De deux pôles du judaïsme

Eli Amozeg / Illustration : Mathilde Roussillat-Sicsic

À travers une analyse dense et documentée, Eli Amozeg explore la polarité qui traverse le judaïsme contemporain entre deux figures archétypales : les « Juifs du dedans », ancrés dans la tradition halakhique, et les « Juifs du dehors », engagés dans les arts, les sciences ou la pensée critique. Loin de se limiter à une opposition binaire, l’auteur examine les dynamiques de centre et de marge, les enjeux de légitimité, de transmission et de reconnaissance intellectuelle, tout en interrogeant la capacité du judaïsme à maintenir une forme de cohérence dans un monde pluraliste. Ce texte propose une réflexion sur les conditions d’un dialogue fécond entre fidélité et créativité, héritage et dissidence.


« Les oppositions binaires sont une procédure analytique, mais leur utilité ne garantit pas que l’existant se divise de la sorte. Nous devons être soupçonneux vis-à-vis de quiconque déclare qu’il y a deux sortes de gens, ou deux sortes de réalité ou de processus. »

Mary Douglas

Il y aurait aujourd’hui deux pôles, deux formes de judaïsme, deux manières d’être juif : appelons-les, en poussant la dichotomie jusqu’à la caricature, les Juifs du dedans et les Juifs du dehors. L’un est centrifuge, orientant les Juifs vers les questions et les affaires du monde, les sciences et les arts, les sociétés au sein desquelles ils vivent. L’autre, centripète, appelle à un retour vers le noyau, un repli vers le peuple, sa foi et sa loi. Chacun tour à tour se réclame du judaïsme, mais les uns et les autres s’accusent aussi mutuellement de le trahir.

Mathilde Roussillat Sicsic - “Claustromania” - Linogravure - 2022

Juifs du dehors et du dedans

Il y aurait d’un côté ces Juifs du dehors, ces exo-Juifs, Juifs du mélange et Juifs de l’échappée, Juifs du savoir (Jean-Claude Milner), Juifs ambivalents souvent, Juifs hétérodoxes (Michael Löwy) ou même Juifs par défaut, Juifs non-Juifs (Isaac Deutscher), tantôt « Juifs renégats » comme le Leopold Bloom de l’Irlandais James Joyce, lui-même spécialiste ès partance. Ils protesteraient peut-être de se voir regrouper ainsi. Quoi qu’il en soit, leur contribution aux sciences, à la pensée occidentale, à l’art, à la musique et à l’innovation ne peut manquer d’impressionner. Leurs ancêtres sont Baruch Spinoza (excommunié par les siens), Karl Marx (de parents convertis), Sigmund Freud, Georg Simmel (ses parents étaient également convertis), Edmund Husserl (qui s’est converti, lui aussi), Albert Einstein, Henri Bergson, Ludwig Wittgenstein (de parents convertis), Emile Durkheim (fils de rabbin), et la liste pourrait s’allonger à loisir. Pour les écrivains, les poètes : Heinrich Heine (qui s’est converti), Franz Kafka (qui a commencé l’apprentissage de l’hébreu), Elias Canetti, Paul Celan, Rose Auslander, Alejandra Pizarnik, Clarice Lispector : cette liste, chacun pourrait la compléter selon ses envies, avec son propre panthéon.

 

Si leurs œuvres irriguent les arts et sciences de l’humanité, ou du moins de la culture occidentale, on peut néanmoins s’interroger : qu’apportent-elles au judaïsme du dedans et de la tradition ? Peut-on les réintégrer dans un canon hébraïque, y a-t-il quelque chose là-dedans pour nourrir une pensée juive, comme certains ont voulu le faire avec Kafka par exemple ? Rien n’est moins sûr. Plusieurs d’entre eux ont d’ailleurs écrit sur leur rapport ambivalent à la tradition : Kafka, bien sûr, mais aussi Bialik, Arendt, Derrida, Memmi, Celan, mille autres. Quelques-uns en ont même fait le noyau de leur œuvre. Certains, comme Levinas, ont circulé entre les mondes, devenant des figures-ponts, des « traits-d’union » – repris aussi bien par les laïcs que par les religieux, par les universalistes que par les particularistes, parfois par des adversaires politiques irréconciliables (des disciples sionistes d’un Manitou d’un côté, aux militants imprégnés de théorie post-coloniale et-ou d’une Judith Butler de l’autre).

