cas de blasphème ; que, hors de cela, on se contente de fulminer l’excommunication, comme il se pratiqua à l’égard de M. de Spinoza, qui n’était pas convaincu d’avoir blasphémé, mais d'avoir manqué de respect et pour Moïse et pour la Loi. »¹⁰ 


Ce passage laisse penser que le rapport de Spinoza au judaïsme ne s’inscrivait pas dans une rupture nette, mais dans une exigence de liberté, celle de dire et de penser ce que lui dicte sa raison, quitte à paraître hétérodoxe. La célèbre biographie de Colerus précise que Spinoza « protesta contre cet acte d’excommunication et y fit une réponse en espagnol qui fut adressée aux rabbins »¹¹, ce qui laisse là aussi entendre que les accusations de blasphème étaient rejetées par Spinoza, donc non fondées à ses yeux.

Reste à déterminer ce que cet épisode fonde réellement. Sur ce point, l’historiographie oscille entre plusieurs figures : renégat du judaïsme ; chrétien sans baptême ; Juif traître ; philosophe cartésien ; mystique ; ou encore Juif athée. L’exclusion et ses résonances ont contribué à façonner un portrait kaléidoscopique du philosophe, dont la réception dépend largement des intentions et des présupposés de celles et ceux qui s’y intéressent.

Nous ne prétendons pas participer à ce débat, tant il demeure complexe et, en fin de compte, détourne l’attention de la richesse intrinsèque de son œuvre. Ce qui importe ne réside pas dans l’énigme de l’identité de Spinoza – dont lui seul possédait véritablement la clé –, mais dans la densité et la profondeur de sa pensée, qui continuent à nourrir la réflexion, tant du côté des croyants, juifs ou chrétiens, que des non-croyants et des matérialistes¹². Nous faisons ainsi l’hypothèse de suivre une autre voie, consistant à comprendre le herem à l’aune de la philosophie de Spinoza. Partons de la lettre à Oldenburg, rédigée au début du mois d’octobre 1665, dans laquelle il présente le futur Traité théologico-politique (TTP) et la manière dont il pense son rapport à la religion :

« Je compose actuellement un traité sur ce que je pense de l’Écriture ; me poussent à la faire, 1° Les préjugés des théologiens : je sais en effet que ce sont ces préjugés qui font le plus grand obstacle à ce que les hommes puissent appliquer leur esprit à la philosophie ; je m’emploie donc à les mettre au jour, et à les éloigner des esprits des plus sages. 2° L’opinion que le vulgaire a de moi, qu’on ne cesse d’accuser d’athéisme : je me vois contraint de la détourner, elle aussi, autant que faire se peut. 3° La liberté de philosopher et de dire notre sentiment ; liberté que je désire défendre de toutes les manières, et qui ici, à cause de l’excessive autorité et impudence des prédicateurs, est en tout cas supprimée. » (Spinoza, Oeuvres complètes, pp. 1004-1045)


Ce passage est source de nombreux enseignements. Quoi qu’il puisse dire d’hétérodoxe ou de subversif dans sa philosophie, Spinoza se défend fermement d’être athée. Il estime au contraire défendre la religion en luttant contre ce qu’il appelle les « préjugés des théologiens » (quelle que soit leur confession). Le but qu’il poursuit est le suivant : il s’agit de fonder la liberté de philosopher, liberté conçue comme autonomie vis-à-vis de la théologie¹³. Spinoza souhaite instaurer les conditions de possibilité d’une pratique philosophique entièrement libre dans la quête de la vérité. Une telle pratique doit être située en rapport avec le problème des rapports entre philosophie et théologie, raison et foi, qui traversent l’histoire de la pensée, tant du côté juif que du côté chrétien. Ce faisant, il s’inscrit, tout en s’en écartant, dans le sillage des philosophes du Moyen Âge qui ont interrogé le rapport entre raison et foi - autrement dit, entre philosophie et religion. Depuis Philon d’Alexandrie, qui fut le premier à faire dialoguer les textes bibliques avec la pensée grecque, cette question a traversé toute la pensée médiévale. Spinoza reprend ce problème, en cherchant à se démarquer, en traçant une frontière nette entre la philosophie et la théologie. À cet égard, Spinoza perçoit sa propre pensée philosophique comme un geste d’émancipation vis-à-vis de la théologie en général, et de la tradition juive en particulier¹⁴ - geste qui se manifeste par une séparation d’ordre épistémologique entre la religion et la philosophie, notamment dans le TTP et dans l’Éthique¹⁵. Aussi est-ce cette décision spinoziste de séparer les domaines que nous allons suivre pour proposer une autre lecture du herem.

Une lecture rationaliste radicale de la Torah : le cas des miracles 

Le TTP paraît en 1670 dans les Provinces-Unies, un État alors réputé pour sa relative tolérance, mais traversé par de profondes tensions religieuses et politiques. Spinoza vit dans un climat marqué par l’influence grandissante d’un calvinisme orthodoxe, qui cherche à imposer sa vision dogmatique et à limiter la liberté de penser. Cette pression religieuse se mêle à une crise politique : les partisans de la république s’opposent aux orangistes, favorables à un pouvoir autoritaire. Dans ce contexte, le TTP est une œuvre audacieuse : Spinoza y défend la liberté de philosopher, critique l’ingérence de l’autorité religieuse dans les affaires publiques et appelle à une séparation claire entre la théologie et la philosophie. En outre, seule une société garantissant la liberté de philosopher peut être tenue pour stable et juste¹⁶. La liberté de philosopher est donc requise sur le plan théologique et politique. À ses yeux, cette liberté consiste, concernant l’Écriture, à n’user que de la raison pour la lire et la comprendre¹⁷. C’est ce qu’il développera dans le chapitre VI, où il présente sa méthode d’interprétation de la Bible, dont les principes annoncent la méthode historico-critique. 

