Portrait d’un juif des champs
Jonathan Hirszberg / Illustration : Mathilde Roussillat Sicsic
Il est des judaïsmes de pierre, arrimés aux synagogues et aux ruelles pavées du Pletzl ou de Brooklyn. Et puis, il en est d’autres, plus volatiles— des judaïsmes des branchages, comme ces cabanes qu’on dresse à Souccot : exposées au vent mais étonnamment tenaces. C’est de ce bois-là qu’est fait Jonathan Hirszberg qui se livre ici dans un portrait rare et poignant, où il raconte sans folklore ni nostalgie la solitude tranquille, les secrets d’enfance, la liberté farouche et l’inconfort d’être un juif là où il n’y en a pas.
Les juifs sont partout, même dans la brousse.
Des juifs de la campagne, oui, on en a déjà vu. Ce n’est pas la première fois. Soma Morgenstern en a d’ailleurs décrit de magnifiques, de ces juifs qui ne connaissent ni Vienne, ni Jérusalem, mais qui savent faucher les blés¹. On sait que ce n’est ni partout ni toujours que nous avons été empêchés de travailler la terre, et que nous l’avons fait bien avant de porter le kova tembel².
Mais, enfin, des juifs dans la campagne française, c’est plus rare. Ah ! Vous voulez parler des juifs qui s’y sont cachés pendant la guerre ? Ceux-là nous les connaissons, en effet. On les voit, traqués, dans Lacombe Lucien³. On les sait, comme le petit Grothendieck⁴, protégés par les Justes du Chambon-sur-Lignon. On sait moins que les rafles ne furent pas seulement du Vel d’Hiv, mais aussi d’Angoulême ou d’Anjou. De ces tragédies sont d’ailleurs nées des anomalies. Est ainsi inscrit sur la devanture de la boucherie d’un minuscule village de Dordogne : « Maison Levy, depuis 1945 ». Ou encore : dans les années deux-mille, les habitants d’un village charentais assistent, médusés, à une conversation entre des touristes israéliens et Georges, vieil habitant bourru que tout le monde connaît bien. Si les villageois sont médusés, c’est parce qu’ils ne comprennent pas en quelle langue la conversation pourrait bien se tenir. Il se trouve qu’elle se tient en yiddish, et que tout le monde découvre à cette occasion qu’un enfant caché se cache à l’intérieur de ce bon vieux Jojo.
Mais des juifs ayant grandi à la campagne, y vivant et sans que ce ne soit ni pour fuir un génocide, ni par suite de cette fuite : voilà qui est proprement inouï. Nous sommes partout, certes, mais partout où il y a d’autres juifs. Non pas par esprit grégaire, mais parce qu’il vaut toujours mieux être minoritaire à plusieurs, et puisque, de toute manière, c’est notre religion qui le commande. Ne pas prier à moins de dix, c’est prier à la ville. Un juif ne peut être de campagne.
Et pourtant. J’en suis un. Né à la campagne française, y vivant toujours. Minorité dans la minorité, marginalité dans la marge. Tâchons donc de brosser le modeste portrait d’un juif des champs.
Le premier trait est la singularité. On se sait, en toutes circonstances, seul en son genre. La variété des sentiments qui procèdent de cet état de fait caractérise assez bien l’expérience vécue du juif rural. Quelle que soit la nature de la situation sociale, on ne peut y être inclus que jusqu’à un certain point. Non pas de manière apparente, évidemment, ni jamais de façon explicite. Il y a bien sûr un sol commun entre le juif et le non-juif de campagne, puisqu’ils vivent au même endroit et ont ainsi en partage l’épaisse richesse du quotidien. Mais que l’on sonde un peu ce sol commun et, nécessairement, il se dérobera. C’est qu’on ne mange pas d’escargot et que nos turpitudes sont exotiques. Mon ami d’enfance, quasiment un frère, me dit avec amertume la difficulté de se projeter ailleurs que dans son village natal : fils unique, il sait qu’il devra assumer la responsabilité des hectares dont il héritera. J’ignore tout de ce que c’est que de posséder la terre, mais, enfin, il me suffit d’observer autour de moi pour m’en faire une idée. Lui n’a pas même la notion de mes tourments, c’est-à-dire la conscience de l’exil et le souvenir de l’extermination. Il suffirait certainement d’en parler : rien n’interdit qu’une telle expérience soit communicable.