 

En face, les Juifs du dedans – les Juifs da gema, pour reprendre une expression brésilienne : le jaune de l’œuf, le cœur ou la sève de la tradition. Comme on dit carioca da gema, l’authentique natif ou citadin de Rio. Ces Juifs-là, gardiens de la transmission, évoluent dans les mondes de la halakha et de la pensée juive : on pourrait citer des penseurs, qui étaient souvent rabbins comme Rav Joseph Soloveitchik, Rav Abraham Isaac Kook, Rav Yehouda Ashlag, Rav Moshe Feinstein, Rav Eliezer Berkovits, Rav Elie Benamozegh, Rav Ben-Zion Meir Hai Ouziel, Rav Yossef Messas. À côté d’eux : Moses Mendelsohn (qui a volontairement explicité pourquoi il n’a pas voulu se convertir) et Franz Rosenzweig (qui a lui aussi parlé de son choix de ne pas devenir chrétien), Samson Raphaël Hirsch, Martin Buber. Il y en a également pour tous les goûts, et de toutes origines ; des figures venues des mondes ashkénazes litvak ou hassidique, sépharade, maghrébin ou mizrahi : de nombreux poskim, de nombreux érudits, et des universitaires. Qu’elles dialoguent ou non avec la philosophie occidentale, avec l’histoire, avec les grands sujets « de société », leurs pensées plongent dans la Torah, la guemara, la kabbale. Elles dialoguent parfois avec les sciences sociales voire les sciences exactes, mais c’est l’exception plutôt que la norme. On pourrait citer ici Yeshayahu Leibovitz, Jonathan Sacks ou plus récemment Nathan Slifkin. La tendance dominante reste celle d’un « recentrage » normatif et d’un « ancrage » identitaire. Il peut donner l’impression, à tort ou à raison, d’une assurance qui serait étrangère au doute et aux atermoiements ou à l’ambivalence de bien des Juifs incertains. Cette fidélité vivifiante court pourtant un risque : celui du repli, du provincialisme, de ce que l’anglais nomme parochialism (l’« esprit de clocher »), voire « obsidianisme ». Prêcher pour sa paroisse. Ériger muraille et pont-levis pour se protéger des influences étrangères. Cette fidélité peut glisser vers l’exclusivisme, l’ethnocentrisme, plus ou moins intellectuellement « protectionniste », plus ou moins politiquement « suprématiste ». Quels antidotes permettent ou permettraient à ces « pensées du dedans » de contrer ces risques ? Et qu’elles le fassent ou non : parlent-elles au-delà de leurs cercles internes ? Par exemple : à ceux que la halakha n’intéresse pas, ceux que l’apologétique indiffère ?

Ce découpage, entre les fidèles et les « moldus », entre les demi-apostats et les fervents, entre les explorateurs et les cultivateurs, pour éclairant qu’il soit, n’en reste pas moins une caricature grossière. Il doit être pris avec des pincettes. Comme le disait Mary Douglas, tout dualisme est un outil d’analyse fragile. Pourtant, il éclaire peut-être une tension au cœur de l’histoire moderne du judaïsme, une polarité féconde, douloureuse parfois, entre deux manières d’habiter l’héritage juif.



