Juif par le père
Ève Toledano et Helena Muzi-Cohen / Illustrations : Yoanna Esther Blikman
Dans un monde juif encore largement structuré par la norme halakhique de la matrilinéarité, les personnes issues d’un père juif se trouvent souvent en tension entre leur vécu, leur éducation et une reconnaissance institutionnelle partielle ou absente. Dans cet article, les autrices croisent leurs témoignages personnels avec les entretiens qu’elles ont menés auprès de plusieurs rabbins issus de courants variés du judaïsme français. Ensemble, elles interrogent la place des juifs dits "patrilinéaires", la légitimité ressentie, les parcours de confirmation ou de conversion, et les conditions d’un judaïsme plus inclusif.
Nous nous disons toutes les deux juives, bien que seul notre père le soit. Pour ce numéro de Daï sur les marges, nous avons mené une enquête commune sur les complexités de l’identité juive patrilinéaire (de lignée paternelle) en tension avec une partie du monde juif qui, se référant à la Halakha ou Loi juive, ne reconnaît que deux modalités pour être juif : être né-e d’une mère juive (de filiation matrilinéaire) ou être converti-e.
Si l’identité juive est pluridimensionnelle (ethnico-culturelle, politique, religieuse) sans que ces dimensions ne se superposent complètement, la dimension halakhique de la judéité demeure centrale et hégémonique, à tel point que des juifs patrilinéaires ont déjà fait l’expérience du refus de la reconnaissance de leur judéité par des personnes non juives se référant exclusivement à cette définition : “mais tu ne peux pas être juive si ta mère n’est pas juive”.
Le 7 octobre et l’explosion de l’antisémitisme qui a suivi ont réveillé ou exacerbé chez de nombreux juifs le besoin d’habiter leur judéité, et ont également ravivé chez certains juifs patrilinéaires une blessure identitaire mal connue par les autres juives et juifs.
À travers cette recherche, nous avons souhaité rencontrer différents courants du judaïsme français (libéral, massorti et moderne orthodoxe¹) pour comprendre la place qui est faite aux juifs de père et conforter ou faire évoluer notre propre rapport à cette identité complexe.
Yoanna Esther Blikman, “Arbre” en araméen אעא
Aux origines de la matrilinéarité
Pour les juifs de père qui ont été élevés dans le judaïsme, la définition halakhique du judaïsme est souvent perçue comme une forme d'injustice. La matrilinéarité devient une loi dont on ne retient que la dimension arbitraire.
Josh Weiner, rabbin de la communauté massorti Adath Shalom, basée à Paris, rappelle que les sources à l’origine de l’identité matrilinéaire juive sont complexes : “ Pour résumer, la Bible part du principe que le statut se transmet par le père. Le fils d'un Israélite et d'une Madianite est Israélite. Le fils d'un Amalécite et d'une Moabite est Amalécite. Le monde rabbinique a continué à considérer que la plupart des statuts se transmettent par le père (Cohen, Levi, esclave, etc.), à la seule exception, à un moment donné, de ce qu'on appellerait aujourd'hui la judéité. Pourquoi et quand cela s'est-il produit ? C'est un sujet de débat académique, avec des apports intéressants par des figures telles que Shaye Cohen, Daniel Boyarin et Ishay Rosen-Zvi. La littérature talmudique joue avec ces frontières, posant des questions sur l'enfant d'une femme qui s'est convertie pendant sa grossesse”.
Le Rabbin Weiner montre que les patrilinéaires ont bien une place et une forme de reconnaissance dans la tradition juive : “Il y a plein de preuves écrites et anecdotiques que des rabbins de différents pays et générations ont eu des interactions avec des juifs patrilinéaires”.
Le judaïsme biblique lui-même apparaît principalement comme patrilinéaire - cette conception se reflète dans les récits fondateurs, où de nombreuses figures emblématiques du Tanakh s’unissent à des femmes non juives, sans que cela remette en cause la judaïté de leur descendance. C’est le cas, par exemple, de Joseph, qui épouse Asnath, fille de Potiphera, ou encore de Moïse, qui, durant son exil à Madian, prend pour épouse Tzipporah, une femme étrangère. La transmission potentielle de l’identité juive par la mère n’apparaissant que progressivement et sporadiquement, comme attesté dans le livre d’Ezra à l’issue duquel il est explicitement demandé aux hommes juifs de renvoyer les femmes étrangères afin de préserver la pureté du peuple d'Israël. Une rupture s’opère alors, entre l'hébraïsme dans lequel les femmes non juives intègrent la culture de leur mari et le judaïsme où le peuple d’Israël est sans cesse menacé au profit de puissances étrangères hégémoniques, à commencer par l’empire Romain.
