
daï ! #5
Explorer les marges
L’idée de ce numéro était simple en apparence : définir ce qui constitue les centres de la judéité, interroger les forces centripètes qui poussent les idées et les individus aux marges du groupe, dans les confins de l'impensé. Pourtant, à l’heure du bouclage, force est de constater que la plupart des articles que nous publions ici traitent des marges : celles des identités, des appartenances, des géographies, des récits.
Grande est la tentation de se complaire à la posture de marginal, de prophète dénigré. Ce serait oublier tout ce que la marge doit au centre…. Alors, explorer les marges, oui ; mais pour mieux interroger la judéite et voir comment le centre s’y dessine, vacille et toujours, nous échappe.
Un judaïsme dont le centre est nulle part et la circonférence partout
Il est des judaïsmes de pierre, arrimés aux synagogues et aux ruelles pavées du Pletzl ou de Brooklyn. Et puis, il en est d’autres, plus volatiles— des judaïsmes des branchages, comme ces cabanes qu’on dresse à Souccot : exposées au vent mais étonnamment tenaces. C’est de ce bois-là qu’est fait Jonathan Hirszberg qui se livre ici dans un portrait rare et poignant, où il raconte sans folklore ni nostalgie la solitude tranquille, les secrets d’enfance, la liberté farouche et l’inconfort d’être un juif là où il n’y en a pas.
Les juifs sont partout, même dans la brousse.
Dans un monde juif encore largement structuré par la norme halakhique de la matrilinéarité, les personnes issues d’un père juif se trouvent souvent en tension entre leur vécu, leur éducation et une reconnaissance institutionnelle partielle ou absente. Dans cet article, Eve Tolédano et Helena Muzi Cohen croisent leurs témoignages personnels avec les entretiens qu’elles ont menés auprès de plusieurs rabbins issus de courants variés du judaïsme français. Ensemble, elles interrogent la place des juifs dits « patrilinéaires », la légitimité ressentie, les parcours de confirmation ou de conversion, et les conditions d’un judaïsme plus inclusif.
Les numéros de Daï explorent souvent un genre unique, l’essai, parfois il tient de l’autofiction ou de l’autoanalyse, mais le genre est bien circonscrit. Pour préparer ce numéro dans lequel nous prétendons explorer les marges, nous nous sommes dit qu’il fallait explorer un genre littéraire qui confine désormais aux marges, la poésie. Nous avons ainsi lancé un appel à contributions pour interroger ces lignes mouvantes entre norme et déviance, inclusion et exclusion, tradition et dissidence. Parmi les nombreuses propositions reçues, nous avons sélectionné celles de trois auteurs et autrices, Oriane Taïeb, Haïm et Raphaël Setty.
Ni centres, ni marges, mais espaces interstitiels. Voilà où a résidé et réside, parfois successivement, parfois simultanément, Johanna Colette Lemler, la productrice du podcast Notre Haggadah. Pour Daï, elle trace un sillon entre Pont-à-Mousson et Paris, dans tout ce que le judaïsme français a à offrir de diversité, dans ses centres et à leurs marges. C’est là qu’elle a progressivement tracé, avec d’autres, cette voie singulière juive féministe, dans un continuum de pensées incidentes et de poésie.
Les Juifs votent désormais à droite, dit-on, alors on cherche les causes de ce revirement dans un abandon des Juifs par la gauche. Et si les causes étaient aussi autonomes, liées à la sociologie du monde juif français, essentiellement sépharade, qui a connu une importante ascension sociale ces dernières décennies. C'est ce que se propose d'analyser le sociologue Ashley Mayer-Thibault dans ce texte. Il fait l’hypothèse d’un lien entre l’ascension sociale des sépharades de France et un impératif de fidélité au judaïsme. L’article se conclut par une invitation lancée aux « Juifs de gauche » à prendre au sérieux la question de la fidélité, tout en soulignant l’importance qu’il y a à la conjuguer avec un impératif de responsabilité.
Qui est juif ? En Israël; la question n’est pas seulement théologique ou identitaire mais bien un enjeu juridique et politique central, révélateur des tensions qui structurent le projet sioniste depuis ses origines. À travers les affaires Rufeisen (1962) et Shalit (1970), Alexandre Journo explore les lignes de fracture entre centre et marges, en montrant comment l’État-nation hébreu produit, au cœur même de ses institutions, une norme juive fluctuante, se cherchant à tâtonsentre les legs d’une judéité diasporique et une identité israélienne en construction.