Centres et marges

Le centre géographique du judaïsme s’est déplacé. Israël et les États-Unis concentrent l’essentiel du judaïsme vivant. De ce point de vue, quasi démographique, la France, l’Angleterre, l’Amérique latine, l’Europe centrale se retrouvent en périphérie. Cela n’enlève rien à leur potentiel d’invention, mais en pratique, ce sont les voix israéliennes et anglo-saxonnes qui sont les plus écoutées. Ce sont elles qui donnent le ton, imposant souvent leur agenda intellectuel, spirituel ou politique. Il n’empêche, le judaïsme a toujours été multicentrique. Et pour chaque centre ses propres marges. En Europe : on peut voir le judaïsme orthodoxe de Brooklyn ou de Bne Brak comme une option excentrique, voire exotique, et regarder l’identité française ou anglaise comme le point de comparaison neutre, l’identité par défaut. En Israël, ou encore dans un quartier hassidique de Montréal : on peut considérer l’identité des Juifs non religieux comme tout à fait périphérique, voire étrangère, à peine juive, et même suspecte, ou malvenue, honteuse, ou hostile, traîtresse au chemin tracé par les ancêtres. Car il n’y pas de centre qui ne soit la marge d’autre chose, et pas de neutre qui ne soit l’étrange d’un ailleurs. Ainsi en va-t-il des traditionalistes et des haredim, des laïcs et des religieux, des libéraux et des orthodoxes, des hommes de droite ou de gauche, des plus ou moins ou pas du tout sionistes. Il en va ainsi des rabbins, des universitaires, et des autres. Les cercles religieux voient parfois les productions académiques comme menaçantes, ou comme inutiles, voire nuisibles. L’université regarde souvent l’orthodoxie comme une survivance ethnographique, une curiosité, ou un ennemi. Certes, on se lit parfois. Mais on parle des langues différentes, quand on ne se toise pas comme des camps en guerre. On s’ignore souvent. Les vrais centres ne sont pas que des lieux : ce sont des points de gravité. Ces centres, certains Juifs du dehors les ont quittés sans regret. D’autres les cherchent encore, ou tentent de les construire. Certains s’en vont, d’autres y retournent. Car les marges des uns sont les foyers des autres. Des figures d’entre-deux existent bien, savants talmudistes, biblistes, écrivains comme Franz Kafka déjà cité, ou Shai Agnon, Isaac Bashevis Singer, Hayim-Nahman Bialik, penseurs engagés comme Martin Buber ou Abraham Heschel, universitaires inspirés et controversés, Gershom Scholem ou Raphael Patai ou R.J. Zwi Werblowsky par exemple. Mais la plupart de ceux du dehors cherchent à parler au monde plus qu’à leur communauté (d’ailleurs : à laquelle se sentent-ils appartenir, ces hommes de l’entre-deux ?). La plupart des rabbins, au contraire, cherchent plus à parler à leur communauté qu’au monde en général (qui pourrait les en blâmer ?). Le judaïsme de demain naîtra-t-il du centre ou de la marge ? Que faire de ces juifs non religieux d’Israël – souvent plus farouchement laïques que les Américains ou les Français ? Les Juifs du dedans, certes, saluent parfois ceux du dehors – sans toutefois les reconnaître comme membres du projet intellectuel juif à part entière, comme shalshelet haqabalah, chaîne de la tradition. Ils se flattent d’avoir des « prix Nobel juifs », des « réalisateurs juifs », des « mathématiciens juifs », des Sarah Bernhardt, et pêle-mêle, dans une absurde liste à la Prévert : des Modigliani, des Rothko, des Chagall, des Barbara, des Lou Reed, des Leonard Cohen, des Serge Gainsbourg, des Woody Allen, des Steven Spielberg, ainsi que des Juifs convertis, des juifs par leur père, leur mère, leurs parents, des Proust ou des Bob Dylan... On s’enorgueillit des aventuriers, des révolutionnaires, des fortes têtes : des Emma Goldman, des Rosa Luxembourg, des Paul-Emile Victor, des Joseph Kessel, des Romain Gary. Mais, pour les juifs da gema, ce sont des Juifs qui vivent sur une autre planète. Ce divorce est-il nouveau ? Existait-il du temps d’un Maïmonide absorbant Aristote ou du Zohar répondant à la philosophie et à la foi chrétienne ? Le judaïsme était-il autrefois capable d’absorber ses penseurs marginaux sans les expulser de la halakha ? Et aujourd’hui, où sont les passeurs ? Et où sont les penseurs ?