Nombreuses sont les hypothèses qui avancent que la matrilinéarité a commencé à se matérialiser sous la domination romaine. De l’esclavage à Rome à la destruction du Second Temple, les violences de guerre, les viols, et les naissances hors mariage deviennent courants. Dans un tel contexte, la matrilinéarité s’impose comme un gage de stabilité et de continuité ; contrairement à la paternité, la maternité ne peut être mise en doute. La matrilinéarité offre ainsi une garantie de traçabilité de la filiation et une appartenance claire au peuple juif, préservant ce dernier des aléas sociaux, politiques et militaires, et assurant la pérennité même du judaïsme.
C’est dans ce cadre historique que, durant l’ère rabbinique, les sages du Talmud consolident la matrilinéarité comme critère normatif de l’appartenance juive.
Malgré tout, la transmission matrilinéaire est statutaire et non encore spirituelle.
Sébastien Tank-Storper, sociologue et anthropologue du religieux au CNRS, rappelle que d’un point de vue anthropologique, l’identité juive telle que la définit la Halakha est construite sur une filiation bilinéaire différenciée. Chaque parent d’un couple hétérosexuel transmet quelque chose de différent du point de vue de l’identité juive : la mère transmet à l’enfant la judéité, le critère d’appartenance au peuple juif, le père transmet le judaïsme, c’est à dire la tradition, et l’étude. Ainsi lors de la brit milah², c’est le père juif qui est responsable religieusement de faire accomplir cette mitsva.
Cette précision permet de souligner que l’exclusion des juifs de père de l’identité juive omet l'importance que revêt dans le judaïsme la transmission patrilinéaire. Elle montre également que les mères juives en couple mixte peuvent être confrontées aux mêmes types de questionnements que les pères juifs en couple mixte.
Yoanna Esther Blikman, “Papa” en hébreu, אבא
Patrilinéaires : comment se nommer ?
Les juifs patrilinéaires ont bien une place dans le judaïsme, mais les termes employés pour les désigner sont multiples, et reflètent des degrés variables de reconnaissance de leur judéité.
Les expressions “demi-juif”, “à moitié juif” ou encore “juif du mauvais côté” reconnaissent l’existence d’un côté juif mais viennent négativement signaler l’incomplétude de l’identité juive patrilinéaire. Même lorsqu’on se sent totalement juif, l’évocation de ce “mauvais côté” vient inscrire une faille, une dissonance, dans la subjectivité. Ces appellations sonnent aussi comme des oxymores car pour la Halakha, on est juif ou on ne l’est pas, on ne peut pas l’être à moitié, par degré ou par négation.
Les formules “d’origine” ou “d'ascendance juive” marquent l’existence d’une filiation juive mais négligent les effets de cette transmission sur l’identité actuelle. On ne serait pas juif au présent, mais d’origine juive. Albert Memmi ironise sur ceux et celles qu’ils nomment les “D’origine”, ceux et celles qui se contorsionnent pour mettre à distance leur judéité en affirmant “je ne suis pas juif, je suis d’origine juive”. Pour Memmi, on ne peut échapper à sa judéité “il n’a jamais suffi, hélas ! d'affirmer “je ne suis pas un opprimé !” pour cesser de l’être”. Un peu plus loin Albert Memmi ajoute “contre cette existence, je pouvais m’impatienter, j’avais le droit de me révolter, de la mettre en question (…) Mais il restait que je devais la reconnaître comme un fait”¹.
La dénomination “juif de père”, que nous avons choisi d’adopter dans cet article, permet de marquer une identité pleine et non pas morcelée (sans qu’elle vienne nécessairement écraser l’identité transmise par la mère), elle crée une symétrie entre la matrilinéarité et la patrilinéarité.
Zera Israël : une judéité en devenir
Notre enquête nous a montré les nuances avec lesquelles les différents courants non consistoriaux du judaïsme en France accueillent cette part patrilinéaire de la judéité.
