Qui est juif ?

Alexandre Journo / Photographies : Julie Flam

Qui est juif ? En Israël; la question n’est pas seulement théologique ou identitaire mais bien un  enjeu juridique et politique central, révélateur des tensions qui structurent le projet sioniste depuis ses origines. À travers les affaires Rufeisen (1962) et Shalit (1970), Alexandre Journo explore les lignes de fracture entre centre et marges, en montrant comment l’État-nation hébreu produit, au cœur même de ses institutions, une norme juive fluctuante, se cherchant à tâtons entre les legs d’une judéité diasporique et une identité israélienne en construction.

À la croisée de la sociologie, du droit et de l’histoire juive, cette réflexion éclaire les paradoxes d’une nation aux frontières fraîchement tracées ne cessant de questionner les contours de son appartenance.


Qui est juif ? est une question que l’on se pose rarement dans la littérature juive. L’on se demande comment être juif, quelle difficulté cela pose, mais l’on admet sans discuter le sujet de ce verbe être, ou bien on le laisse indéterminé, comme une ambiguïté constructive. Albert Memmi dans Qu’est-ce que l’identité culturelle ? définit l’identité selon trois pôles qui se répondent les uns les autres : 

  1. un ensemble de valeurs et de traditions, de représentations ;

  2. un groupe humain ; 

  3. une manière d’accepter ou de refuser l’appartenance au groupe et à son système de valeurs.

Avec ses mots, dans le cas juif, 1. le judaïsme, 2. la judaïcité et 3. la judéité. Comment définit-on ce groupe dans le duet groupe-valeurs ? Ceux qui ont adhéré ou adhèrent encore à cette identité culturelle forment le groupe. Ils réinvestissent rétrospectivement alors cette tradition culturelle pour réaffirmer la cohésion du groupe, pour reconstituer le groupe humain autour de cette tradition. C’est la définition traditionnelle de la « nation », celle que l’on retrouve chez Marcel Mauss (La Nation).  Ici, les définitions ne peuvent être que récursives et auto-référentielles. Oui mais voilà, les Juifs sont une nation très particulière, dispersée, qui n’a pas les atours habituels d’une nation, et qui, qu’on le veuille ou non, s’assimile aux autres nations.

C’est ainsi que les juges de la Cour suprême de la jeune nation israélienne en 1970 ont dû alors se demander « jusqu’où est-on juif ». Comment le fait de fixer un critère légal, binaire à qui peut être qualifié de juif revient à fixer une limite, à déterminer la judéité ou non-judéité de ceux à la lisière de la judaïcité, et revient alors à  définir le groupe juif par ses contours. Et non par un ensemble de valeurs, rites et marqueurs culturels depuis le centre, auquel chacun peut ensuite adhérer, mais par l’examen de cas-limites, qui dessinent la totalité par ses bords.

Là encore, il faut s’arrêter un instant. Que signifie déterminer qui est juif pour cette Cour suprême ? Pourquoi avoir à le faire au juste ? En Israël coexistent deux notions qui coïncident entre elles dans la plupart des États occidentaux : la nationalité et la citoyenneté. Leur non-coïncidence les rend difficiles à appréhender, surtout depuis la France, qui le plus tôt parmi les démocraties occidentales a fait émerger l’idée de citoyenneté et l’a fait se confondre avec la nationalité. Dans l’État israélien, où le droit dérive du système ottoman, nommer les nationalités tout en conférant une citoyenneté unique revient à reconnaître les particularismes sans chercher à les fondre dans une nation une et indivisible. 

On désigne en hébreu la nationalité le’om / לאום et la citoyenneté ezrahout / אזרחות. Jusqu’au début des années 2000, les deux étaient mentionnés sur la carte d’identité israélienne. On est de citoyenneté israélienne et de nationalité juive, arabe, druze, circassienne, française, écossaise, etc. Bien que seule la citoyenneté soit censée fonder des droits dans la démocratie israélienne, le statut personnel — et donc les régimes matrimoniaux — est régi par cette nationalité. Il faut le dire également, si en France, l’universalisme républicain s’accompagne parfois d’un refus de la différence, ce « droit à la différence » institutionnalisé ne va pas sans discriminations, notamment pour l’accès au logement ou pour l’urbanisme. Il y a en Israël des localités « juives » promues par l’État, de la déclaration de Jérusalem de 1953 jusqu’à la loi État-nation du peuple juif de 2018.


