Affamer
Bitya Rozen-Goldberg / Photo : Orna Kupferman
À Gaza, la famine n’est pas un effet collatéral de la guerre : c’est une méthode. Des déclarations officielles israéliennes aux blocages de l’aide humanitaire, en passant par la destruction systématique des infrastructures vitales, tout indique une stratégie assumée de privation. Le recours à la faim comme arme soulève des questions morales, historiques et politiques majeures. Que signifie affamer délibérément une population ? Et que reste-t-il de notre humanité quand nous refusons sciemment, de nourrir ceux qui ont faim ? C’est ce à quoi se propose de répondre la rabbin Bitya Rozen-Goldberg en convoquant la tradition juive et la morale la plus élémentaire.
Manifestants à Jérusalem le 24 mai 2025.
Sur la pancarte centrale, די להרג ולהרעבה בעזה, « Assez de tuerie et de famine à Gaza »
Photo : Orna Kupferman
Dès le début de la guerre à Gaza, des centaines de citernes ont été détruites, les réseaux d’eau et les usines de dessalement systématiquement bombardés, privant ainsi la majorité de la population palestinienne d’un accès à l’eau potable. Depuis le 17 mars, date de la rupture du cessez-le-feu, et pendant plus de deux mois, aucune aide humanitaire n’a pu pénétrer Gaza malgré les centaines de camions prêts à livrer des vivres. Les quatre seuls centres de distribution sont, depuis leur ouverture partielle, des pièges mortels pour les civils. Ils sont utilisés pour déplacer les populations et renforcer les milices, sans apporter de réelle solution au désastre ambiant
L’analyse des discours et actions du gouvernement israélien permet de prendre conscience que le contrôle des ressources est utilisé dès le début de l’offensive militaire à Gaza comme une arme stratégique.
Le 9 octobre 2023 le ministre de la défense Yoav Galant déclarait : « Nous luttons contre des bêtes sauvages et nous agissons en conséquence. Nous imposons un siège à la ville de Gaza, il n’y a pas d'électricité, pas de nourriture, pas d'eau, pas de carburant. Tout est fermé. »
Moshé Saada, parlementaire membre du Likoud, déclarait dans une interview en avril dernier : « Oui, je vais affamer les habitants de Gaza, oui, en effet, c'est notre devoir. Je veux affamer les habitants de Gaza, imposer un siège total, total ». Quelques jours plus tard il ajoutait : « Nous sommes à l’aube de l’issue décisive, de la destruction et de la migration des habitants de Gaza. »
Bezalel Smotrich, ministre des finances, a déploré plusieurs fois que « personne ne nous permette de tuer par la faim deux millions de personnes, bien que cela soit probablement juste et moral tant que nous n’avons pas récupéré nos otages¹ ».
Le 9 juin 2025, le général Giora Eiland appelait quant à lui à couper les dernières infrastructures d’approvisionnement en eau de la bande de Gaza.
Malheureusement, ce n’est pas seulement le gouvernement israelien qui prône la privation alimentaire comme arme légitime. « Il n’y a pas de famine à Gaza, mais si c’était le cas, ce serait justifié » est un discours banalisé dans la société israélienne. Discours paradoxal qui nie à la fois la réalité de la situation à Gaza et sa nature immorale. Ainsi, l’organisation Tsav 9 s’est donnée pour mission depuis le début de la guerre de bloquer les convois humanitaires et de détruire la nourriture destinée à Gaza. Une information judiciaire pour complicité de crimes contre l’humanité a été récemment ouverte par le parquet antiterroriste de Paris visant trois franco-israéliens impliqués dans les actions de cette organisation².
Le contrôle des aliments utilisé comme un outil de guerre n’est pas une invention israélienne. En 1943, plusieurs millions de Bengalis meurent de faim. Ce n’est pas une catastrophe naturelle mais une décision militaire. Churchill, allié de la France qu’on présente volontiers en héros, détourne les denrées indiennes pour nourrir les soldats britanniques. En pleine guerre contre les nazis, alors qu’il mène le combat le plus juste de son temps, il laisse une population civile mourir de faim. Ici, la famine est stratégie, outil rationnel de gestion des ressources. En est elle davantage tolérable ? Davantage supportable d’un point de vue moral ?³ Non, la morale élémentaire le réprouve et les textes juifs ne disent pas autre chose, du Deutéronome au livre des Lamentations en passant par Samuel.