Regardons concrètement ce dont il est question avec le traitement que Spinoza réserve aux miracles. Comme nous le verrons, critique doit s’entendre au sens de la manière dont des données venues de la religion, ici les miracles, doivent être comprises, au regard à la fois de leur sens intrinsèque (comment la religion en parle) et de leur articulation avec les vérités de la raison. Aussi, la critique des miracles illustre la manière dont Spinoza se situe, en tant que philosophe, vis-à-vis du judaïsme. Il fait cette critiqueau chapitre IV¹⁸, après avoir critiqué la prophétie et les prophètes, l’élection des Hébreux, la loi divine et les rites. Notre philosophe rejette les miracles surnaturels, en tant qu’ils sont le fruit de l’imagination, elle-même perçue comme le régime d’une connaissance fausse parce qu’inadéquate. Selon Spinoza, les miracles doivent être perçus comme des événements naturels qui ne dérogent pas aux lois de la Nature. Ce que l’on appelle miracle n’est, en définitive, que l’effet de notre ignorance des lois de la Nature – des lois qui expriment la volonté même de Dieu. 

Or, Spinoza ne voit dans sa position aucune raison de mériter les accusations dont il est l’objet. Il affirme même que sa lecture de l’Écriture se situe du côté de la religion, tandis que celle des théologiens, celle-là même qui s’appuie sur l’imagination, se situe, en fin de compte, du côté de la superstition¹⁹. Comment défendre en effet l’idée d’un événement voulu par Dieu (entendons un miracle surnaturel) qui contredirait des lois – les lois de la nature qu’Il a lui-même instituées²⁰  ? Dit autrement, pour Spinoza, la religion est en accord avec la raison quand elle nous enseigne que Dieu a institué les lois de la nature qui sont à la fois nécessaires et immuables²¹. Dès lors, si un événement devait survenir en contradiction avec les lois de la nature, il irait à l’encontre même des décrets divins. Or, pour Spinoza, « […] si quelqu’un soutenait que Dieu agit contre les lois de la nature, il serait aussi contraint de soutenir que Dieu agit contre sa propre nature – il n'est rien de plus absurde » (Spinoza, Oeuvres complètes, p. 423).

Ce que Spinoza dit des miracles peut apparaître à tout le moins hétérodoxe. Il n’est pourtant pas le seul à le dire. Quelques siècles auparavant, Maïmonide avait déjà formulé une critique des miracles, certes bien moins radicale que celle de Spinoza. N’oublions pas que Spinoza est issu de la communauté juive portugaise d’Amsterdam, séfarade, composée de Juifs ayant fui la péninsule Ibérique à la suite du décret de l’Alhambra de 1492 et des expulsions qui suivirent. Héritière d’une tradition intellectuelle profondément marquée par la pensée judéo-arabe, cette communauté transmettait, entre autres, l’influence durable de Maïmonide, dont la tentative de concilier foi et raison, révélation et philosophie²². Or, si Maïmonide n’entendait pas prendre position contre le judaïsme, rien n’indique que Spinoza, en dépit de sa radicalité, faisait autrement. En effet, chez Maïmonide, la question des miracles ne fait pas partie des treize principes de la foi juive, ce qui pourrait écarter l’idée selon laquelle leur refus serait un motif d’hérésie. Surtout, dans le Guide des égarés, dont Spinoza possédait un exemplaire²³, Maïmonide soutient lui aussi que le « monde suit sa marche habituelle »²⁴. Autrement dit, les miracles ne dérogent pas à l’ordre de la nature. Le philosophe andalou s’appuie sur le Be-réchit raba et sur le Midrach Qohélet pour affirmer « que les miracles sont aussi, en quelque sorte, dans la nature ; car, disent-ils, lorsque Dieu créa cet univers et qu’il y mit ces dispositions physiques, il mit aussi dans ces dispositions [la faculté] de faire naître tous les miracles survenus au moment même où ils sont réellement survenus »²⁵. Ainsi, pour Maïmonide, les miracles ont été prédéterminés dès la Création et, en cela, ils ne constituent pas un changement dans la volonté divine. Ils ne sont pas une annulation des lois de la nature, mais en font pleinement partie — à la seule exception qu’ils sont rares. Cette rareté donne l’impression d’une anomalie dans l’ordre du monde, bien qu’elle soit produite par des moyens naturels. Au sein de cette approche rationaliste et métaphysique des miracles, Maïmonide maintient leur possibilité. C’est là un point de divergence avec Spinoza, qui radicalise les propos et l’approche rationaliste de son prédécesseur, comme s’il poussait le raisonnement à son point ultime. Pour lui, en effet, les miracles ne sont pas une manifestation de la providence divine et ne peuvent être tenus pour tels. Spinoza va même jusqu’à rejeter l’idée de providence divine au nom du rejet de tout anthropomorphisme de Dieu, là aussi en commun avec Maïmonide, mais qu’il pousse à l’extrême. Dieu ne veut rien ni ne décide de rien dans un sens humain. La seule providence que reconnaît Spinoza, c’est la nécessité naturelle à laquelle tout est soumis. En ceci, Dieu est identique à la nature, ce sur quoi nous reviendrons un peu plus loin. 