Remarquons enfin que dans le livre de l’Exode, à propos des règles de célébration de Pessah, qui est peut-être le rite d’appartenance par excellence du peuple juif, alors peuple d’Israël / בְּנֵ֣י יִשְׂרָאֵ֑ל, on distingue deux types de résidents de la terre d’Israël (Ex. 12:49) : 1. l’étranger qui réside chez toi, גֵּ֖ר הַגָּ֥ר בְּתוֹכְכֶֽם, exclu de la cérémonie de l’agneau pascal, et 2. celui qui ritualise Pessah, le national, l’indigène, l’autochtone, l’israélite, celui qui est né au pays selon les diverses traductions¹, en hébreu אֶזְרָ֑ח, le mot que l’on utilise aujourd’hui pour… citoyen.

Sans titre - Autoportrait, 2025

L’affaire Benjamin Shalit

Revenons en 1970, puisque les mots de nation ou de citoyen sont anachroniques pour l’époque de la rédaction de la Bible. Deux affaires posent la question de la définition du Juif : en 1962, l’affaire Rufeisen et en 1970 l’affaire Shalit. La première est relativement simple à traiter : un homme né juif, Oswald Rufeisen, devenu père Daniel après son baptême et son entrée dans les ordres carmélites. Oswald Rufeisen, déjà chrétien, avait pu immigrer en Israël au nom de la loi du Retour, qui garantit l’immigration en Israël à tout Juif, issu d’au moins un grand-parent juif ou conjoint d’un partenaire juif, parce qu’Israël est l’État-refuge, « l’asile de nuit », de tous ceux opprimés au nom de leur judaïsme réel ou supposé. Oswald Rufeisen y était donc éligible, bien que chrétien. Seulement, appartenait-il encore au collectif juif ? Les fonctionnaires de l’état civil décidèrent que non, sans critères inscrits dans la loi, parce que selon le sens commun, l’appartenance à une autre religion rompt définitivement l’appartenance juive. Ça n’est pas la définition halakhique : puisque l’intéressé est bien né juif, de deux parents juifs, en particulier d’une mère juive, et que la halakha ne reconnaît pas la validité des actes d’autres religions, alors il reste juif en dépit de sa conversion. Les juges de la Cour suprême confirmèrent en appel la décision de l’état civil et tranchèrent alors par la négative : Oswald Rufeisen ne pouvait être qualifié de juif.

Le second cas était plus difficile à trancher, et ouvrait un débat sur les contours de la judaïcité et sur ce que l’établissement d’Israël, d’une société juive, faisait à la judéité. Benjamin Shalit, psychologue et haut gradé de Tsahal, s’était marié avec Ann Geddes, écossaise non-juive, d’un milieu areligieux. Cette dernière était en outre issue par sa mère d’une famille athée française (elle était une descendante du militant anarchiste Élisée Reclus) et petite-fille paternelle de Patrick Geddes, urbaniste écossais chargé par l’organisation sioniste d’établir les plans de l’Université Hébraïque de Jérusalem. Ils eurent ensemble un garçon et une fille, Oren et Gallia, nés à Haïfa, et décidèrent ensemble de les inscrire comme « juif » à l’état civil. L’état civil refusa et les inscrivit comme « écossais », comme leur mère. Le couple porta alors ce combat jusqu’à la Cour suprême. Parce que les questions posées et les avis formulés par les juges de la Cour suprême furent fondamentaux pour l’identité juive et sa transformation israélienne, les éditions Robert Laffont traduisirent le jugement en 1972, introduit par Moshé Catane. 