 

Il semblerait que les centres et les marges du judaïsme se soient tout au long de l’histoire reconfigurés, et que certaines périphéries aient été évacuées, d’autres réintégrées, comme ces lancements de fusées, avec telle ou telle partie qui s’éjecte après le décollage. Est-ce un processus qu’on peut prévoir ou contrôler ? Et, si on devait choisir, de qui ou de quoi voudrait-on se dispenser (on peut prévoir que les avis seront divergents, si ce n’est franchement opposés, les Juifs n’étant pas avares d’anathèmes) ? Faut-il comparer et mesurer les apports ou la valeur d’un d’un groupe contre un autre ?

 

Ce qu’on perd et ce qu’on gagne

Ce ne sont pas les Juifs du dedans qui ont construit la théorie de la relativité, la psychanalyse, participé à bâtir la physique quantique, l’anthropologie de Franz Boas, Ruth Benedict, Mauss ou Lévi-Strauss, ni la sociologie, la linguistique, la photographie artistique ou documentaire, Hollywood et les comic books. Mais les autres, ces Juifs du dehors légendaires, sont-ils plus hauts sur l’échelle de Jacob, sont-ils une avant-garde, ou bien une régression ? On ne compte plus les fleuves intellectuels ou créatifs alimentés par les Juifs du dehors. Doit-on penser qu’ils se perdent dans l’océan de la pensée occidentale, sans enrichir la pensée juive ? Ces succès dans les arts, les sciences, l’économie moderne sont fulgurants – mais ils se sont souvent joués loin du noyau. Cette « fuite des cerveaux » nuit-elle au judaïsme, ou au contraire, le préserve-t-elle d’un excès néfaste de perturbateurs hérétiques, d’hétérodoxes en tous genres ? Ce que les uns gagnent en créativité, le perdent-ils en fidélité ? Ce qu’ils gagnent en universalisme, le perdent-ils en judaïsme ? Cette division a-t-elle appauvri la pensée juive du dedans ? L’a-t-elle laissée aux gardiens du Temple – respectables et pieux mais de moindre envergure ? Les penseurs da gema jouent-ils encore dans la même catégorie que ceux du dehors ? Pound for pound, comme on dit en boxe, qui gagnerait ? Ont-ils pris au sérieux la cosmologie contemporaine (et ce que cela transforme de notre rapport au divin : voir un Alexandre Koyré), la biologie de l’évolution (et ce que cela change de notre vision de l’évolution de la vie à la suite des percées de Lamarck, Darwin, Mendel et les autres), les bouleversements anthropologiques et psychologiques du XXe siècle ? Ces baalei techouva ont-ils vraiment pris au sérieux les questions qu’introduisaient les bouleversements de la physique contemporaine, et ceux de la vision darwinienne de l’évolution par sélection naturelle ? Ont-ils besoin de le faire ? La tradition ne se suffit-elle pas à elle-même ? N’a-t-elle pas des réponses à tout cela, ne permet-elle pas d’encadrer tout moment et tout problème de la vie du yid ? La tradition, la Torah, la guemara, les commentaires pour la vie pratique et liturgique ; et puis, en sus, la pensée profane, oui, pourquoi pas, mais en dessert, en apéritif ou en en-cas, comme un péché mignon, parfois honteux ou caché, pas nécessairement tout à fait interdit, mais pas de quoi en tirer de fierté en tout cas, quand on ne le condamne pas tout simplement en bloc comme hérétique, apikoros, péché dangereux et malsain. De toute façon, il faut peut-être choisir. N’y a-t-il pas une sorte de tragique compromis, ou trade-off, entre le temps passé aux disciplines profanes, arts et sciences, et le temps