Il est indéniable, dès lors, que la réflexion sur les miracles n’est pas formulée contre le judaïsme. Son aspect controversé, reconnu par beaucoup, serait finalement l’expression d’un héritage des querelles médiévales qui opposaient les partisans et les contempteurs de Maïmonide, c’est-à-dire de la philosophie. À l’époque de Spinoza, Maïmonide ne suscite plus guère de controverses au sein de la communauté portugaise d’Amsterdam. Il n’en fut pas toujours ainsi. Les querelles autour de sa pensée portaient essentiellement sur le rapport entre foi et raison : pour ses détracteurs, la philosophie, marquée par l’héritage grec, menaçait l’intégrité de la tradition religieuse. Achevé en 1204, Le Guide des égarés fut promptement traduit en hébreu par Ibn Tibbon, sous l’impulsion des communautés de Lunel et de Provence, favorisant ainsi sa diffusion à travers l’Europe, y compris dans des milieux peu familiers de la pensée judéo-arabe et de la philosophie en général. Quatre grandes crises jalonnent la réception de Maïmonide : une première opposition durant sa vie portant sur sa méthode et la résurrection des corps ; une polémique intense en France entre 1232 et 1236 ; une controverse similaire en Palestine à la fin du XIIIᵉ siècle ; enfin, en 1305, le décret du Rashba (Rabbi Salomon ben Aderet) interdisant l’étude de la philosophie avant vingt-cinq ans. En filigrane, ces débats reflètent une problématique constante : la tension entre philosophie et religion, un enjeu que Spinoza reprend à son compte plusieurs siècles plus tard, notamment dans le TTP et sa réflexion sur les miracles. Ainsi, Spinoza s’inscrit dans le sillage de la tradition judéo-arabe imprégnée d’aristotélicienne représentée par Maïmonide, tout en s’en démarquant radicalement. Comme nous venons de le voir, la pensée de Spinoza n’en reste pas moins traversée par un dialogue vivant et fécond avec le judaïsme – non contre lui, mais avec lui. Spinoza engage avec lui un dialogue critique, au service d’un geste philosophique d’émancipation vis-à-vis de la théologie — un geste par lequel la raison revendique le droit de connaître par elle-même, affranchie de toute orthodoxie et de toute autorité religieuse.

Deus sive Natura et le rejet du libre arbitre : entre rupture et héritage

L’Éthique concentre ce que Spinoza a pensé et affirmé depuis le Traité de la réforme de l’entendement (1661) et le Court traité (1662), et que l’on retrouve dans l’ensemble de sa philosophie. La difficulté du texte réside dans sa forme euclidienne, qui constitue à la fois une méthode essentielle pour atteindre la certitude, et un reflet de son contenu métaphysique et épistémologique. Le raisonnement géométrique, fondé sur des connexions logiques nécessaires, mime les connexions causales qui structurent l’univers. Par ailleurs, l’ouvrage est divisé en cinq parties, consacrées respectivement à Dieu, à l’âme, aux affects, à la servitude humaine et à la liberté humaine. Publiée à titre posthume, L’Éthique fit l’objet de nombreux commentaires critiques, la qualifiant souvent d’hérétique, voire d’athée, en raison des idées qu’elle développe. Pourtant, rien ne permet d’affirmer que la philosophie qu’elle expose s’oppose explicitement au judaïsme. Au contraire, ses échos avec la pensée de philosophes juifs médiévaux semblent témoigner d’une certaine continuité.


La célèbre formule « Deus sive Natura » reviendrait, selon les opposants de Spinoza, à naturaliser Dieu, c’est-à-dire à formuler une thèse panthéiste d’un Dieu immanent, indistinct de la nature. Or, en regardant attentivement le texte, ce n’est pas exactement ce que dit le philosophe. Dans une lettre du 4 décembre 1674, ce dernier précise que « ce que d’aucuns pensent, que le TTP repose sur ceci que Dieu et la Nature (par laquelle ils entendent une certaine masse, autrement dit de la matière corporelle) sont une seule et même chose, ils font totalement erreur » (Spinoza, Oeuvres complètes, p. 1057). Dieu n’est pas la nature, celle que nous pouvons observer autour de nous. Cette nature physique (appelée « nature naturée »)²⁶ est un ensemble de modes infinis et finis de Dieu²⁷. Si Dieu est identifié à la Nature, c’est parce qu’il est cause immanente et non transitive (E, I, 18)²⁸. Cela signifie que Dieu est cause de tout et que tout est en lui, de même que rien ne peut être en dehors de lui.  Aussi, en tant que cause immanente et efficiente, Dieu est « Nature naturante »²⁹, c’est-à-dire un principe immanent d’engendrement de toutes choses. Ainsi, lorsqu’il dit « Dieu, autrement dit la Nature », Spinoza fait référence à la puissance de Dieu qui implique Dieu à la fois comme cause et dans les effets produits, puissance que l’on peut connaître par la raison mais non imaginer. Le rejet de toute représentation imaginative de Dieu est un point essentiel chez Spinoza. 

La formule « Deus sive Natura » doit être comprise dans le sens davantage d’un immanentisme que d’un athéisme. Penchons-nous sur les sources juives de cet immanentisme, notamment pour déterminer son rapport au judaïsme. Auparavant, il est intéressant de noter, comme le rappelle M. Rovere, que, dans l’Abrégé de grammaire hébraïque, Spinoza « suggère qu’il existe en hébreu une forme verbale ([…] qu’on désigne aujourd’hui comme hitpael), dont le sens réflexif exprime parfaitement le concept d’immanence »³⁰. Cette remarque laisse penser qu’en affirmant que Dieu est cause immanente, Spinoza ne prétendrait pas rompre avec le judaïsme. 

Surtout, le rapprochement de Dieu et de la Nature, répandue chez les penseurs antiques, aurait également pu venir de Joseph del Medigo qui en parle dans son Abscondita sapientiae³¹ dont Spinoza possédait un exemplaire. Joseph Del Medigo (1591–1655) est un penseur juif originaire de Crète, médecin, mathématicien, astronome et philosophe. Formé dans la tradition scientifique occidentale, il étudie notamment à Padoue, où il fréquente l'entourage de Galilée. Del Medigo tente de concilier la pensée scientifique moderne avec la tradition juive³². Avec Spinoza, il partage principalement une attitude rationaliste face à la tradition religieuse : tous deux revendiquent un usage critique de la raison, refusent l’autorité religieuse comme source ultime de vérité, et cherchent à penser Dieu non comme une personne extérieure au monde, mais comme une réalité immanente. Pour autant, Del Medigo n’est pas à proprement parler un précurseur direct de Spinoza, mais il incarne ce climat intellectuel juif de la fin de la Renaissance, ouvert à la science et à la philosophie, qui a rendu possible l’émergence d’une pensée radicale comme celle de Spinoza. En outre, tous deux s’inscrivent dans la lignée de Maïmonide tout en s’en éloignant : en intégrant les savoirs contemporains, ils ouvrent la voie à une lecture naturaliste et non anthropomorphique du divin.