Le Rabbin Emile Ackermann qui a fondé avec la Rabbanit Myriam Ackermann-Sommer la première communauté moderne orthodoxe française, Ayeka, appréhende d’emblée l’identité juive dans sa double dimension à la fois religieuse et culturelle. “Lorsque je reçois des personnes qui ont un père juif, je leur rappelle que leur appartenance au peuple juif est indéniable et je ne suis personne pour décider qui est juif ou pas juif sur ce plan-là. En revanche, si les personnes ayant un père juif souhaitent faire partie du groupe religieux juif et avoir une pratique orthodoxe du judaïsme, il faut accepter la loi de la matrilinéarité et entamer une conversion ”.
Le Rabbin Weiner distingue la judéité dans un “contexte halakhique” et les autres contextes dans lesquels est en jeu l’identité juive. “La question de l'identité juive se pose dans différents contextes, et la définition peut changer selon le contexte. Mon approche générale est que dans les contextes halakhiques, j'utilise une définition halakhique, c'est-à-dire l'enfant d'une mère juive ou d'une personne ayant suivi une conversion valide au judaïsme. Ce n'est pas une définition juste ou égalitaire, si je devais inventer une nouvelle religion aujourd'hui, ce n'est pas celle que j'utiliserais. Mais la changer maintenant pour inclure tous les enfants d'un parent juif est impossible : ça rendrait juifs des millions de personnes qui ne se considèrent pas comme telles. Cela dit, la définition halakhique n'est pas toujours la plus intéressante, ni la fin de l'histoire en termes d'inclusion”. Tout en se référant à la définition halakhique de la judéité, Josh Weiner évoque un statut intermédiaire, celui des zera yisrael, « graines/semences d'Israël » pour parler des juifs patrilinéaires.
Pour le rabbin Yann Boissière, qui officie à la synagogue Judaïsme En Mouvement (JEM) de Beaugrenelle, communauté principalement réformée issue du rapprochement entre le mouvement juif libéral de France (MJLF) et l'union libérale israélite de France (ULIF), un juif de père est « présumé juif ».
Cette position s’inspire en partie de la résolution adoptée en 1983 par la Central Conference of American Rabbis (CCAR) dans laquelle le statut des juifs de père connaît un tournant majeur. Cette résolution reconnaît la patrilinéarité au même titre que la matrilinéarité, à la condition sine qua non que l’enfant ait été éduqué dans le judaïsme. Autrement dit, un juif de père n’a plus besoin de passer par un processus formel de conversion si une transmission, à la fois culturelle et religieuse, a été assurée au sein du foyer. Plus précisément, la résolution stipule : « L’enfant d’un seul parent juif est présumé juif, à condition qu’il y ait eu des actes publics, appropriés et en temps voulu d’identification avec le culte et le peuple juifs ».
La CCAR ne considère pas non plus qu’un enfant de mère juive soit automatiquement juif sans éducation juive, qu’elle soit religieuse ou culturelle. En 1996, la CCAR a recommandé d’abandonner l’expression « descendance patrilinéaire » au profit des termes « descendance équilinéaire » ou tout simplement « descendance juive ». Cette conception en quelque sorte dégenrée ouvre une forme de reconnaissance de la transmission du judaïsme au sein d’une union gay. Ainsi depuis 1983 la CCAR reconnaissait comme “présumés juifs” les enfants issus de couples de même sexe qu’ils soient biologiques ou adoptés, à condition qu’ils grandissent dans un foyer juif. De fait, la CCAR rompt avec l’idée selon laquelle la structure familiale - surtout si elle sort d’une certaine hétéronormativité - serait un obstacle à la reconnaissance de la judéité d’un enfant.
Les résolutions de la CCAR ont profondément influencé les courants réformés et libéraux, en particulier dans les pays anglo-saxons, où elles ont eu un impact décisif sur les nombreux couples mixtes et interconfessionnels. Mais plus encore, elles ont redéfini le sens de l’identité juive qui ne relève plus uniquement de la lignée : être juif devient un engagement familial et personnel, un choix nourri par l’éducation et la mise en pratique des traditions. Certes, cette conception accorde une pleine reconnaissance aux juifs patrilinéaires, mais, en insistant uniquement sur les formes de manifestation active de la judéité, elle exclut du même coup une pluralité de judéités qui ne s’expriment pas nécessairement par la pratique religieuse.