Rien ne l’interdit, sauf mon père. « Ne dites jamais que vous êtes juifs » fut l’impératif le plus catégorique et le plus constant de notre enfance. Mesure radicale, combinée à la francisation du nom de famille, que l’on pourrait imputer au fait que, les premiers souvenirs de mon père ayant pour décor le ghetto de Varsovie, sa confiance envers le genre humain fut quelque peu émoussée. Traumatisme que l’on comprendra aisément, mais qui, se dira-t-on, produit tout de même une défiance n’ayant pas lieu d’être. Je me suis souvent dit cela, tout en ayant une conscience intime du danger qu’il y aurait à avoir l’audace de faire savoir au monde ce que je suis.
Lorsque je commençais à douter de la nécessité de me cacher au-dedans de moi-même, mes amis avaient l’amabilité de me la rappeler. « Mon père m’a dit que si jamais un juif venait chez nous, il sortirait sa carabine » me dit, ne se doutant de rien je crois, le quasi-frère mentionné ci-dessus. Nous devions avoir sept ou huit ans. Dix ans plus tard, je partageai enfin mon secret. J’annonçai à mes parents, triomphant, avoir enfreint l’interdit sans que cela ne soit suivi d’aucune forme d’antisémitisme au lycée. Mon père en fut aussi surpris qu’heureux. J’avais omis de préciser, et d’abord à moi-même, qu’à présent l’intégralité de mes camarades m’appelaient, tout sourire, « le gros juif ».
Singularité, secret, solitude. Voilà certainement le triptyque du juif de campagne. En toute rigueur, ce n’est pas tant le fait d’être juif parmi les non-juifs qui caractérise cette expérience, que le fait de ne pas pouvoir la partager. La condition minoritaire est certainement minorée et adoucie par sa modalité communautaire. L’humour juif n’est-il pas cette consolation de pouvoir rire ensemble ? Et que serait une synagogue sans cette joie d’être enfin réunis, si ce n’est une église ? La difficulté de la campagne est qu’il y a seulement des églises.
Il ne faut pas taire, cependant, la grande liberté d’une judéité solitaire. Se tenant éloigné du centre normatif que constitue tant le rabbin que le voisin, le juif de la campagne peut paradoxalement être juif comme il l’entend (tant qu’il s’assure, bien sûr, d’avoir bien fermé les volets avant d’entamer le kiddouch de shabbat). Ne pouvant fréquenter ses contemporains à l’envi, il trouve bonne compagnie auprès des ancêtres qui, imaginaires, ont toujours le bon goût de répondre exactement à l’idée que l’on s’en fait. Et puis, il y a les livres. Enfant, j’avais transformé sans le savoir un casier de ma bibliothèque en une sorte d’arche sainte en miniature, où se côtoyaient les récits de Rabbi Nachman (passant, comme moi, son temps dans la nature), des bandes dessinées sur Pourim ou Hanoukah, la biographie de Baba Salé, une cassette audio de conférences du Rav Sitruk et des livres de prières. L’avantage des livres étant que, pouvant s’acclimater à la ville comme à la campagne, ils conviennent à tous les juifs.
Personne n’est pourtant condamné à la campagne l’ayant vu naître. Je visitais ainsi le Pletzl comme on se rend au Kotel et rêvais de m’y installer, adulte. Le juif de campagne monte à la ville comme le juif des villes fait son Alyah. Je n’ai pourtant fait ni l’un, ni l’autre. Je m’efforce d’imaginer le juif errant heureux.
1. Voir les trois tomes d’Étincelles dans l’abîme.
2. Chapeau type “bob” qui était le symbole des premiers travailleurs sionistes.
3. Film réalisé par Louis Malle, sorti en 1974.
4. Alexandre Grothendieck (1928-2014) fut l’un des plus grands mathématiciens du XXe siècle et le co-fondateur du groupe écologiste « Survivre et vivre ».
Jonathan Hirszberg est le nom de plume d'un chercheur et enseignant en philosophie. Parallèlement à son travail universitaire, il s'intéresse aux expressions contemporaines de l'héritage de la Shoah ainsi qu'à la diversité des formes de l'expérience juive.