Il n’en demeure pas moins que, quelle que soit la source avérée de cette expression – antique ou juive –, Spinoza est loin d’en avoir l’apanage. Elle lui a été abusivement attribuée, alors qu’elle ne fait que reprendre un topos de l’Antiquité largement relayé au Moyen Âge et toujours présent à l’époque moderne, aussi chez certains penseurs juifs. 

*

Toujours dans l’optique d’éclairer le herem à partir de la signification propre de la philosophie de Spinoza, nous souhaiterions aborder un dernier point, aussi célèbre que controversé dans sa pensée : son rejet radical du libre arbitre.  Cette thèse, certes hétérodoxe, ne saurait cependant être réduite à une simple opposition au judaïsme. Pour en saisir la portée, examinons le passage de l’Appendice de la première partie de L’Éthique, où Spinoza expose avec clarté et concision la nature de sa démonstration relative à Dieu :

« Je viens donc d’expliquer la nature de Dieu et ses propriétés : par exemple, qu’il existe nécessairement ; qu’il est unique ; qu'il est et qu’il agit par la seule nécessité de sa nature ; qu’il est cause libre de toute chose, et de quelle façon ; que tout est en Dieu, et en dépend tellement que sans lui rien ne peut être ni être conçu ; et enfin que tout a été prédéterminé par Dieu, non point certes par la liberté de sa volonté, autrement dit par un bon plaisir absolu, mais par la nature absolue de Dieu, autrement dit son infinie puissance. » (Spinoza, Éthique, p. 151)

Ce passage³³ rappelle un point central qui a suscité de nombreux débats et critiques parmi les lecteurs et les contempteurs de Spinoza : le rejet de tout libre arbitre, entendu comme liberté de la volonté, y compris pour Dieu. C’est la conception même de la liberté qui se trouve bouleversée. Avec Spinoza, Dieu agit selon la nécessité de sa nature, c’est-à-dire de sa puissance. Autrement dit, il n’existe de libre arbitre ni en Dieu ni en l’être humain. C’est ce qu’il précise dans la célèbre lettre à Schuller d’octobre 1674 :

« Moi, je dis qu’est chose libre la chose qui existe et agit par la seule nécessité de sa nature ; et contrainte, la chose qui est déterminée par autre chose à exister et à opérer d’une façon précise et déterminée. Par ex., Dieu, encore qu’il existe nécessairement, existe pourtant librement parce qu’il existe par la seule nécessité de sa nature. C’est de même, aussi librement, que Dieu se comprend lui-même, ainsi que toute chose, parce qu’il suit de la seule nécessité de sa nature qu'il comprenne toute chose. Voyez donc que je ne fais pas résider la liberté dans le libre décret, mais dans la libre nécessité. » (Spinoza, Oeuvres complètes, pp. 1203-1204)

Spinoza rejette l’idée que la liberté puisse consister en autre chose qu’en la nécessité même qui régit l’ordre des choses. Autrement dit, la nature — entendue comme l’ensemble de ce qui procède de Dieu, y compris Dieu lui-même — obéit à la chaîne rigoureuse des causes et des effets. Ce que nous nommons « libre arbitre » n’est, dès lors, que le fruit de notre ignorance : ignorants des causes qui nous déterminent, nous nous imaginons être les auteurs de nos actions, comme si la volonté pouvait surgir d’elle-même. Ainsi, ni Dieu ni l’être humain ne sont des exceptions aux lois de la nature. Enfin, supprimer le libre arbitre ne revient pas à supprimer la responsabilité de l’être humain. Définir la liberté comme libre nécessité implique pour Spinoza que la responsabilité humaine repose sur la connaissance : celle des causes qui nous déterminent et qui se comprennent d’abord par le deuxième genre de connaissance (connaissance rationnelle), puis par le troisième genre de connaissance (la connaissance intuitive). 

Une telle conception de la liberté demeure non seulement controversée en philosophie, mais aussi pour la tradition juive. Pourtant, soutenir que Spinoza s’oppose frontalement à la tradition en rejetant ce libre arbitre relève d’un raccourci que nous ne souhaitons pas faire. Ce rejet, nous semble-t-il, ne saurait fonder l’idée d’une rupture franche entre sa pensée et la tradition juive. En effet, il s’avère que la pensée de Spinoza entre en résonance avec celle d’un autre philosophe Juif : Hasdaï Crescas (vers 1340 – 1410/1411). Philosophe juif médiéval originaire de la couronne d’Aragon, il est actif principalement à Saragosse. Rabbin, théologien et penseur profondément engagé dans la tradition juive, il est surtout connu pour son ouvrage majeur, Or Ha-Shem (« La Lumière de Dieu» ), écrit vers la fin de sa vie³⁴. Moins connu que Maïmonide, Crescas aurait pourtant un impact sur Spinoza qui l’aurait connu par des sources indirectes. Original et audacieux, Crescas refuse le libre arbitre, affirmant que Dieu détermine toutes les actions humaines. Pour Spinoza, nous l’avons vu, la véritable liberté réside non dans le choix, mais dans la compréhension rationnelle de la nécessité des lois de la nature. Crescas, de son côté, rejette aussi le libre arbitre, mais au nom de la toute-puissance divine : si Dieu est la cause de tout, alors même les choix humains procèdent de sa volonté. Ainsi, Crescas conserve une vision religieuse du monde où l’homme reste responsable, car Dieu peut juger les cœurs et récompenser l’amour qu’il a lui-même suscité. Chez Spinoza, la responsabilité demeure dans un autre sens : il revient à l’être humain de déterminer son insertion dans l’ordre nécessaire des choses par la connaissance des causes qu’il en a, en passant de l’imagination à la raison puis à l’intuition. Là où Spinoza voit dans le déterminisme une voie vers la sagesse, Crescas y voit un mystère divin à accueillir avec foi.