passé dans les vastes traités du Talmud, à comprendre les ramifications infinies de la halakha ? Et puis, ces chercheurs, ces professeurs, ces scientifiques, tout brillants qu’ils soit : ont-ils un message ? Une vision ? Une manière juive de penser l’humain ? Cherchent-ils seulement à en avoir une ? Peut-être pas. Pour ceux qui sont loin de la vie traditionnelle, les mœurs contemporaines offrent un semblant de guide. Plus besoin de chercher du sens dans les vieux textes, dans la continuité. Pour les autres, il n’y a là qu’égarement stérile, assimilation coupable, un chemin sans avenir. Alors : les Juifs du dehors sont-ils de Mars, et les Juifs da gema de Vénus ? Il ne s’agit pas de dispenser bons et mauvais points. D’un côté, ceux qui peinent à garder le rythme des innovations et prouesses épistémiques de la modernité, incapables de répondre de façon convaincante aux questions inédites et puissantes de la science, ou bien aux problématiques éthiques de la modernité et des bouleversements culturels, industriels, commerciaux et technologiques. De l’autre, ceux qui dispersent de façon dispendieuse, irresponsable et ingrate l’héritage patiemment cultivé et laborieusement, parfois héroïquement, protégé par leurs pères en d’autres temps moins cléments. Car qui connaît les uns et les autres sait qu’il y a créativité dans les deux cas, mais à des niveaux hétérogènes. La science n’a-t-elle pas été mise en défaut quand il s’agissait de fournir un sens à la vie individuelle et collective, des normes et un chemin ? Son principe est d’évoluer, de s’actualiser, un nouveau paradigme en chassant un autre, comme l’écrivait déjà Benamozegh : quelle garantie de continuité peut-elle donc apporter ? Plus encore, les avancées technologiques et les changements sociétaux ne créent-ils pas de nouveaux problèmes et de nouvelles questions, autant au moins qu’ils apportent de soulagements ou de réponses ? La fidélité à la tradition est-elle capable de satisfaire les besoins existentiels du groupe ? Et ses besoins épistémiques ? Les gardiens du temple et du temps passé sont-ils les gardiens du temps futur ? Car ce que les uns maintiennent, tant bien que mal, avec plus ou moins de génie, de créativité, ou de conservatisme, c’est la cohérence interne de la tradition : héritage culturel et guide de vie collectif. Ce que les autres privilégient, c’est la cohérence avec d’autres traditions, parfois bien plus jeunes, dont celles des critères de scientificité, d’universalisme, et de nouvelles considérations sociales et éthiques. On pourrait dire qu’une tradition ne vit pas que de son héritage, mais aussi de la sève qu’on lui injecte, de ce qu’on y sème et laboure. Si on la néglige, il n’y a plus rien à en tirer et elle s’assèche : on perd les outils et le vocabulaire servant à  en extraire le jus ou à en faire fructifier les arbres. Les gardiens de la tradition maintiennent un certain cadre de pensée, un certain nombre d’axiomes (révélation de la Torah, obéissance et acceptation de la halakha, centralité du peuple juif, par exemple), et cette axiomatique, qui n’est pas nécessairement dogmatique, permet un jeu interne. On peut d’ailleurs reconnaître qui est d’un côté ou de l’autre de la frontière invisible en mesurant le degré d’acceptation ou de rejet de ces axiomes. Il y a des transfuges, évidemment, mais il y a aussi beaucoup de Juifs qui ne parlent que la langue d’un côté.