Là encore, une petite parenthèse, parce que le cas Moshé Catane raconte les mutations de la judéité au XXe siècle. Moshe Catane était né Félix Klein à Strasbourg (Catane signifie en hébreu « petit », de même que klein en allemand), dans une vieille famille israélite. Il était le frère de Théo Klein, grande figure du judaïsme libéral français et des institutions juives françaises, parmi les fondateurs de l’UEJF, qui deviendra plus tard président du CRIF. Félix fit ses études à l’école des Chartes, dut les interrompre avec l’Occupation, puis fit son alyah après-guerre et avec elle entreprit un retour religieux, comme du reste une partie de sa génération, André Neher, Léon Ashkénazi et toute l’école d’Orsay. Vichy fut pour eux, comme pour toute leur génération, une trahison de l’Émancipation de 1791, une rupture de confiance dans le modèle « israélite ». Félix fit son alyah, Théo combattit toute sa vie pour la reconnaissance des crimes de l’État français². Leur famille fut décimée par la Shoah : leurs deux sœurs furent exterminées à Auschwitz et leur frère, résistant comme eux, fusillé. Restaient alors Théo et Félix. Tous deux traditionalistes, ils firent chacun un pas dans deux directions opposées, Théo vers le mouvement réformé, Félix vers l’orthodoxie.

Moshé Catane introduit donc cette décision, avec un biais orthodoxe assumé, une certaine sévérité à l’encontre du mouvement réformé et de l’assimilation, mais avec une grande honnêteté intellectuelle. En lisant l’ouvrage, avec le propos liminaire de Moshé Catane sur l’identité juive, on se demande toutefois à quoi bon répondre à cette question. Pourquoi Israël se la pose-t-il ? Israël aurait justement dû être ce qui soulage de cette question, du questionnement identitaire ressassé en diaspora dès que l’on met un pied hors de la communauté, Israël aurait dû être cette nation qui va de soi, ce foyer qui fait des Juifs une nation majoritaire qui doit alors cesser de se préoccuper — en dehors des sociologues —, de qui elle est. Parce qu’elle est sans doute possible, assise par une terre, un État, une majorité, qui doit permettre le mariage mixte. De la même manière qu’un Italien peut se marier avec qui bon lui semble parce que l’existence de l’Italie ne repose plus sur lui, sur le maintien ou non d’une communauté séparée et dispersée.

Sans titre - Berlin, 2023

Israël redéfinit les contours du judaïsme

C’est aussi l’avis d’une courte majorité des juges de la Cour suprême et à vrai dire, celui de Ben Gurion. Ben Gurion, une douzaine d’années auparavant, sollicita en effet l’avis d’une cinquantaine de sages du monde juif, d’Israël et de diaspora, laïcs et religieux, pour se demander comment fixer des critères pour le le’om juif dans le cas des patrilinéaires. Cette commission accoucha d’une souris, le retour au statu quo ante dans lequel le le’om juif était bien défini de façon halakhique, sans ré-ajustement qui tienne compte de la nouvelle réalité judéo-israélienne. 

Dans sa sollicitation, Ben Gurion donnait en quelques mots quelques considérants sur la citoyenneté israélienne, le rassemblement des exilés et les relations entre Israël et la diaspora. Au milieu de ces considérants très programmatiques : (« Le principe de la liberté de conscience et de confession est garanti en Israël », « Israël joue actuellement le rôle d’un centre de rassemblement des dispersés », « les Juifs d’Israël ne croient pas former un peuple distinct du judaïsme de la Diaspora »), une observation davantage sociologique que je cite in extenso :

La communauté juive en Israël ne ressemble pas à une communauté juive dans la Diaspora. Nous ne sommes pas ici une minorité soumise à la pression d’une culture étrangère, et il n’y a pas lieu de craindre l’assimilation des Juifs parmi les non-Juifs, comme cela se produit dans beaucoup de pays libres et prospères. Au contraire, il existe ici, dans une certaine mesure, des possibilités et des tendances allant dans le sens d’une assimilation des non-Juifs au sein du peuple juif, particulièrement dans le cas de familles issues de mariages mixtes qui s’installent en Israël. Tandis que les mariages mixtes à l’étranger sont l’un des facteurs décisifs de l’assimilation complète et de l’abandon du judaïsme, ils aboutissent en pratique, chez ceux qui viennent ici — notamment d’Europe orientale — à une fusion totale au sein du peuple juif

