Poésies des marges
Oriane Taïeb, Haïm, Raphaël Setty / Illustrations : Mathilde Roussillat Sicsic
Les numéros de Daï explorent souvent un genre unique, l’essai, parfois il tient de l’autofiction ou de l’autoanalyse, mais le genre est bien circonscrit. Pour préparer ce numéro dans lequel nous prétendons explorer les marges, nous nous sommes dit qu’il fallait explorer un genre littéraire qui confine désormais aux marges, la poésie. Nous avons ainsi lancé un appel à contributions pour interroger ces lignes mouvantes entre norme et déviance, inclusion et exclusion, tradition et dissidence. Parmi les nombreuses propositions reçues, nous avons sélectionné celles de trois auteurs et autrices, Oriane Taïeb, Haïm et Raphaël Setty.
} Oriane Taïeb
Soucca,
le toit de nos vies est de paille
greffée à un peuple que j’aime
jusqu’à la moelle
j’ai peur de perdre ma réputation
et l’avenir de mes enfants dans les poèmes
Nous avons une petite cabane
pour nos grandes célébrations
Nous chantons sans relâche
et brillent les étoiles, dans les trous du soir
Le toit de nos vies est de paille
il laisse passer la lumière
parfois la pluie
Entre les mots de la dispute,
je te parlais, souffleur,
Tu as ouvert mes lèvres, j’ai dit
la dureté de mon cœur,
pyramide égyptienne
On oublie Dieu
On oublie Dieu
comme on oublie son enfant,
au bord de la route.
Les années passent
et pleuvent les divertissements.
Le peuple juif a dit
« Je suis son peuple-parent »
il continue têtu de coller
sur les murs du monde
des avis de recherche
On attend l’attente juive
patiente de trois mille ans
urgente soif de nouveau né
Sais-tu mon enfant, il viendra dans la paix
les pieds sur terre
les mains sans valises.
Mendiant aux portes de nos cœurs
devant la ville
N’oublions pas de dire
N’oublions pas de dire
en se pliant merci
pour le brin d’air quand surgit soudaine,
la poésie au milieu du soir,
et que l’étouffement du faire se tait
On se souvient, calme alors,
des gens froids qui soufflaient plus tôt le jour,
loin du peuple intérieur
Rachel
Rachel sur le trottoir
marche comme une lettre hébraïque
Suspendue depuis le haut
étonnée du monde et des corps passants
Rachel sur mon bras
accroche une étoile de vérité,
mille caresses éternelles
en un petit temps
Et une seule remontrance du doigt gentil
Tokhakha qui me suit : « ma fille,
connais ton grain de folie »
} Haïm
Fleuris
Au-dedans de toi il y a tes morts et les morts de tes morts.
Tu les as mangés.
Si on te dit « mange tes morts » tu pourras dire : « déjà fait ».
Alors dans ton ventre il y a des tombes, que personne ne vient nettoyer.
Il y a des lieux qu’on ne s’autorise pas à visiter.
Et les lieux grondent.
Les lieux grondent comme un ventre d’ogre creux.
Sauf qu’ils ne sont pas du tout creux.
Ils réclament d’être entendus. Ils appellent. Le rituel.
Rituel pour honorer, rituel pour apaiser, rituel pour arranger.
Couper la chaîne des répétitions. Samsara.
Tu ne sais pas mais les cris que tu pousses sont les échos de ceux des morts dans ton ventre.
C’est pour ça que tu ne comprends rien à rien.
Parce que tes morts parlent des langues que tu as oubliées.
Des langues de pays où tu n’es jamais allé.e.
Les langues des autres, les autres de ton cœur, les autres de ton sang,
mais des autres quand même.
Les langues aussi des temps passés, les langues par mille âmes prononcées
qui ne se sont jamais condensées
en mots.
Les langues des choses et des endroits.
Il y a des endroits morts en toi. Ceux où tu as été chez toi, où les portes s’ouvraient avec du
chaud
et une odeur de miel.
Ceux que tu connais par cœur mais qui n’existent plus que pour te manquer.
Cocons qui n’ont pas de cocons.