 

Étique et émique juives

Chacun a pour son camp une vision « émique », suivant le terme du linguiste Kenneth Pike : c’est-à-dire la vision de l’intérieur du groupe, le regard natif, native, ou même naïf, la façon dont les gens appréhendent leur réalité sociale de leur point de vue à eux. Et ici on voit deux visions « émiques » distinctes (celle des Juifs du dedans, celle des Juifs du dehors). L’autre terme, c’est celui d’« étique », c’est la description qui se veut distante, neutre, explicative, extraite du sens local (celle par exemple d’un anthropologue d’antan). Quelle place donner à cette dimension étique vis-à-vis du monde juif contemporain, mais aussi passé ? Que faire de la comparaison (anthropologique) et de la critique (historique) ? Si elle ne pose pas problème pour les Juifs du dehors, elle est parfois utilisée comme arme anti-religieuse contre ceux du dedans. Du côté des juifs da gema : soit on s’en méfie, on l’ignore ou on la rejette (parfois de façon expéditive, avec véhémence ou même ignorance), soit encore on l’accepte, mais souvent à contrecœur. Difficile de l’intégrer avec rigueur, avec finesse.

 

Ceux qui prennent à bras le corps les questions qu’elle pose ne sont pas nombreux, et ceux qui y trouvent des réponses inspirantes, moins encore. On oublie plus ou moins volontairement que chaque tradition a une histoire, des conflits internes, des hiérarchies implicites, des hégémonies, des voix étouffées. Elle n’est pas un bloc. Elle est traversée de tensions, d’anathèmes, de silences, de justifications, d’exclusions. Bref, elle vit – ce qui signifie aussi : elle se divise (c’est la « schismogenèse » dont parlait Gregory Bateson). Elle fabrique son centre tout en plaçant ce(ux) qu’elle rejette à ses marges. Mais pour beaucoup de Juifs da gema, cette évidence ne dérange guère : la tradition acceptée, validée, c’est elle qui est sacrée, qui est maintenue, c’est elle qu’on révère, sans se préoccuper qu’elle soit encore et toujours plurielle, et qu’elle se soit créée sur le cimetière d’autres options rejetées, d’autres traditions réprimées, exclues ou apprivoisées. On oublie parfois que toute tradition est faite d’apports extérieurs, de collisions culturelles, de dialogues occultés. Chaque tradition a une histoire, et ces histoires se rencontrent dans des chocs non seulement culturels, mais aussi politiques, commerciaux, et parfois militaires. Courants savants en lien ou en conflit avec des courants populaires, voix dominantes, voix minoritaires, hommes, femmes, étrangers, traditions clandestines, imports tolérés, boutures cachées. Le judaïsme lui-même s’est nourri de Perse, de Grèce, d’Islam, de Chrétienté. La Perse, la Grèce, l’Islam et bien évidemment la Chrétienté se sont nourries de judaïsme. Et aujourd’hui, temps de globalisation sans précédent, temps d’accès au savoir inouï, peut-on vraiment ignorer ce que la connaissance des autres traditions fait à la nôtre ? Peut-on faire l’impasse sur les conclusions qu’apportent des comparaisons sérieuses et rigoureuses ? Aujourd’hui, qui relie encore ces mondes ? L’université ? Elle peut être la gardienne d’un idéal de savoir distant, aride ou rigoureux selon les goûts, mais elle peut aussi s’enfermer dans ses propres modes et angles morts, voire, ses petites quêtes de gloire locale ou de pouvoir. La synagogue ? Parfois brillante, également, mais d’un discours à usage privé, souvent apologétique. D’un côté et de l’autre, le pluralisme pose question. Du côté du dehors, ce pluralisme est tel qu’il peut conduire à la confusion, au relativisme absolu, sans hiérarchie, avec une perte de sens ou de direction. De l’autre, le pluralisme est à la fois source de richesse, lieu de rencontre de bien des traditions, mais aussi lieu de conflit, de concurrence et d’effacement dans les nouveaux creusets de l’orthodoxie.  Personne ne niera la pluralité passée, de Jérusalem à Bagdad, de la Grèce à Alexandrie, des Portugais d’Amsterdam et du Brésil aux pirates juifs des Caraïbes, des juifs d’Ethiopie à ceux de l’Inde. Mais, dans ce temps de reconfiguration, où les communautés vivent en Israël, à Paris, à Mexico, Buenos Aires ou São Paulo, à New-York et Los Angeles, à Londres, à Berlin, aujourd’hui, comment maintenir le pluralisme et la pluralité sans accentuer divergences et tensions (qui sont, pour certaines, immenses : qu’on pense aux multiples clivages politiques autour d’Israël, du sionisme, et à l’intérieur d’Israël, autour des choix religieux et politiques) ? Cela n’est pas sans défis. Comment maintenir vivante une polyphonie qui ne soit pas cacophonie, voire combat ?