Les courants français libéraux et réformés n’ont pas retenu l’intégralité de cette résolution. Bien qu’ils reconnaissent la présomption de judéité pour les enfants de père juif, ils conservent une conception matrilinéaire.
Composition Mathilde Roussillat Sicsic, d’après les calligraphies de Yoanna Esther Blikman
Régularisation, confirmation ou conversion ?
Les mots comptent pour décrire le processus par lequel les juifs de père sont reconnus comme juifs par l’institution. Qualifier cette étape de conversion semble absurde pour des juifs de père déjà élevés dans le judaïsme.
Le mouvement juif libéral français parle plutôt d’un processus de confirmation du judaïsme, même si, dans les faits, les juifs de père qui préparent une confirmation au sein du mouvement libéral suivent les mêmes cours que les candidats à une conversion.
Le Rabbin Weiner du mouvement massorti nomme ce processus “régularisation”. “En termes d'étude et de rituel (circoncision, mikvé), c'est souvent identique à la conversion. La grande différence est qu'il n'y a pas de questions sur la motivation, leur affiliation au peuple juif est évidente et nous sommes fiers de leur permettre de l'affirmer officiellement.” De même le processus est facilité pour les enfants de père juif : “ceux-ci peuvent participer aux différentes activités pour enfants que nous proposons. Les questions se posent souvent avant la bar-mitsva ou la bat-mitsva : là, nous pouvons aider à faciliter le processus de régularisation, si les deux parents s'engagent à investir dans l'éducation juive de leurs enfants et peuvent leur offrir un foyer qui soutient cette démarche”.
Les mouvements orthodoxe et moderne orthodoxe parlent de conversion, ne faisant pas de différence entre un juif de père et une personne non juive candidate à la conversion. Mais le Rabbin Ackermann reconnaît l’importance des mots pour décrire cette étape : “Pour des personnes qui sont sensibles au langage et pour lesquelles il est compliqué de parler de conversion lorsqu’elles ont baigné dans une éducation juive, je parlerai de confirmation même si elles s’engagent dans une conversion ”.
Ces processus sont à distinguer de la conversion « lekhoumra » qui est réalisée pour lever un doute sur le statut de la personne. Le Rabbin Weiner précise : “Par exemple, si quelqu'un (ou sa mère) vit en tant que juif mais n'a pas les documents pour le prouver, ou s'il y a un doute sur la validité de la conversion qu'il a suivie, il ou elle se présente devant un Beit Din et s'immerge dans le mikvé pour lever tout doute. Dans le cas des enfants de pères juifs, il n'y a pas de doute, donc il n'est pas question d'être strict. Il s'agit de mettre leur statut halakhique en conformité avec leur héritage familial et leur identité personnelle”.
Pourquoi se convertir quand on est juif de père ?
Pour les rabbins que nous avons interrogés, la conversion ne doit en aucun cas être vécue comme une contrainte ou une formalité pour répondre à une norme. Le Rabbin Weiner déclare “Je n'exige certainement jamais de personne qu'il se convertisse (en fait, la pression extérieure peut compromettre, voire annuler, la possibilité de se convertir !) ”.
Il importe de souligner qu’au sein du judaïsme, le motif de conversion doit être sincère et mûrement réfléchi. Bien que nombreux soient les mouvements qui acceptent aujourd’hui d’assouplir les conditions d’entrée dans le processus, il reste d’usage de s’éloigner de toute tentation prosélyte. Ce principe vise à accueillir des candidats non seulement profondément motivés, mais dont les motivations ne sont pas principalement influencées par des circonstances extérieures ou des décisions imposées.
Pour le Rabbin Ackermann, seul compte l’engagement dans une pratique orthodoxe, ce que ne viennent pas nécessairement rechercher les juifs de père souhaitant se convertir. Le Rabbin propose une solution médiane : “si la personne souhaite approfondir son identité et sa connexion au peuple juif, elle n’a pas besoin d’une conversion. Elle est la bienvenue pour suivre des cours de judaïsme ou fréquenter les offices”.