Les morts amours, les morts ancêtres, les morts maisons.
Si tu ne peux pas encore laisser partir tes morts, fais,
avec ces charniers disparates qui puent l’oubli forcé,
un cimetière.
Ce cimetière ne sera pas dans ton corps. Il ne sera pas dans ton ventre. Peut-être même il sera dehors.
Autour de ce cimetière, tu mettras des parois qui respirent et des jolies portes, qui s’ouvrent, et se ferment.
Range, visite, écoute et fleuris le cimetière de tes morts.
Qu’il ait un temps, un espace, et des limites.
Surtout, pas de toit. Le toit fait écho.
C’est en voulant enfermer qu’on se fait envahir.
Surtout pas tout toi.
Surtout, rappelle-toi :
Il y a le temps des morts.
Et le temps des vivants.
J’ai écrit ce poème en 2020, après la mort, à trois jours d’intervalle, de mon Papy maternel (du Maroc), et de ma Grand-mère paternelle (d’Algérie). Leurs enterrements avaient eu lieu en même temps, un à Boulogne-Billancourt, l’autre, superposé par mon petit écran et un appel WhatsApp, à Jérusalem. Ma fratrie était divisée : ma plus jeune sœur avec moi, dans la grisaille de région parisienne ; mon autre sœur et mon frère, loin, filmaient le corps qui descendait en terre, dans son linceul. Je n’ai pas compris ce qui s’est dit en hébreu, là-bas. Ici, le rabbin a parlé des pierres qu’on pose sur les tombes : אֶבֶן (ében), la pierre, pourrait être vue comme une association de אֶב, le père, et בֶן , le fils. On pose des pierres sur la tombe, et on montre que la transmission continue, de génération en génération.
Hier, c’était la commémoration des cinq ans de la mort de mon Papy, on s’est retrouvé.e.s, avec le même rabbin, à 11h du matin dans ce cimetière. Les enfants de mon cousin avaient fait des dessins et écrit des mots colorés : “à Papy Coco que j’aime, tu me manques”, en grosses lettres, certaines à l’envers, avec des cœurs. Le rabbin a parlé cette fois des courses de relais : le bâton qu’on se passe, s’appelle le témoin, et vous savez ce qui arrive quand un membre du groupe le laisse tomber ? Tout le monde est éliminé.
En 2020, je terminais mon master en psychologie transculturelle, avec une spécialisation sur le trauma et l’exil. Et je ne voyais pas encore que j’étais concerné.e. Les exils de mes familles, du Maroc et d’Algérie, étaient une histoire à peine esquissée dans mon esprit, faite de non-dits et d’évidences jamais explicitées.
« Mon judaïsme et moi : cartographie sensible » témoignage anonyme retranscrit par radio matzah
} Raphaël Setty
Geganvèt, oder farshvinden
Kh’hob shtendik moyrè gehat fin mayn propre parole.
Moyrè tsi zayn mal compris, peur de dire a balaydikndik vort.
Moyrè zikh tsi farratn, i me zol trefn dus tifenish fin mayn neshumè,
les milles pensées lugubres, suicidaires, macabres ou malhonnêtes qui me traversent de part en part
bay yèdè sekundè oder farkert tsi zugn ligns, i nisht uphitn dus naynte gebot.
Et j’ai choisi dem veg fin theater. A veg vi me zugt, sans mentir, laisser voir, sans rien faire.
Antplekn an oysgetrakhte un bilderishe velt, a tife landsha
.
Far mir iz Yiddish a langue volée. Oder farshvindn.
Bay mir in der mishpukhe hobn mir a sakh langues volées. Pas des langues qu’on a volées, mais
des langues qu’on nous a volées. Ou qu’on s’est volées entre nous.
Yédish-daytsh. Vus mayn mamès eltern, Edith Marx un Léon Salomon hobn geredt. Farloyrn.
Perdu.
Daytsh. Bahaltn. Caché.
Arabisher dialekt. Fin Iraker Yidn.
Vus mayn tatns eltern Simkha Aboudi ou Joseph Setty ou ah’leum ou keul aheul ah’leum
belket meun exil deul Babylone hobn geredt. Oysgemekt. Gommé.