 

Hermès juif

Yuri Slezkine, dans Le siècle juif, décrit les Juifs comme un peuple mercurien : mobiles, intermédiaires, médiateurs – ils traversent les frontières et font passer les idées tout en restant à part. Ils ont occupé une niche de fournisseurs de service, de traducteurs, et d’hommes de commerce, dans l’entre-deux. « Les mercuriens … si leur monde est plus vaste et plus varié, c’est parce qu’ils transgressent sans effort les frontières conceptuelles et communautaires, parce qu’ils maîtrisent un plus grand nombre de langues et parce qu’ils possèdent ces sandales « indescriptibles, impensables, merveilleuses » qui leur permettent d’être simultanément dans plusieurs endroits à la fois ». Slezkine reprend l’idée des middleman minorities, décrites par Edna Bonacich (fille d’un rabbin juif libéral de New-York, émigré en Afrique du Sud, professeur en Californie, elle était bien placée pour les étudier) et Hubert Blalock : des minorités commerciales ou intellectuelles jouant le rôle d’intermédiaires – comme les Juifs, les Arméniens, les Chinois d’Asie du Sud-Est, les Parsis ou les Libanais d’Afrique de l’Ouest. Leur position périphérique est féconde. Et la middleman minority des middleman minorities, les Mercuriens par excellence, ce serait les Juifs, par leur ancienneté dans cette position, et par leur maintien malgré la modernité, l’exode rural, la citoyenneté, les Lumières, la sortie des shtetl et de la yeshiva, du mellah ou d’ailleurs. Cette position, certains l’ont admirée, un Mark Twain (Samuel Clemens), un Borgès ou un Tolkien. On cherchait des causes ou des explications à leurs succès dans les royaumes de l’esprit. Le sociologue Thorstein Veblen écrivait : « le talent intellectuel juif … c’est du fait de son absence d’allégeance, ou du moins de sa loyauté seulement partielle envers son peuple d’origine, qu’il se retrouve à l’avant-garde de la recherche moderne… Il devient ainsi un trouble-fête, un agitateur intellectuel, mais seulement au prix d’un certain nomadisme spirituel, d’une existence d’explorateur des no man’s land de l’esprit, toujours à la recherche d’un nouveau port d’attache, loin des repères familiers, de l’autre côté de l’horizon ». Cette « thèse de Veblen » fut reprise par l’écrivain grec Kazantzakis : « les Juifs possèdent cette qualité suprême : l’inquiétude permanente, le refus de s’adapter aux réalités de leur temps, la quête de la liberté, la perception de toute forme de statu quo et de toute idée établie comme une prison étouffante ». En étant entre les cultures, apprend-on à penser autrement ? Est-on dans une position privilégiée pour voir les limites de telle ou telle mode, telle ou telle option idéologique, telle ou telle idée reçue ? Le risque du ré-enracinement, alors, serait de perdre cet écart. Tandis que le risque du mouvement vers le dehors, ce serait la dilution. Fleuves créatifs allant à l’océan indifférencié de la culture du monde… Maristella Botticini et Zvi Eckstein, dans La poignée d’élus, rappellent que l’instruction religieuse des Juifs, dès l’Antiquité, a constitué un capital cognitif collectif unique. Ce capital s’est récemment redéployé – dans les universités, les laboratoires, les startups, la médecine, l’informatique, l’innovation, les nouvelles technologies, et même l’espionnage et la guerre. Mais le dialogue avec la tradition s’est souvent interrompu. Fleuves ne se déversant pas dans la même mer, donc, branches d’un arbre s’éloignant chacune davantage. Selon Slezkine d’ailleurs, c’est la modernité capitaliste du XXe siècle, qui a connu les bouleversements de l’agriculture et du monde des services, la mondialisation, qui se serait colorée de « mercurisme », de « judaïsme ». Et pour les Juifs du XXe siècle : « la plupart se contentent de rejoindre le nouvel univers social qui a été créé à leur image, un univers où tout le monde chausse désormais les merveilleuses sandales d’Hermès ».