Il reste toutefois coûteux pour les juifs de père de renoncer à ce statut halakhique. Sans lui, les juifs patrilinéaires ne comptent pas dans le minyan (le quorum de 10 adultes juifs requis pour accomplir certains actes liturgiques), ils ne peuvent pas occuper de fonctions liturgiques publiques pendant les prières et monter à la Torah, ils ne peuvent pas réciter le kaddish yatom à la mort de leur parent, ils ne peuvent pas se marier religieusement avec un autre juif ou être enterrés dans un cimetière juif. Même s’ils peuvent bénéficier de la loi du retour et émigrer en Israël, ils ne peuvent pas être reconnus comme juifs (voir l’article Qui est juif ? d’Alexandre Journo dans ce même numéro).
Sébastien Tank-Storper rappelle que la nécessité d’une conversion varie également fortement en fonction du genre et de l’âge. L’enjeu est particulièrement prégnant pour les femmes juives souhaitant des enfants, puisque les juives de père ne peuvent transmettre leur judéité à leurs enfants.
Dans cette recherche d’un statut officiel, Sébastien Tank-Storper montre que les candidats à la conversion peuvent privilégier la conversion orthodoxe, c'est-à-dire la conversion permettant la reconnaissance la plus large possible au sein du monde juif. Puisque les conversions réalisées par les mouvements réformés et massorti du judaïsme ne sont pas reconnues par le mouvement orthodoxe et notamment par le rabbinat en Israël, les affinités religieuses du candidat à la conversion deviennent ainsi secondaires face à la nécessité d’une large acceptation.
L’importance accordée à la définition halakhique de la judéité peut être perçue tardivement par les hommes juifs ayant eu des enfants avec des femmes non juives. Hava D. , une juive de père évoluant dans la communauté Massorti nous a confié : “En évoquant le sujet de la patrilinéarité avec mon père, je me suis rendu compte qu'il ne s’était même pas posé la question, à l’époque, de l’impact qu’aurait sur ses enfants le fait d’avoir une mère non juive. Il considérait la religion comme secondaire, voire sans importance. Aujourd’hui, il le regrette un peu”.
Renoncer à sa part non juive ?
La conversion des juifs de père n’est pas sans conséquence dans leur rapport à leur filiation non juive. La conversion au judaïsme marque un choix pour la filiation juive et une rupture vis-à-vis de l’héritage maternel. D’un certain point de vue, les juifs de père qui se sont convertis au judaïsme ne sont plus les enfants de leur mère.
Mais est-il possible d’opérer un tel renoncement ? Quelle que soit la préférence que l’on a accordée à l’une des deux parts, la part non juive de notre héritage ne peut disparaître. Citons un extrait de la lettre de Daniel Halévy à Josué Jéhouda, directeur de la Revue juive de Genève pour illustrer ce non sens : « Pour être juif, il faudrait, premièrement, que de la personne de mon père je supprime la personne de sa mère, immémorialement catholique, à laquelle il devait presque tout, et moi-même beaucoup. Ensuite, il faudrait que je supprime de ma personne la personne de ma mère, immémorialement chrétienne. Je n’ai pas besoin de vous dire que ces opérations sont impensables. Je sais ce que je dois à mon nom, et ce que je dois aux miens ».
Dans son dernier ouvrage, En finir avec les idées fausses sur le judaïsme, les juives et les juifs, la Rabbine Floriane Chinsky analyse les différentes idées reçues autour des unions mixtes au sein du monde juif, et notamment la crainte selon laquelle les unions mixtes affaibliraient le judaïsme. Se référant à une étude menée aux États-Unis en 2013 par Alan Cooperman et Gregory A. Smith, Que se passe-t-il lorsque les juifs font des mariages mixtes ?, elle montre qu’un pourcentage croissant d’enfants nés d’un mariage mixte se considèrent comme juifs à l’âge adulte (59 % des adultes de moins de 30 ans, contre 25 % des adultes de plus de 65 ans).