1. Siège et famine
Dans l’Antiquité, lorsqu’une armée ne parvenait pas à conquérir une ville, elle l’assiégeait. Un siège peut durer des mois, parfois des années. Le but est d’épuiser la population par la famine et la maladie jusqu’à la capitulation ou la percée des murailles. Aucune distinction n’est faite entre soldats et civils.
Le siège s’accompagne presque toujours d’un déplacement massif de populations. Les habitants des campagnes, plus vulnérables aux assauts militaires, trouvent refuge dans les villes, de sorte que les villes assiégées sont souvent surpeuplées. Rien ni personne n'entre, ni ne sort : ni armes, ni nourriture, ni eau. On ne peut plus s’occuper des cultures ni du bétail, car pour cela il faudrait sortir de la ville. Quand les provisions s’épuisent, l’horreur s’installe.
מִחוּץ שִׁכְּלָה חֶרֶב בַּבַּיִת כַּמָּוֶת.
Au dehors l’épée fait des ravages, au dedans la mort.
(Lamentations⁴ 1:20)
La tradition juive conserve le souvenir de nombreux sièges, et notamment de celui de Jérusalem, par les Babyloniens, en 586 avant notre ère. Le livre des Lamentations, מגילת איכה, décrit la famine atroce causée par le siège. La famine dont les victimes les plus vulnérables sont, bien entendu, les enfants.
כָּלוּ בַדְּמָעוֹת עֵינַי, חֳמַרְמְרוּ מֵעַי נִשְׁפַּךְ לָאָרֶץ כְּבֵדִי, עַל שֶׁבֶר בַּת עַמִּי. בֵּעָטֵף עוֹלֵל וְיוֹנֵק בִּרְחֹבוֹת קִרְיָה. לְאִמֹּתָם יֹאמְרוּ אַיֵּה דָּגָן וָיָיִן, בְּהִתְעַטְּפָם כֶּחָלָל בִּרְחֹבוֹת עִיר בְּהִשְׁתַּפֵּךְ נַפְשָׁם אֶל חֵיק אִמֹּתָם.
Mes yeux se consument dans les larmes, mon estomac se retourne, ma bile se répand par terre, à cause de la chute de ma fille - mon peuple, quand les enfants et les nourrissons s’effondrent dans les rues de la ville. Ils disent à leurs mères: “où y a-t-il du pain et du vin?” en s'effondrant sans vie dans les rues de la ville, en rendant l’âme sur le sein de leurs mères.
(Lamentations 2:11-12)
Les enfants s’évanouissent de faim. Leurs mères, impuissantes, ne peuvent plus les nourrir. L’enfant meurt au sein de sa mère qui n’a plus rien à lui donner, elle aussi tarie. En plus de la douleur affreuse de voir son enfant mourir de faim, elle fait face à la culpabilité de voir son corps incapable de sauver son enfant.
À mesure que la famine s’aggrave, l’horreur culmine :
רְאֵה יְהוָה וְהַבִּיטָה: לְמִי עוֹלַלְתָּ כֹּה, אִם תֹּאכַלְנָה נָשִׁים פִּרְיָם, עֹלֲלֵי טִפֻּחִים ?
Vois, Éternel, les femmes doivent-elles manger leur propre fruit, les enfants dont elles prennent soin ?
(Lamentations 2:20)
De ne pas pouvoir les nourrir, les mères en viennent maintenant à manger leurs enfants morts. Le cannibalisme est un thème qui revient souvent dans les récits de sièges. On en connaît des cas dans l’histoire, même récente, en condition extrême de survie. L’image des mères mangeant les enfants qu’elles ont autrefois allaités, est glaçante.
Et puis, c’est le silence :
דָּבַק לְשׁוֹן יוֹנֵק אֶל חִכּוֹ בַּצָּמָא, עוֹלָלִים שָׁאֲלוּ לֶחֶם פֹּרֵשׂ אֵין לָהֶם.
La langue du bébé colle à son palais, par la soif. Les enfants demandent du pain, mais personne ne leur en donne.
(Lamentations 4:4)
Plus de cris, plus de larmes. Trop faible pour téter, trop faibles pour pleurer.
טוֹבִים הָיוּ חַלְלֵי חֶרֶב מֵחַלְלֵי רָעָב.
Mieux vaut tomber par l’épée que mourir de faim.