Comme il le faisait déjà à propos des miracles, Spinoza pousse jusqu’à un rationalisme radical son rejet du libre arbitre, réduisant ce que l’on appelle communément le libre arbitre à une causalité nécessaire et immanente, sans pour autant rompre avec le judaïsme. Il est certain qu’il prend ses distances vis-à-vis d’une certaine tradition juive, tout en conservant un lien avec le rationalisme judéo-arabe incarné en l’occurrence par Hasdaï Crescas.

D’une certaine manière, on pourrait dire qu’à travers la question du libre arbitre, Spinoza pense à la fois avec et indépendamment du judaïsme. Il pense avec le judaïsme, dans la mesure où il dialogue avec de nombreux philosophes juifs ; mais il pense aussi indépendamment de lui, puisqu’il s’autorise à aller là où sa liberté de penser le conduit, là où seule la raison fait autorité. En revanche, Spinoza ne pense pas en rejetant le judaïsme, dans la mesure où les sources juives sont parfois reprises, souvent discutées et amendées, sans être rejetées. Autrement dit, à travers la question du libre arbitre se révèle une philosophie spinoziste pleinement émancipée de la tradition juive (et de la théologie en général). Ce geste intellectuel, principalement exprimé dans le TTP, irrigue l’ensemble de son œuvre. Mais il ne veut pas être un geste de rupture avec le judaïsme.

Au terme de l’examen de ces trois fondements de la pensée spinoziste, nous pouvons revenir à notre hypothèse première : la philosophie de Spinoza contribue à éclairer d’un jour nouveau ce qu’a pu signifier le herem pour Spinoza. En effet, nous pouvons comprendre le herem comme un moment d’émancipation, une manifestation biographique d’un acte de pensée : philosopher en s’émancipant de la théologie. Cette émancipation philosophique permet à Spinoza de radicaliser l’héritage rationaliste médiéval judéo-arabe – celui de penseurs comme Maïmonide, Crescas ou del Medigo – en se donnant la liberté d’aller aussi loin que la raison l’exigeait. 

La convergence entre l’acte de pensée et la trajectoire biographique trouve d’ailleurs d’autres illustrations. D’une part, le herem, auquel Spinoza n’a jamais fait appel, aurait pu lui offrir une forme de liberté dont n’avait pas bénéficié Uriel da Costa. Ce dernier, membre de la même communauté que notre philosophe, avait soutenu des thèses jugées hérétiques : l’invalidité de la Loi orale, le rejet de Moïse comme auteur de la Torah, ou encore la vanité des traditions³⁵. Il doutait également de l’immortalité de l’âme. Ces prises de position lui valurent plusieurs haramim. Né dans une famille de conversos, Uriel da Costa choisit de revenir au judaïsme, mais à un judaïsme repensé, et, de ce fait, rejeté par les autorités rabbiniques³⁶. Malgré plusieurs tentatives de réconciliation avec la communauté, toutes restèrent vaines. Il finit par se suicider, alors que Spinoza avait huit ans. Il est certain que les questions soulevées par da Costa ont agité durablement la communauté, et que Spinoza a pu en percevoir les échos avec sa propre vie. Son destin tragique aurait pu marquer le jeune Spinoza au point de lui faire concevoir que la seule voie pour philosopher librement passait par la sortie de la communauté et une prise de distance avec la théologie, sans que cela n’implique nécessairement une rupture avec le judaïsme. 

D’autre part, nous disposons d’un autre épisode qui justifie la convergence entre l’acte de pensée qu’est la liberté de philosopher et la vie de Spinoza. Par une lettre datée du 16 février 1673, J. Ludwig Fabritus, professeur de théologie à l’Académie de Heidelberg et conseiller auprès de l’Électeur palatin Charles Ier Louis, offre à Spinoza la « Charge ordinaire de philosophie », assortie du salaire de professeur ordinaire et de la garantie qu’il conserverait « la plus ample liberté de philosopher, dont [le Prince] croit que [Spinoza n’abusera] pas pour jeter le trouble dans la religion publiquement établie ». Cette proposition est faite trois ans après la publication anonyme du TTP, ce qui sous-entendrait que le prince électeur ne serait pas effrayé par ce que peut ou pourrait dire  son auteur, dont la rumeur voulait que ce soit Spinoza. Or, dans sa réponse du 30 mars de la même année, celui-ci refuse la charge. Parmi les raisons invoquées, Spinoza dit :

« Je pense ensuite que j’ignore dans quelles limites il faut que soit enclose ladite liberté de philosopher pour qu’on ne trouve pas que je veuille jeter le trouble dans la religion publiquement établie : le fait est que les schismes ne naissent pas tant d’un ardent zèle de religion que des différences d’affect entre les hommes, ou bien d’un zèle à contredire qui leur fait ordinairement déformer et condamner tout ce que l’on dit même quand cela alors que c’est droitement dit. » (Spinoza, Œuvres complètes, p. 1183).

Ce serait donc pour préserver sa liberté de philosopher qu’il a refusé une situation qui, en apparence, semblait profitable. 


Concluons : tous ces éléments de la biographie de Spinoza rejoignent ce geste fondateur qu’est l’émancipation vis-à-vis de la tradition juive, de la théologie et des autorités religieuses. Chez Spinoza, cette émancipation ne se manifeste pas comme un refus impulsif, mais comme un acte rigoureux, intime, par lequel il conquiert la liberté de philosopher. C’est à partir de cette quête d’autonomie intellectuelle que s’épanouit la radicalité singulière de sa démarche philosophique. Ainsi, au regard de sa philosophie, le herem perdrait sa charge antireligieuse pour se révéler comme l’expression d’un besoin profond de liberté, sans qu’il soit véritablement question d’une rupture ou d’un rejet d’avec le judaïsme.


Rivka DLB enseigne la philosophie au secondaire et à l’Université. Ses recherches portent principalement sur la philosophie de Spinoza et de Mendelssohn. Elle s’attache notamment à étendre les narratifs traditionnels de l’histoire de la philosophie, en incluant les corpus émanant de penseur·euse·s juif·ve·s. Avant son doctorat, elle a également travaillé comme collaboratrice politique à gauche.