À la croisée de la sociologie, du droit et de l’histoire juive, cette réflexion éclaire les paradoxes d’une nation aux frontières fraîchement tracées ne cessant de questionner les contours de son appartenance.
Sophie Goldblum prolonge la réflexion entamée dans notre précédent numéro qui interrogeait les contributions juives à la pensée de gauche ; en s'appuyant ici sur quelques feuillets talmudiques soigneusement choisis. Elle y met en lumière la manière dont le droit juif envisage les limites de la propriété privée et la redistribution sociale et interroge la frontière entre charité et justice. L’autrice inscrit sa réflexion dans un mouvement plus large de remobilisation des sources traditionnelles par une certaine gauche, notamment aux États-Unis, qui cherche à élaborer une éthique politique enracinée dans la tradition juive.
En 1953, David Ben Gurion se proposait de lever, à tout le moins en Israël, le herem de Spinoza. Soixante-dix ans plus tard, la communauté juive d’Amsterdam ne semblait pas avoir reçu la nouvelle, elle la maintenait en vigueur et la redoublait contre un philosophe spinoziste israélien. Rivka DLB, également spinoziste, retrace pour Daï l’histoire de cette excommunication, ce qu’elle impliquait pour la vie-même de Spinoza et ré-inscrit Spinoza dans une tradition juive de rationalisme, celui de Maïmonide.
À travers une analyse dense et documentée, Eli Amozeg explore la polarité qui traverse le judaïsme contemporain entre deux figures archétypales : les « Juifs du dedans », ancrés dans la tradition halakhique, et les « Juifs du dehors », engagés dans les arts, les sciences ou la pensée critique. Loin de se limiter à une opposition binaire, l’auteur examine les dynamiques de centre et de marge, les enjeux de légitimité, de transmission et de reconnaissance intellectuelle, tout en interrogeant la capacité du judaïsme à maintenir une forme de cohérence dans un monde pluraliste. Ce texte propose une réflexion sur les conditions d’un dialogue fécond entre fidélité et créativité, héritage et dissidence.
« Souviens toi des jours anciens » nous intime la Torah (Dt.32:7). L’histoire de nos ancêtres n’est pas toujours celle qu’on se remémore, consignée dans nos livres sacrés. Dans cet article, Elie Beressi nous propose de faire un pas de côté ; à la recherche d’un judaïsme pré-exilique et de ses traditions particulières. Un « judaïsme » où la fidélité à YHWH n’est pas toujours indexée à la norme établie par la Torah telle qu’elle fut compilée par les élites sacerdotales déportées en Babylonie. Un judaïsme syncrétique, populaire, archaïque, effacé par les réformes d’Ezra et des scribes rapatriés de Babylone, à la marge de l’histoire d’Israël et de la mémoire juive contemporaine, victime de l’Histoire.
À Gaza, la famine n’est pas un effet collatéral de la guerre : c’est une méthode. Des déclarations officielles israéliennes aux blocages de l’aide humanitaire, en passant par la destruction systématique des infrastructures vitales, tout indique une stratégie assumée de privation. Le recours à la faim comme arme soulève des questions morales, historiques et politiques majeures. Que signifie affamer délibérément une population ? Et que reste-t-il de notre humanité quand nous refusons sciemment, de nourrir ceux qui ont faim ? C’est ce à quoi se propose de répondre la rabbin Bitya Rozen-Goldberg en convoquant la tradition juive et la morale la plus élémentaire.
On ne sait pas très bien situer les Juifs laïques, on les comprend mal, du dedans comme du dehors. Pourtant, ils représentent une belle part du monde juif, peut-être une majorité, qui cependant ne se définit que très mal et collectivement et comme norme. Qu'est-ce que cette identité juive qui se construit sans le judaïsme tout en en revendiquant son contenu universaliste, et qui ce faisant, devient une identité seulement héréditaire ? Pour mieux saisir cette identité introuvable et lui donner un contenu positif, Daï a proposé à Noé Burko de l'incarner. Dans cet article intime, il dresse un portrait vivant du juif laïque qu'il est, dans lequel il mêle sa politisation et son expérience de l'antisémitisme.