(Lamentations 4:9)
Voilà ce qui se passe quand on affame les gens. L’effondrement total de l’humain. Nulle part la réalité n’est plus palpable que dans ces descriptions de la famine.
2. Refuser le pain
Le chapitre 23 du livre de Devarim interdit aux Moabites et aux Ammonites d’entrer dans l’assemblée d’Israël, même à la dixième génération. Pourquoi une exclusion si radicale ?
עַל דְּבַר אֲשֶׁר לֹא קִדְּמוּ אֶתְכֶם בַּלֶּחֶם וּבַמַּיִם בַּדֶּרֶךְ בְּצֵאתְכֶם מִמִּצְרָיִם
Parce qu’ils ne vous ont pas accueillis avec du pain et de l’eau sur le chemin quand vous sortiez d'Égypte.
(Deutéronome 23:5)
Ils n’ont pas offert de pain à des fugitifs affamés. Ici pas de meurtre, pas de guerre. Un simple refus d’hospitalité. Mais pour la Torah, c’est une faute morale irrémissible. Le refus de nourrir est un geste d’une cruauté si profonde qu’il efface toute possibilité d’intégration future.
Certes, on pourrait dire que les Hébreux n’étaient pas de simples réfugiés mais un peuple en marche, menaçant. Peut-être les Moabites avaient-ils des raisons politiques, sécuritaires de refuser? Justement. C’est là que le texte est incisif : même dans un contexte de menace, même face à ton ennemi, tu ne peux pas refuser le pain.
Nourrir est un impératif qui dépasse les clivages. La guerre elle-même n’excuse pas la famine volontaire. Affamer ou refuser de nourrir est hors de question.
Amartya Sen l’a montré : la famine est rarement naturelle. Elle naît d’un choix : l’instauration d’une politique de rareté, un refus organisé de distribuer les ressources. Un pain qui aurait pu être donné, et ne l’a pas été. Ce n’est pas seulement une injustice: c’est une négation de l’humain.
3. Donner à manger pour sauver l’humain
Le livre de Samuel est un livre de critique politique. Il présente deux personnages complètement opposés, l’un timide, introverti, Saül. L’autre, c’est David, aimé de tous, charismatique, froid stratège. Le livre de Samuel montre comment tous deux finissent prisonniers de leur obsession du pouvoir, prêts à tout pour le conserver.
Nous voici aux dernières heures du règne de Saül. À la veille de la bataille contre les philistins, Saül est seul. Dieu ne lui répond plus, ni par les rêves, ni par les prophètes. Même les morts sont devenus muets : il a lui-même interdit la nécromancie. Mais l’angoisse est plus forte que la loi. Il part à la recherche d’une nécromancienne, la dernière peut-être, à Ein Dor.
Saül se déguise, franchit les lignes, la nuit. La femme ne le reconnaît pas mais sent le danger. Il insiste, jure de ne pas lui nuire. Elle accepte. Saül lui demande de faire monter d’entre les morts le prophète Samuel.
C’est là que la femme comprend à qui elle a affaires. Elle fait monter Samuel d’entre les morts, dans son manteau que sa mère lui avait fait, ce manteau si symbolique.
Il apparaît. Colérique. Inflexible. Il n’a pas un bon mot, pas un encouragement, pas une once d’empathie. Comme toujours. Il ne sait dire à Saül que ce qu’il a passé sa vie à lui dire : que Dieu ne voulait pas de lui comme roi et qu’il lui reprendrait la royauté pour la donner à quelqu’un d’autre.
וּמָחָר אַתָּה וּבָנֶיךָ עִמִּי
Demain, toi et tes fils, vous serez avec moi.
(I Samuel 28:19)
Autrement dit : Demain toi et tes fils vous serez morts.
Saül s’effondre. Littéralement. Il tombe, vidé, anéanti. Un corps sans force face à une voix sans corps. Saül face à Samuel. Samuel finit de faire tomber Saül et il s’en va.
C’est alors que la femme revient. Elle s’approche, doucement. Elle dit :
J’ai risqué ma vie pour t’écouter. Maintenant, écoute-moi.
On s’attend à ce que dans le jeu des intérêts humains elle dise : je me suis mise en danger pour toi, c’est le moment de payer ta dette. Mais ce n’est pas ce qu’elle lui dit.