Notes de bas de page

  1. Article du 5 décembre 2021. En 2015, lors d’un symposium organisé par la communauté juive portugaise d’Amsterdam, la question a de nouveau été débattue. Cependant, le rabbin de la communauté a refusé de lever l’excommunication, estimant que les vues de Spinoza restaient incompatibles avec les fondements du judaïsme. Il faut bien reconnaître que le herem n’a pas fini de susciter bien des commentaires.

  2. Nous y revenons au paragraphe suivant. Pour plus de détails sur l’histoire du herem, nous renvoyons à Koenrad Oege Meinsma, Spinoza et son cercle. Étude critique sur les hétérodoxes hollandais, Paris, Vrin, 1984 (première édition en 1896) ; Steven Nadler, Spinoza : Une vie, traduit de l’anglais par M. Rueff, Paris, PUF, coll. « Philosophie d’aujourd’hui », 2003 ; Maxime Rovere, Le Clan Spinoza. Amsterdam, 1677 : la trahison d’un philosophe, Paris, Flammarion, 2017.

  3. Extrait de l’article cité ci-dessus, traduit par l’autrice.

  4. Extrait du texte du herem, in Steven Nadler, Op. cit., chapitre 6. 

  5. Steven Nadler, Ibid.  

  6.  Il s’agit d’une communauté de chrétiens fondée par des arminiens et des anabaptistes hollandais en 1619, après le Synode de Dordrecht portant sur la prédestination.

  7. Jean Colerus, « La vie de B. de Spinoza », in Spinoza, Œuvres complètes, dir. Bernard Pautrat, avec la collaboration de Dan Arbib, Frédéric de Buzon, Denis Kambouchner, Peter Nahon, Catherine Secretan et Fabrice Zagury, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », n° 108, Paris, Gallimard, 2022.

  8. Moses Mendelssohn, philosophe juif allemand, fondateur de la Haskala (les Lumières juives), s’est prononcé à plusieurs reprises sur le herem prononcé contre Spinoza. Dans Jérusalem ou Pouvoir religieux et judaïsme (1783), il soutient que la religion ne doit jamais être imposée par la force ou l’exclusion, et que la liberté de conscience est un droit inaliénable. Il exprime aussi à plusieurs reprises sa désapprobation à l’égard du herem. Pour autant, il ne cherche pas non plus à justifier Spinoza, car il critique son rationalisme absolu et sa conception de Dieu. De plus, Mendelssohn critique implicitement un système communautaire rigide qui ne laisse pas de place à la divergence intellectuelle.

  9. Remarque intéressante : en 1953, Ben Gourion a publié un article dans le journal Davar intitulé « Nous corrigerons l’erreur » (נתקן את הטעות), dans lequel il affirmait que Spinoza était « le plus profond philosophe que le peuple hébreu ait produit en deux mille ans ». Il appelait à réintégrer ses écrits dans la culture hébraïque et à réparer l'injustice historique de son bannissement. En 1956, il suggère que l’Université hébraïque de Jérusalem devrait publier une édition complète des œuvres de Spinoza en hébreu. À défaut d’être religieuse, la réhabilitation est symbolique.

  10. Lucas, in Spinoza, Œuvres complètes, p. 1446. Cette Vie anonyme est connue pour être une des plus anciennes sources et l’une des plus complètes sur la biographie de Spinoza, avec celle rédigée par Jean Colerus. On a longtemps attribué ce texte à Jean-Maximilien Lucas, huguenot réfugié en Hollande, mais de récents travaux ont remis en cause cette attribution.

  11.  Colerus, « La vie de B. de Spinoza », in Spinoza, Œuvres complètes, p. 1469.

  12.  Jonathan Israel, Les Lumières radicales : La philosophie, Spinoza et la naissance de la modernité (1650-1750), traduit de l’anglais par Pauline Hugues, Charlotte Nordmann et Jérôme Rosanvallon, Paris, Éditions Amsterdam, 2005. L’auteur soutient notamment que Spinoza serait à l’origine des penseurs radicaux des Lumières européennes, parmi lesquels on compte les matérialistes. 

  13.  C’est le terme employé par Spinoza pour désigner aussi bien la tradition juive que la théologie chrétienne.

  14.  Quand bien même Spinoza parle de théologie même lorsqu’il s’agit de tradition juive, nous préférons distinguer les deux autant que possible pour plus de clarté. 

  15. Dans le cadre de cet article, nous nous en tenons aux œuvres les plus célèbres, mais aussi les plus controversées de Spinoza. Pour le Traité théologico-politique, nommé ci-après TTP, nous utilisons la traduction de Dan Arbib, publiée dans la Pléiade en 2022. Pour ce qui est de l’Éthique, nous gardons celle de Pierre-François Moreau, publiée aux PUF en 2021 (Spinoza, Œuvres IV – Éthique, édition critique établie par Fokke Akkerman et Piet Steenbakkers, traduite du latin par Pierre-François Moreau, coll. « Épiméthée », Paris, Presses Universitaires de France, 2020). En bref, le TTP remet en question les miracles, la révélation, l’élection du peuple juif, l’origine divine de la Torah, les rites, le cléricalisme, ainsi que l’autorité des prophètes et des lois. Pour Spinoza, l’Écriture n’a pas pour objet la vérité (qui est l’objet de la philosophie) mais l’obéissance. Dans l’Éthique, les points de rupture se situent dans sa définition de Dieu, son rejet du libre arbitre, la voie de salut qu’il propose, accessible dès cette vie par ce qu’il appelle le troisième genre de connaissance (la connaissance intuitive).

  16.  Le sous-titre indique précisément qu’ « un certain nombre de dissertations parmi lesquelles on montre que la liberté de philosopher non seulement peut être accordée sans qu’il soit porté atteinte à la piété ni à la paix de la république, mais qu’elle ne peut être ôtée sans que le soient avec elle la paix de la république et la piété elle-même », trad. D. Arbib, p. 331.