Ces développements sont éclairants pour comprendre qu’au sein d’une union mixte, il peut exister une forme de circulation de la judéité entre le parent juif et le parent non juif, même si le parent non juif ne souhaite pas se convertir. Comme l’illustre Floriane Chinsky, le mariage mixte peut représenter parfois une seconde chance pour l’identité juive du conjoint juif qui s’en est écarté dans un premier temps. Si l’on sort d’une définition strictement halakhique, on peut concevoir la judéité comme une identité relationnelle et dynamique au sein de la relation conjugale et parentale. Le conjoint juif qui se serait écarté de son identité juive peut redevenir juif à travers son ou sa conjointe non juive et réciproquement. La naissance d’un enfant au sein de cette union renforce cette circulation de la judéité : on entend parfois certains parents non juifs dire qu’ils ou elles sont devenus juif par leur enfant. Le sentiment d’appartenance peut donc aussi se transmettre par les rapports de proximité, la construction affective et spirituelle. À travers l’immersion dans les apprentissages, les rites et les fêtes, l’enfant devient un vecteur de transformation identitaire au sein de sa propre famille.
Floriane Chinsky souligne que la condition pour favoriser une telle vitalité du judaïsme au sein d’une union mixte réside dans le bon accueil fait à la famille au sein de la synagogue.
Il ne s’agit pas pour nous de renverser la norme halakhique du mariage juif et de prôner une plus grande richesse des mariages mixtes, mais une partie du monde juif ne peut continuer d’ignorer qu’une part importante des enfants n’ayant qu’un parent juif se sentent profondément juifs malgré les obstacles qu’ils et elles ont pu rencontrer.
Comment vivre son identité religieuse en dehors du cadre de la Halakha ?
Hava est une juive de père qui a renoncé à entamer un processus de conversion. Elle nous explique ses motivations et sa vision d’un judaïsme renouvelé.
“J’ai longtemps réfléchi à la question de la conversion. Mais dans mon cas, cela me semble presque hypocrite ou malhonnête d’aller voir un rabbin pour lui dire : « Je veux me convertir », alors que je me considère déjà comme juive. Pourquoi devrais-je passer par une étape supplémentaire pour une identité que je vis et ressens profondément ? À mes yeux, la judéité m’appartient pleinement, que cela vienne de ma mère ou de mon père. Ma famille juive est surtout aux États-Unis, et, même si je ne le fréquente pas trop en ce moment, j’ai souvent été proche du mouvement Massorti. Ce mouvement est généralement plus souple, notamment pour les enfants issus de mariages mixtes. Mais j’ai quand même beaucoup réfléchi à cette tension : dois-je me convertir pour être pleinement reconnue comme juive ? Chez les orthodoxes, la réponse est clairement oui – je ne suis pas considérée comme juive – mais chez les Massorti ou les Libéraux, la question est plus nuancée. Je suis née et j’ai grandi avec la conscience d’être juive, même si mon niveau de pratique a toujours été relativement faible. J’ai célébré les fêtes juives, j’ai grandi dans un environnement où cette identité faisait partie de moi. Me convertir reviendrait à affirmer que je ne suis pas vraiment juive, ou seulement à moitié, et je ne me vois pas du tout ainsi. Pour moi, on ne vit pas une identité à moitié. Je ne me considère pas 50 % juive, 50 % autre chose. J’incarne pleinement toutes mes identités. Si j’avais grandi totalement éloignée de la culture et de la transmission juives, j’aurais peut-être ressenti le besoin de me convertir. Mais ce n’est pas le cas.
Au fond, la question de savoir si l’on est juif par son père ou par sa mère me paraît dépassée. Pour moi, le judaïsme est une question de transmission. Et si l’on considère que la transmission n’a pas à être genrée, alors il ne devrait pas y avoir de différence selon que cela vienne du père ou de la mère. Le judaïsme que j’envisage est un judaïsme sans rôles assignés, sans hiérarchie de genre, un judaïsme qui se renouvelle de génération en génération.
Si je n’ai jamais subi de discrimination directe sur ce sujet, c’est que j’ai appris à faire attention. Je n’annonce pas toujours spontanément que je suis patrilinéaire si je ne me sens pas dans un espace sûr. Mais ce silence en dit long sur la pression que cette question peut générer.
Je pense que cette identité complexe, être juive, patrilinéaire, française, américaine, m’a en réalité enrichie. Elle m’a poussée à réfléchir, à me positionner, à composer avec plusieurs identités en même temps. Et cette gymnastique m’a apporté une grande capacité d’adaptation, de souplesse, peut-être plus que si j’avais eu une identité claire, unique, jamais remise en question”.
Au terme de cette enquête, le rapport que nous entretenons chacune à notre judéité patrilinéaire a été tantôt confirmé, tantôt bousculé. Abandonnons donc le “nous” quelques instants pour revenir à deux “je”.