Le re-définition du le’om, voulue par Ben Gurion, n’ayant abouti à rien en 1958, Benjamin Shalit ré-ouvrait alors le débat en 1968 puis en 1970 devant la Cour suprême. Observant qu’une société judéo-israélienne était bien née dans le Yishouv puis dans le nouvel État d’Israël, une société différente de toutes les autres minorités juives de par le monde, Shalit constatait que malgré son « mariage mixte », il ne risquait nullement de s’assimiler : il évoluait dans une société juive, dotée d’un univers culturel juif, fondé sur un rapport laïque aux textes juifs — comme on cite Molière ou les Évangiles sans même en être conscient en France, ce matériau est toraïque ou talmudique en Israël —, d’une sociabilité juive, d’un calendrier scandé par des référentiels juifs. C’était son épouse qui s’y assimilait en parlant l’hébreu, en adhérant à cette culture. Et leurs enfants étaient indéniablement sociologiquement juifs. Shalit était certes sécularisé et ne souhaitait pas que ses enfants se convertissent devant un tribunal rabbinique, la société juive dans laquelle il évoluait était aussi laïque et la définition de la judéité devait désormais en tenir compte.

Quand le peuple juif était en exil, l’exogamie était frappée d’un tabou et sanctionnée par la sortie du groupe juif. La règle même avait été fixée par les Prophètes de l’exil, Ezra et Néhémie. Ce tabou n’a plus de sens en Israël, comme l’a justement fait remarquer Ben Gurion. Gershom Scholem, parmi les sages consultés en 1958 par Ben Gurion³, répond que le mariage mixte a déjà changé de sens dès avant le sionisme : avec l’Émancipation. Ce qui doit conduire à plus forte raison à assouplir la définition de la judéité dans une société juive désormais majoritaire. À partir du moment où les Juifs sont émancipés et peuvent socialiser avec d’autres groupes sociaux, le mariage mixte n’a plus valeur de désir délibéré de rupture. Depuis l’Émancipation, le mariage mixte n’est plus précédé par la conversion et l’apostasie, il arrive souvent que l’on puisse vouloir rester juif et transmettre la judéité en dépit d’un mariage mixte. Il faut donc en tirer les conséquences pour déterminer qui est juif. Et l’avènement du sionisme permet justement d’endosser enfin cette libéralité, d’assurer la pérennité d’une telle souplesse. Le sionisme a été l’une des réactions du judaïsme à la modernité et à l’affaiblissement qu’elle a engendré du fait religieux. Or, ce dernier était avant la modernité une frontière communautaire, comme houmra de l’identité. « Avec le retour du peuple juif à sa propre histoire et à sa propre terre, le judaïsme est devenu pour la plupart d’entre nous un organisme ouvert, vivant et non défini. » (p. 192, Le prix d’Israël, Gershom Scholem). 

Plus encore, les enfants Shalit n’étaient pas seulement juifs sans le vouloir, ils l’étaient positivement puisque leurs parents demandaient explicitement à ce qu’ils soient inscrits comme tels. Cette inscription était un acte positif d’adhésion à la nation juive, le même acte plébiscitaire que dans la nation à la Renan, « le sentiment des sacrifices qu'on a faits et de ceux qu'on est disposé à faire encore ». Pour bien préciser son intention, le père, Benjamin Shalit, écrivait dans sa requête : « J’ai l'intention d'élever mes enfants comme israéliens et juifs de culture et d’esprit. » (p. 176) « Bien qu’ils n’appartiennent pas à la religion mosaïque (ni à aucune autre religion), leurs attaches sont judéo-israéliennes, et c'est dans cet esprit qu’ils sont éduqués » (p. 126). Le juge Sussman, favorable à Shalit, propose ainsi cette expérience de pensée : deux Juifs d’origine anglaise naissent en Israël de parents immigrants (mais sans le mécanisme d’alyah) : au recensement, l’un demande à être inscrit comme « juif », l’autre comme « anglais ». Ces deux déclarations ne reflètent-elles pas l’adhésion identitaire de l’un et de l’autre, l’un pleinement inséré dans la société judéo-israélienne, l’autre encore anglais et ayant vocation à retourner au pays de ses parents ? L’acte même de la demande est performatif. De quel droit l’officier d’état civil pourrait imposer au second qu’il soit inscrit comme « juif » ?