Manges. Tu as besoin de forces. Pour retourner au camp. Pour affronter demain.
Saül a mis cette femme en danger au moins deux fois, et elle sait qu’elle n’obtiendra rien de lui. Elle sait qu’il mourra demain. Elle ne réclame rien. Ce qui lui importe, c’est qu’un humain a besoin d’aide. Saül refuse. Puis accepte. Elle court, tel Avraham, sacrifier son veau et, telle Sarah, pétrir du pain. Il y a quelque chose de subversif à comparer une sorcière, théoriquement condamnée à mort, à Abraham et Sarah, nos patriarches.
Ils mangèrent. Puis ils se levèrent, et partirent dans la nuit.
Saül va à sa mort. Mais il est debout et, comme par ricochet, empli d’une humanité qu’on lui avait oubliée depuis longtemps.
Cette femme est un personnage complètement secondaire. Femme, sorcière, traquée, elle n’aurait pas dû être vivante après les ordres d’élimination de Saül. Elle vit en dehors de tous les cercles du pouvoir, elle en est même l’ennemie. Le texte la construit comme l’anti-personnage de Saül : lui est roi, elle est marginale ; il incarne le pouvoir, elle n’a même pas de nom ; il est craint, elle est persécutée.
Elle est aussi l’exact opposé de Samuel colérique et glaçant.
Comme si le texte disait: en dehors des jeux du pouvoir où chacun fait de l’autre l’instrument de ses propres intérêts, la compassion, l’humanité existent.
Cette femme qui n’a pas de nom accomplit l’acte d’humanité le plus pur. Elle donne à manger. Elle ne demande rien. N’espère rien. Ne gagne rien. Elle donne à manger. Parce que c’est ce qu’on fait.
En nourrissant Saül, elle ne le sauve pas seulement, elle se révèle. Figure nue de l’humain : qui sent, compatit, partage. On est humain, pas parce qu’on pense ou qu’on prie, mais parce qu’on tend le pain⁵.
Et cette scène dit : nourrir est le geste le plus primitif de la compassion. Un bébé qui donne à manger à sa mère, un enfant qui nourrit son chien, une cuisine débordante lors d’un deuil - peu importe ce qui sera mangé ou jeté. Donner à manger est notre premier langage d’humanité. Ce n’est pas seulement maintenir l’autre en vie. C’est lui dire : tu existes.
Cette femme est de loin, l’être le plus humain de l’histoire, et en fait de tout le livre de Samuel. Donner à manger ne sauve pas seulement l’autre. Donner à manger nous sauve, nous. Donner à manger sauve l’humain en nous.
Bitya Rozen-Goldberg enseigne le Talmud, le Midrash et la Halakha. Elle est également guide touristique. Elle est titulaire d’une maîtrise en Histoire ancienne de l’Université la Sorbonne. Elle a étudié à Midreshet Lindenbaum, à Beit Morasha et à l’Institut Pardes et a reçu sa smikha en 2016 du Rabbin orthodoxe Daniel Landes. Bitya enseigne et écrit pour de nombreuses plateformes et institutions en France et Israël. Elle est membre de l’organisation Chuppot. Elle est impliquée dans différentes communautés égalitaires à Jérusalem et croit en un judaïsme responsable, honnête et engagé.
"אף אחד לא ייתן לנו להמית ברעב שני מיליון אזרחים, למרות שזה אולי צודק ומוסרי עד שלא מחזירים את החטופים שלנו"
https://www.mako.co.il/news-politics/2024_q3/Article-f139b3e8f712191027.htm« Une information judiciaire a été ouverte en mai à la demande du Parquet national antiterroriste à la suite d’une plainte visant des Franco-Israéliens suspectés d’entraver et d’appeler à stopper les camions d’aide humanitaire. »
Le Monde, 6 juin 2025Merci à Noémie Issan-Benchimol, Gabriel Abensour, David Sabbah, Raphaël Goldberg-Rozen et Sophie Goldblum pour leurs relectures et leurs conseils avisés.
Le Livre des Lamentations peut également être désigné Eikha ou Sefer Kinot. Il relate le premier siège de Jérusalem et première déportation par les Babyloniens. Il est placé dans le Tanakh à la suite du Livre de Ruth.
Rachel Goldberg-Polin “We are not what we say, we are not what we think; and we are not even what we believe...In this life, we are what we do”. Commencement address at Yeshiva University, May 2025