Eve : C’est à travers mon expérience militante au sein de Golem, que j’ai pris conscience de la manière dont j’avais dissimulé ma judéité, non seulement par intériorisation de l’antisémitisme (et par crainte d’être découverte) mais également par sentiment d’illégitimité en tant que juive de père (avais-je vraiment le droit de m’en réclamer ?). Lorsque Golem a fixé ses lignes politiques à travers ses 10 commandements, je me souviens du soulagement éprouvé à la lecture du quatrième commandement qui affirme “pour Golem, une personne juive est une personne qui s’autodéfinit et qui se revendique comme juive. Golem ne demande ni ketouba, ni mère juive, ni finalisation de la conversion, ni autre garantie de la judéité d’une personne. Golem sait que la judéité est une identité complexe et subtile”².
Mon engagement dans Golem a constitué un acte d’affirmation de mon identité juive en tant qu’identité politique, c’est à dire la reconnaissance d’une appartenance à un “Nous, les juifs” visible dans l’espace public et à partir duquel lutter contre l’antisémitisme. Je compare beaucoup cette politisation de mon identité juive à celle que j’ai réalisée plus jeune à travers ma conscientisation féministe. Cet acte d’affirmation m’a du même coup autorisée à explorer mon identité religieuse.
Aujourd’hui, je ne ressens pas encore la nécessité de faire valider ma judéité par une instance extérieure. J’expérimente surtout des manières d’intégrer davantage de vie juive dans mon quotidien, à travers l’apprentissage de l’hébreu, le chant, la découverte de l’étude et la fréquentation de communautés joyeuses dans lesquelles je me sens acceptée - je pense à la communauté Yetsira portée par la Rabbine Floriane Chinsky ou la communauté Bealma.
Avant cette exploration j’étais déjà juive. Je ne suis pas en train de forger une nouvelle identité, je ne fais que rassembler les pièces d’un puzzle. Mais, religieusement, je me sens comme une juive en devenir, j’avance avec humilité. J’ai dépassé un sentiment premier de rébellion contre la norme. Je ne rejette pas cette règle de la Halakha, je tourne pour l’instant autour et tente d’éprouver mon rapport à la Loi. La principale raison qui me pousserait à régulariser ma situation serait de préparer ma bat mitzvah et de pouvoir lire publiquement dans la Torah.
Helena : En ce qui me concerne, j’ai grandi avec une identité juive tantôt politique, tantôt culturelle. La question d’être légitime au sein de cercles juifs militants ou lors de rassemblements communautaires m’a rarement effleuré l’esprit - quand bien même il me soit arrivé d’essuyer des remarques parfois désagréables.
Dès mon plus jeune âge, j’ai rattaché ma judéité à travers mon fort intérêt pour l'histoire juive, Israël et le conflit israélo-palestinien. Parallèlement, le nom que je porte et l’antisémitisme qu’il suscite m’ont toujours rappelé à cette partie de mon identité malgré moi. De toute évidence, c’est aussi en ayant passé du temps avec ma famille paternelle que j’ai pu me connecter à ma part de judéité.
Mon dernier voyage en Israël a été un tournant : j’ai pris conscience que j’avais besoin de me reconnecter à une dimension spirituelle, par le biais de l’apprentissage. Ce séjour m’a permis d’embrasser en moi le besoin d’officialiser mon statut juif, à la fois pour moi-même et pour une éventuelle filiation future. Je ne connaissais que très peu la religion juive, si ce n'est les récits principaux des fêtes. Mon père l’avait en partie rejetée pendant un temps, et j’avais envie d’apprendre, de m’approprier des rites qui auraient pu m’être transmis naturellement.
Mon cruel manque de connaissances m’a fait ressentir le besoin de me légitimer halakhiquement, parce que, très honnêtement, je me sentais très vite comme une sorte d’extraterrestre, quelqu’un qui n’avait pas vraiment sa place dans la sphère dite religieuse, et le fait d'être une femme venait encore plus exacerber ce sentiment (le choix d'un parcours non consistorial me parut plus adéquat avec ce que je recherchais).
Mon processus de confirmation, c’est aussi une manière de faire en sorte que mes enfants, si j’en ai un jour, ne se retrouvent pas, comme moi, dans cette position inconfortable d’entre-deux.