Mais Israël n’est pas une nation civique et on ne peut faire coexister une nation souple à l’occidentale, qui ne se préoccupe pas de se définir formellement et naturalise au sein de sa nation facilement, dans une citoyenneté qui reconnaît plusieurs nations et entend qu’elles persistent comme communautés disjointes. Dans ce cas, seule la nation majoritaire serait poreuse et attrape-tout. Et alors ?

C’est ainsi que les juges Berinson, Cohn, Mani, Sussman et Witkon tranchèrent en faveur de Shalit, en accédant à sa demande de nationalité juive . Le juge Berinson se justifie ainsi : nous incombe une responsabilité d’accueil et d’inclusion comme majoritaires et d'accueil des alyoth des couples mixtes (p. 224). Le juge Cohn, quant à lui, esquive la demande de Shalit et se propose de révoquer cette notion de nation, dans une perspective libérale : l’État doit-il connaître l’appartenance nationale de ses citoyens (pp. 114-116) ? Non, dit-il, puisque la loi est une pour tous les citoyens. En tout état de cause, l’officier d’état civil ne peut inscrire quelque chose qui contrevienne aux requérants sans s’en justifier, ou en l’estimant comme mensonger. Si les demandeurs sont persuadés que leurs enfants appartiennent à la nation juive, alors l’officier d’état civil doit l’inscrire, disent ces juges. L'identification nationale étant quelque chose de subjectif, il faut supposer la bonne foi de la déclaration des requérants.

Mais au fond, c’est d’abord un certain libéralisme — c’est-à-dire la limitation des prérogatives de l’État sur l’individu — qui préside à leur choix plutôt qu’une véritable refonte de l’identité juive. L’état civil ne peut établir de critères nationaux en lieu et place des requérants, et ne peut fixer non plus les critères sur des bases halakhiques. D’ailleurs, si ces cinq juges recommandent d’accorder la nationalité juive aux enfants Shalit, ils prônent en réalité le retrait de cette mention de la carte d’identité. Ils s’accordent également sur l’obsolescence de la règle halakhique

En effet, l’état civil israélien et le statut personnel font déjà le distinguo entre religion et nation, et les requérants ne demandent nullement d’être inscrits comme étant de religion juive, ils s’inscrivent précisément comme sans religion : nation et religion, selon la propre définition de l’état civil, sont ainsi disjointes, et l’on ne peut donc fonder l’une sur l’autre. De plus, le critère halakhique a montré ses limites dans la société israélienne, et à vrai dire, dans le monde moyen-oriental.  Dans le cas Rufeisen, la halakha estimait le converti au christianisme comme toujours juif quand le critère courant l’estimait déjà en dehors du peuple juif. 

Le juge Berinson ajoute que dans un système patriarcal — qu’il constate en sociologue — la femme se retranche de son peuple et adhère à la « maison » de son mari. Dans le cas des mariages entre une femme juive et un homme non-juif, et musulman en particulier, la halakha peut bien reconnaître les enfants comme juifs, de facto, ils ne le sont pas. Par ailleurs, l’officier d’état civil ne peut établir là de préférence entre la halakha qui estime les enfants d’une telle union comme juifs et la charia qui les estiment comme musulmans.


À l’inverse, si la mère est non-juive et a des enfants filles, élevées comme juives, combien de générations seront-elles considérées comme non-juives de mère en fille ? La halakha n’apporterait là qu’un chaos social. Et si Israël a vocation à accueillir à terme la judaïcité américaine, le pays ne peut le faire qu’en considérant comme juifs les enfants de couples mixtes.