 

Alors n’y aurait-il plus de place pour les Juifs du dedans ? Bien au contraire, car l’éclatement de la modernité suscite des réactions, un réinvestissement paradoxal du particulier et même du local. Et puisque l’écart entre les uns et les autres risque de se creuser toujours davantage, ne faudrait-il pas justement que le judaïsme garde en son sein même des Mercures capable de naviguer entre un pôle et un autre ?

 

Écart et fertilité

Le judaïsme peut-il redevenir une langue vivante pour ceux qui l’ont quitté ? Peut-on traduire les idées du dehors vers le dedans sans les trahir ? Le judaïsme halakhique, au-delà de l’enrichissement d’une tradition interne, a-t-il un message pour l’au-delà de ses frontières ? Qui des Juifs du dehors ou des Juifs du dedans sera le « reste chantant » ? Le clivage n’est pas seulement intellectuel. Il est politique, géopolitique, mémoriel : Israël, la Shoah, le conflit israélo-palestinien, les identités métissées d’Europe ou d’Amérique, d’Asie et d’Afrique, les traumatismes, les héritages croisés. Qui donc sont ceux qui continueront à relier, à faire pont et passerelle ? À mêler le jaune et le blanc, le dehors et le dedans, l’exil et le cœur, la marge et le centre ? Peut-être faut-il chercher à maintenir en vie cette dialectique, renoncer à guérir la division. Ce n’est pas l’unité qui fait vivre une tradition, mais la tension entre ses voix, et l’unité par-delà elle. Mais quid du risque d’implosion, ou d’explosion ?


Le Juif du dedans garde la mémoire ; le Juif du dehors l’interroge. L’un scelle, l’autre fend. Mais sans l’autre, chacun se déforme : le premier devient simple gardien sans génie, le second, vagabond sans joie. Il ne s’agit pas de réunir – mais de maintenir la distance comme on maintient une arche : ce sont les forces opposées qui tiennent l’édifice.

 

Les Juifs du dehors ont offert des outils critiques puissants à la modernité, ne peut-on utiliser ces outils-là pour revivifier certains pans de la tradition ? La science ne fournit certes pas de règles de vie ou de mémoire collective limpide, néanmoins, ne peut-elle enrichir les règles et la mémoire communes ? La tradition, par sa richesse et sa cohérence, par son irréductible particularisme, peu à peu constituée dans la souveraineté et l’exil, ne permettrait-elle pas de mieux répondre à la complexité et aux tragédies du monde contemporain ? Un piano, un violon sur le toit aux cordes tendues : trop elles se cassent. Pas assez, elles sonnent faux.

 

Aujourd’hui, le judaïsme traverse une crise qui n’est pas près de s’apaiser, d’une grande ampleur quoiqu’on ne puisse ajouter « sans précédent », car bien d’autres crises majeures et récentes se rappellent à nos mémoires. Ses répercussions futures sont difficilement prévisibles. Quelle est la place pour les Juifs les uns vis-à-vis des autres, et entre les Juifs et leurs voisins, ou leurs ennemis, entre eux et le monde ? Et cette place, où est-elle ?


Entre Babel et Jérusalem, entre New-York et Tel-Aviv, le judaïsme vibre encore, de ces liens tissés, cette culture en réseau, entre centres et périphéries. Et c’est peut-être dans cet écart (entre de multiples centres et de multiples marges), et dans ce dialogue entre le passé et le futur que naît la pensée juive.


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