En guise de conclusion
La définition de l’identité juive est une question insoluble, sujet de nombreuses blagues juives qui illustrent souvent l’absurdité de vouloir s’atteler à un tel projet.
Elle peut pour autant être abordée sous un angle renouvelé.
Nous voudrions conclure cette enquête par la démarche esquissée par Sébastien Tank Storper et Cécile Guillaume-Pey qui co-animent cette année un séminaire à l’EHESS intitulé “Anthropologie des marges juives”. Ils tentent d’y développer la notion d’un judaïsme acentré construisant une définition de l’identité juive qui ne soit ni réductible à une pure individualité sans dimension relationnelle (je suis juif car je me sens juif), ni enfermée dans une définition qui deviendrait hégémonique ou contre hégémonique (centrale ou marginale).
Cette appréhension d’un judaïsme acentré laisse ainsi ouverte la possibilité de créations inédites de l’identité juive.
Après des études de philosophie et d’études de genre, Eve Toledano s’est spécialisée dans les politiques de lutte contre les discriminations. Comme de nombreuses camarades de Golem, son féminisme a précédé la politisation de sa judéité. C’est grâce à l’intransigeance des féministes qui l’ont inspirée (Guillaumin, Bell Hooks, Haraway, Butler, etc.) qu’elle a pu interroger après le 7 octobre les points aveugles de certaines féministes concernant l’antisémitisme. Penser c’est apprendre à trahir. Elle fait partie du comité éditorial de Daï.
Helena Muzi Cohen est productrice de cinéma d'animation. Elle est diplômée de l'école des Gobelins et en Relations Internationales et sociologie du cinéma À l'université Waseda de Tokyo. À son retour en France en 2019, elle a commencé à s’intéresser au fait juif et à l’antisémitisme. Membre de La Paix Maintenant, elle s’intéresse aux tenants et aboutissants du conflit israélo-palestinien ainsi qu’aux répercussions du conflit israélo-palestinien sur la diffusion de l’antisémitisme.
Yoanna Esther Blikman, artiste performeuse, est née à Paris et a vécu la majeure partie de sa vie à Jérusalem. Initiatrice de la méthode Esther, sa pratique s'ancre à la jonction entre le le beit midrash et le studio. Blikman souhaite étudier la Torah de tout son corps, et se sert de ses outils chorégraphique, ainsi que de l’encre et de sa voix, comme mediums de dialogue avec le texte.
Notes de bas de page
Judaïsme Moderne Orthodoxe :
Adhérant au même principes que l’orthodoxie classique, le judaïsme moderne orthodoxe cherche à intégrer la modernité (études universitaires, vie publique, professions séculières) dans une stricte observance religieuse.
Judaïsme Massorti (Conservative Judaism aux États-Unis et au Canada) :
Le judaïsme Massorti considère la halakha comme contraignante mais évolutive, interprétable en fonction du contexte historique et éthique. Il adopte des pratiques modernes (égalité hommes-femmes, prière mixte) tout en conservant une exigence halakhique structurée, notamment sur la filiation.
Judaïsme réformé ou libéral en français :
Le judaïsme réformé, inspiré de la Haskala, souvent nommé libéral, représente un courant progressiste attaché à l’ouverture et à l’égalité. Il garde un lien symbolique et structurel avec la tradition halakhique mais se laisse la possibilité de s’éloigner de la halakha et de puiser son éthique et sa pensée dans des sources extérieures à la tradition rabbinique et biblique. Il se démarque du judaïsme orthodoxe en favorisant et en facilitant la conversion des juifs patrilinéaires. Et en appelant cela, en fonction des communautés, “une confirmation d’identité juive”. Cela peut se passer à l’occasion de la bar mitsva.
Liberal Judaïsm au Royaume-Uni et États-Unis :
Le judaïsme libéral, très plébiscité au Royaume-Uni et très proche du mouvement réformé, se distingue de ce dernier en approfondissant davantage dans la remise en question des normes traditionnelles, valorisant l’autonomie individuelle aux dépens de certaines prescriptions religieuses. Il adopte une approche inclusive sur la filiation, notamment patrilinéaire, les conversions et les identités de genre.Circoncision
Albert Memmi, Portrait d’un juif II : La libération du juif, 1966, p 21.