7.10 : Les sept branches de la souffrance et de l'espoir, 2024

Quelle définition si ce n’est celle donnée par le collectif juif

Quatre autres juges, une courte minorité, prenaient peut-être plus au sérieux l’état civil que ne le faisaient les cinq juges de la majorité. Comme ils prenaient au sérieux la citoyenneté israélienne et son régime unique de droits. Ils savaient que l’état civil avait été « double » en diaspora, que de nombreux juifs « communautaires » acceptaient d’être recensés comme hongrois ou comme slovaques lors de la dissolution de l’empire austro-hongrois alors même qu’ils se concevaient et vivaient comme une nation juive séparée : parce qu’ils ne prenaient pas au sérieux cet état civil profane et préféraient s'accommoder d’un mensonge conventionnel. Or, nous ne sommes plus en diaspora, estiment les juges de la Cour suprême, et l’état civil israélien est cette fois bien le leur propre et mérite tout le sérieux nécessaire. Et en effet, les cinq juges pour l’inscription juive étaient au fond pour le retrait tout court de cette mention, et supposaient une subjectivité individuelle de la définition de la judéité. 

Aussi, sans être religieux eux-mêmes, les quatre juges minoritaires se rangèrent à la position du Parti Religieux National (מפד"ל). C’est le cas du juge Kister qui par un conservatisme prudent estime que l’on ne peut après deux décennies d’existence amender une définition bimillénaire. Il le fait en se référant à Saadia Ga’on, « Notre peuple n’est un peuple que par sa Loi. » À ce titre, cette Loi ne peut être révoquée d’un revers de main. « Un tribunal civil peut-il [...] décider à présent que le peuple a changé de nature ou de doctrine » se demande-t-il (p. 193). Mais n’est-ce pas justement l’objet du sionisme que de « déposer » cette patrie portative qu’est la Torah ou la Halakha, et d’enfin se libérer de cette précarité de l’existence juive, dont la Halakha  était le gardien? Établir un État, un foyer, où nous serions majoritaires, pouvoir rester juif après l’Émancipation et la Haskala, et soulager les épaules de ceux qui portaient cette patrie portative, soulager aussi la culpabilité de ceux, quasi assimilés, qui s’en étaient déchargés, la conscience intranquille.

Ce qui les motive est en fait l’inachèvement du sionisme : puisque subsiste une diaspora, et qu’Israël s’inscrit dans un lien d’unité avec cette diaspora, alors Israël ne peut définir la judéité indépendamment et différemment de la diaspora. On ne peut provoquer sans conséquences de « schisme idéologique » entre Israël et la diaspora, prévient le président Agranat (p. 243). En quoi consisterait ce schisme ? En redéfinissant qui est juif en Israël seulement, co-existeraient deux définitions concurrentes de la judéité, et serait établi un précédent d’autorisation du mariage mixte pour la diaspora, ce à quoi ces quatre juges ne peuvent se résoudre.

« S’il existe un signe distinctif qui caractérise l'individu juif, il faut que ce soit un signe embrassant à la fois les juifs américains et les juifs russes, les juifs scandinaves et les juifs yéménites » (p. 128) estime le juge Silberg. Ce signe, c’est la conception courante de la halakha, à laquelle Juifs orthodoxes comme laïques accordent le statut de norme et de critère objectif. La judéité apparaît à de nombreux juifs, si ce n’est la majorité, aussi comme une donnée objective, estime le juge Landau (p. 162). Kister juge — ou plutôt a l’intuition — que si tous les Juifs « n'observaient pas toutes les prescriptions de la Thora, [...] néanmoins, le peuple dans son ensemble avait le sentiment que ce qui I’unissait en tant que peuple, c'était la Loi d'Israël » (p. 194)

Et en effet, « les « Sages d'Israël » [laïques comme religieux], dans leur grande majorité, se sont prononcés contre cette méthode d’inscription » en 1958 (p. 209). Supposons que la définition à la Renan soit juste, la nation est performative et elle naît du plébiscite permanent : il n’y a certainement pas de plébiscite pour faire fi de la définition halakhique et l’identification individuelle à cette collectivité à son insu est donc un paradoxe.