  17.  Spinoza entend interpréter l’Écriture à partir de l’Écriture, de la même façon que la nature est interprétée par la nature.

  18. Cette critique est loin d’être un hapax dans la philosophie de Spinoza. Déjà dans les Pensées métaphysiques, seule œuvre publiée du vivant de l’auteur avec son nom, Spinoza affirme deux points essentiels que l’on retrouve dans le TTP, à savoir : 1) il n’y a rien dans l’Écriture qui contredise la raison ; 2) les miracles sont des actes émanant de la puissance extraordinaire de Dieu sans déroger à l’ordre de la nature. Les citations sont les suivantes : « Enfin, s’il se rencontre encore dans l’Écriture sainte d’autres choses qui suscitent l’embarras, ce n'est pas lieu de les expliquer ; car ici nous sommes en quête seulement de celles que nous pouvons atteindre avec la plus grande certitude par la raison naturelle, et il suffit que nous les démontrions avec évidence pour savoir que la page sacrée doit elle aussi enseigner les mêmes choses ; car la vérité ne contredit pas la vérité, et l’Écriture ne peut pas enseigner des sottises du genre de celles que l’on forge ordinairement. En effet, si nous avions trouvé en elle quelque chose qui fût contraire à la lumière naturelle, nous pourrions la réfuter avec la même liberté que nous réfutons le Coran et le Talmud. Mais loin de nous la pensée que l’on puisse trouver dans L’Écriture sainte quelque chose qui contredise la lumière naturelle », in Spinoza, Pensées métaphysiques, II, chapitre X, trad. F. de Buzon et D. Kambouchner, Op. cit., pp. 310-311. « En outre, il y a la puissance ordinaire et la puissance extraordinaire de Dieu. Ordinaire est celle par laquelle il conserve le monde dans un ordre précis ; extraordinaire, lorsqu’il fait quelque chose qui va contre l’ordre de la nature, par exemple tous les miracles, tels que sont le langage donné à l’ânesse, l’apparition des anges et choses semblables […] », in Spinoza, Ibid. p. 311.

  19. Dans la lettre à Oldenburg datant du 4 décembre 1675, Spinoza rappelle d’ailleurs que « la certitude de la révélation divine se peut fonder seulement sur la sagesse de la doctrine, et non sur des miracles, c’est-à-dire sur l’ignorance, chose que j’ai montrée de manière assez prolixe au chap. VI sur les miracles », et il ajoute « qu’entre la religion et la superstition [il reconnaît, quant à lui], cette principale différence que celle-ci a pour fondement l’ignorance, et celle-là la sagesse » (Spinoza, Oeuvres complètes, pp. 1057-1058).

  20. Spinoza affirme en effet : 1) Que rien ne se produit contre la nature, mais qu'elle observe un ordre éternel, fixe et immuable, et en même temps ce qu’il faut entendre par miracle ; 2) que nous ne pouvons pas connaître à partir des miracles ni l’essence ni l’existence ni par conséquent la providence de Dieu, mais tout cela peut être beaucoup mieux perçu à partir de l’ordre fixe et immuable de la nature ; 3) par quelques exemples de l’Écriture, […] que l’Écriture elle-même n’a rien entendu d’autre, par décrets, volitions et par conséquent providence de Dieu, que l’ordre même de la nature, lequel suit nécessairement de ses lois éternelles ; 4) enfin [il traitera] de la façon d’interpréter les miracles de l’Écriture et de ce qui doit être principalement noté au sujet des récits et des miracles. », Spinoza, TTP, chapitre VI, trad. D. Arbib, p. 422.

  21. Pour Spinoza, l’Écriture « n’enseigne nulle part que dans la nature arrive quelque chose qui répugne à ses propres lois ou ne puisse suivre d’elles, et par suite il ne faut pas non plus prêter ce propos à l’Écriture. Mais à cela s’ajoute le fait que les miracles requièrent des causes et des circonstances (comme nous l’avons déjà montré), qu’ils ne suivent pas de je ne sais quel empire royal que le vulgaire prête à Dieu, mais de l’empire et du décret divins, c’est-à-dire (comme nous l’avons aussi montré à partir de l’Écriture même) des lois de la nature et de son ordre, et qu’enfin les miracles peuvent être faits même par des imposteurs, comme on s’en convainc d’après le chap. XIII du Deut. et le chapitre XXIV, v. 24 de Matthieu. D’où il suit en outre avec une très grande évidence que les miracles furent des choses naturelles et par suite qu’ils doivent être expliqués de manière qu’ils ne paraissent ni nouveaux (pour employer le mot de Salomon) ni répugner à la nature, mais, si possible, comme s’approchant au plus haut point des choses naturelles », op. cit., p. 438.

  22. Par exemple, comme le précise Freudenthal, au Keter Torah où enseignait Rabbi Saul Morteira, Maïmonide était au programme, aux côtés de Rashi. Cela tient notamment au fait que hakhamim d’Amsterdam tenait le philosophe en haute estime (Steven Nadler, op. cit., p. 166).

  23. D’après l’inventaire de sa bibliothèque, Spinoza possédait l’édition vénitienne de 1551.

  24. Maïmonide emprunte une phrase du Talmud, ‘Avoda zara, 54b.

  25. Maïmonide, Le Guide des égarés, trad. Salomon Munk, Paris, Verdier, 2012, p. 671.

  26. Chez Spinoza, la « nature naturée » désigne tout ce qui est produit par Dieu, c’est-à-dire tout ce qui existe dans le monde, comme les plantes, les planètes, les pensées, les corps, les animaux, les humains, etc. C’est la nature telle qu’on peut l’observer, sous ses formes concrètes et finies. Elle dépend entièrement de Dieu, qui est la cause de tout. En d’autres termes, la « nature naturée », c’est la création, au sens où tout ce qui existe est l’effet de Dieu.