Oykh hebréïsh, vus mayn tate redt. Zè lo mèkoubal. Bikhlal.
Un le yiddish, que parlaient peut-être encore di ir ir ir zayde-bube fin mayn ir ir ir zayde-bube
fin der mames, zayt biz Mendelssohns reforem. Geganvèt. Oder farshvindn.
Yiddish. Une langue que je ne comprends pas, ober vus farshtayt mir besser vi a shprakh vus ikh
farshtay. A shprakh vus iz avekgelofn fin mir. Parfois, ikh farshtay nisht alts vus ikh zing,
ober je le comprends mieux que si c’était du français. Ver ken farshtayn ?
(Elaboré avec l’aide précieuse de Julie Frowirth et Lise Gutmann pour le yiddish, Tal Reuveny pour l’hébreu, et Andrew Setty pour l’arabe irakien.)
Version française
Volée, ou disparue
J'ai toujours eu peur de ma propre parole.
Peur d'être mal compris
Peur d'avoir une parole blessante
Peur de me trahir et de laisser deviner le tréfonds de mon âme
Les milles pensées lugubres, suicidaires, macabres ou malhonnêtes qui me traversent
de part en part à chaque seconde ou, au contraire, peur de mentir à mon insu, ne pas
respecter le neuvième commandement
Et j'ai choisi la voie du théâtre
Une voie où l'essentiel consiste à dire, sans mentir
Laisser voir, sans rien faire
Dévoiler un monde imaginaire et imagé, un paysage profond
Pour moi, le yiddish est une langue volée. Ou disparue. Dans ma famille, on en a plein, des
langues volées. Pas des langues qu'on a volées, mais des langues qu'on nous a volées. Ou
qu'on s'est volées entre nous.
Le judéo-alsacien. Que parlaient les parents de ma maman, Edith Marx et Léon Salomon.
Perdu.
L'allemand. Caché.
L'arabe. Dialectal. Juif. D'Irak. Que parlaient les parents de mon papa, Sim'ha Aboudi et
Joseph Setty, ainsi que tous leurs aïeux, et les aïeux de leurs aïeux, peut-être depuis l'exil de
Babylone. Gommé.
Il y a aussi l'hébreu. Que parle mon papa. Déconseillé.
Le yiddish. Que parlaient peut-être encore les arrière-arrière-arrière-grands-parents de mes
arrière-arrière-arrière-grands-parents maternels jusqu'à la réforme de Mendelssohn.
Volé. Ou disparu.
Le yiddish. Une langue que je ne comprends pas, mais qui me comprend mille fois mieux
qu'une langue que je comprends. Une langue qui court au-devant de moi. Parfois je ne
comprends rien à ce que je chante, mais je le comprends mieux que si c'était du français. Va
comprendre.
Oriane Taieb est née en 1990 à Metz et vit à Strasbourg. Elle a publié des poèmes dans la revue La Forge et sur le site de poésie contemporaine Sitaudis.
Haïm est poéte·sse, psychologue clinicien·ne, enseignant·e de yoga et interprète. Formé·e à Sciences Po Paris puis à la psychologie psychanalytique et transculturelle, iel rassemble dans ses pratiques les dimensions sociétales et intimes. Sa poésie est à ce jour rassemblée en trois recueils (non publiés), autour de la spiritualité (Spirale ascendante, 2021), la douleur et l’endométriose (Endo-mots, 2022), la sensualité queer (Co·cons, tendresses en corps, 2023). Aujourd’hui, son travail se tourne sur les questions de transmission juive et séfarade, étayé par différents espaces communautaires, en particulier les études à Ze Kollel et les rencontres permises par Radical Mitzvah.
Accordéoniste par accident, Raphaël Setty officie avec les Marx Sisters. Sa famille regorge de judéo-langues entre lesquelles il se fraye un chemin, convaincu que la transmission passe aussi par l’irrévérence, et que pour magnifier, il faut mâchonner : ses poèmes, introspectifs, prennent leur sens à voix haute, et mieux encore, chantés.