  27. Chez Spinoza, un mode infini est une manière universelle dont Dieu agit à travers ses attributs. C’est une manière stable, constante, éternelle dont la nature divine se manifeste. Contrairement aux modes finis, qui sont limités, les modes infinis sont des réalités communes à tous les êtres d’un même attribut. Un mode fini est une chose particulière — comme un humain, un arbre, une pensée ou un animal — qui existe grâce à Dieu et n’a pas d’existence indépendante.

  28. La cause immanente produit son effet en elle, tandis que la cause transitive produit son effet hors d’elle.

  29. La « nature naturante », chez Spinoza, désigne Dieu lui-même, c’est-à-dire la nature comme substance infinie, éternelle, cause de soi et cause de tout ce qui existe. C’est la nature qui agit, qui produit, qui donne naissance à tout ce qui est dans le monde. Elle ne dépend de rien d’autre et elle est la cause d’elle-même. Autrement dit, la « nature naturante », c’est la nature en tant qu’elle engendre tout ce qui existe, de manière nécessaire, selon les lois éternelles de la nature.

  30. Maxime Rovere, note 18, in Spinoza, Éthique, trad. Maxime Rovere, Paris, Flammarion, 2021, p. 112.

  31. Joseph Solomon Del Medigo, Taʿalumot Ḥokhmah תעלומות חכמה [Abscondita Sapientiae], Bâle, 1629.

  32. Son œuvre principale, Sefer Elim [ספר אילים], mêle réflexions philosophiques, science contemporaine (notamment la nouvelle astronomie) et kabbale, dans une perspective parfois critique envers les dogmatismes religieux.

  33. Il est intéressant de noter que les amis de Spinoza, Lodewijk Meyer et Jarig Jellesz, ont chacun cité ce passage pour démontrer que le philosophe n’était pas athée.

  34.  Hasdaï Crescas, Light of the Lord (Or Hashem אוֹר ה׳), trad. de l'hébreu par Roslyn Weiss, Oxford, Oxford University Press, 2018 [XIVe siècle]. Dans ce traité, Crescas critique vigoureusement la philosophie d’Aristote telle qu’elle avait été intégrée au judaïsme par Maïmonide. Il rejette notamment le primat de l’intellect et défend une vision théologique centrée sur l’amour de Dieu, qu’il considère comme la finalité ultime de l’existence humaine.

  35. Steven Nadler, Op. cit.

  36. Sur ce point, nous renvoyons notamment vers le livre Rêveurs du Ghetto (1921), d’Israel Zangwill (1864-1926). Il y brosse le portrait d’intellectuels et de penseurs juifs situés souvent en marge, qui ont cherché à concilier la foi, la raison et l’émancipation. Il y est question, entre autres, de Spinoza, mais aussi d’Uriel da Costa.

Bibliographie

  • Spinoza, Œuvres complètes, dir. Bernard Pautrat, avec la collaboration de Dan Arbib, Frédéric de Buzon, Denis Kambouchner, Peter Nahon, Catherine Secretan et Fabrice Zagury, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », n° 108, Paris, Gallimard, 2022. (Les textes extraits de cet ouvrage, à savoir les Lettres et Traité théologico-politiques, sont cités dans le corps du texte par l’indication : “Spinoza, Oeuvres complètes, p”.)

  • Spinoza, Œuvres IV – Éthique, édition critique établie par Fokke Akkerman et Piet Steenbakkers, traduite du latin par Pierre-François Moreau, coll. « Épiméthée », Paris, Presses Universitaires de France, 2020 (Les textes extraits de cet ouvrage sont cités dans le corps du texte par l’indication : “Spinoza, Éthique, p”.)

  • Spinoza, Éthique, trad. Maxime Rovere, Paris, Flammarion, 2021

  • Hasdaï Crescas, Light of the Lord (Or Hashem אוֹר ה׳), trad. de l'hébreu par Roslyn Weiss, Oxford, Oxford University Press, 2018 

  • Shem Tov Falaquera, L’accord de la Torah et de la philosophie. Épître de la controverse, intro, trad. et notes de David Lemler, coll. Panim el Panim, Paris, Hermann, 2014

  • Maïmonide, Le Guide des égarés, trad. Salomon Munk, Paris, Verdier, 2012

  • Geneviève Brykman, La judéité de Spinoza, Paris, Vrin, 1972

  • Jakob Freudenthal, Das Leben Spinozas, Stuttgart, Frommann, 1904

  • Maurice-Ruben Hayoun, Maïmonide et la pensée juive, Paris PUF, 1994

  • Jonathan Israel, Les Lumières radicales : La philosophie, Spinoza et la naissance de la modernité (1650-1750), traduit de l’anglais par Pauline Hugues, Charlotte Nordmann et Jérôme Rosanvallon, Paris, Éditions Amsterdam, 2005

  • David Lemler, « Spinoza, critique ou lecteur radical de Maïmonide ? », Les Cahiers philosophiques de Strasbourg [En ligne], 47 | 2020

  • Koenrad Oege Meinsma, Spinoza et son cercle. Étude critique sur les hétérodoxes hollandais, Paris, Vrin, 1984 

  • Yitzhak Y. Melamed, The Young Spinoza. A metaphysician in the making, Oxford University Press, 2015

  • Steven Nadler, Spinoza : Une vie, trad. par M. Rueff, Paris, PUF, coll. « Philosophie d’aujourd’hui », 2003

  • Maxime Rovere, Le Clan Spinoza. Amsterdam, 1677 : la trahison d’un philosophe, Paris, Flammarion, 2017

  • Léo Strauss, Maïmonide, trad. Rémi Brague, Paris, PUF, 1988

  • Charles Touati, “Les deux conflits autour de Maïmonide et des études philosophiques”, in: Juifs et Judaïsme en Languedoc, Toulouse. Éditions Privat, 1977, pp. 173-184. (Cahiers de Fanjeaux, 12)

  • H. A. Wolfson, La vie de Spinoza, trad. A.-D. Balmès, Paris, Gallimard, 1999

  • Israel Zangwill, Rêveurs du ghetto, trad. Marie-Brunette Spire, Bruxelles, éditions Complexe, 1994

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