Cette intuition était-elle fondée ? A-t-on interrogé tous les Juifs ? Tous ne sont pas religieux ou conservateurs. Certes, mais ils auraient probablement le même avis, conscients d’être la périphérie et non le centre, la branche et non le tronc dont ils sont volens nolens issus. Pour qu’un tel avis positif devienne consensuel, il faut que cette majorité non pratiquante devienne le centre, soit assurée, avec comme collatéral un État majoritaire, qu’il y ait transmission sans dissolution et que la majorité soit non pas issue de la minorité religieuse mais d’elle-même. Ça n’était pas encore le cas en Israël en 1970, et les juges eux-mêmes étaient souvent issus de milieux orthopraxes. C’est encore moins le cas aujourd’hui, dans un Israël où le secteur laïque recule, encore que les laïcs sont bien enfants de laïcs. Or, cette décision de « déterminer ce qui I’unit » (p. 211), les quatre juges défavorables la remettent au peuple juif — qu’ils désignent parfois sous l’appellation traditionnelle « peuple d’Israël » — dont ils ne peuvent être les seuls dépositaires, puisqu’Israël ne représente pas l’intégralité des Juifs et qu’Israël n’est pas entièrement juif non plus.

C’est, ajoutent-ils avec Ben Gurion, une composante fondamentale du sionisme que de revendiquer l’unité du peuple juif, et aucune décision israélienne ne peut aliéner cette unité. Le président Agranat ajoute que cette unité doit se faire sur le « postulat que la continuité historique du peuple » (p. 233), sans cela, ni Eretz Israel, ni l’hébreu comme langue commune. Avec cette continuité historique postulée, comment justifier une rupture de la définition même de ce qui unit les Juifs entre eux ?
Il ne s’agit pas pour eux de se soumettre à la halakha en vertu du fait qu’elle est la halakha mais bien parce qu’elle est le critère communément admis pour déterminer l’appartenance. Pour preuve, ces mêmes juges s’opposaient quelques années auparavant à la judéité de Rufeisen en dépit de la halakha.

Une décision qui ne fait pas long feu

Ainsi, par une très courte majorité, les enfants Shalit purent-ils être inscrits comme juifs. Temporairement. La décision provoqua une crise gouvernementale — la coalition d’union nationale était alors fragile — et aboutit à une loi qui définissait enfin ce que l’état civil devait entendre comme « juif » : « une personne née d'une mère juive ou convertie au judaïsme, et qui n’appartient pas à une autre religion ». Qui définissait, pas entièrement, le diable est dans les détails et la conversion n’était pas définie là. L’État reconnaît pour la nationalité les actes de mariage et de conversion de toutes les dénominations, orthodoxes, massortis, libérales, tandis qu’il délègue le statut personnel au rabbinat qui ignore ce qui n’est pas orthodoxe.
Qu’en reste-t-il aujourd’hui ? Rétrospectivement, la société judéo-israélienne ouverte sans référent religieux n’est pas tout à fait advenue en Israël, les hilonim de la génération de l’Indépendance laissent progressivement place à des traditionnalistes, le secteur religieux gagne en poids démographique et le mariage mixte reste tabou en Israël. Plus de 30 après, cependant, la Cour suprême de 1970 triompha at last, sous la révolution constitutionnelle d’Aharon Barak, et l’état civil finit par faire disparaître cette case « nation » en 2002. Mais aujourd’hui, d’une part, cette révolution constitutionnelle est contestée par la fameuse « réforme judiciaire » de Simha Rothman et Yariv Levin, d’autre part, le combat pour une définition plus stricte de la judéité s’est déporté vers la Loi du Retour. À la veille du 7 octobre 2023, Smotrich proposait d’exclure patrilinéaires et convertis libéraux de cette loi. Cela procédait d’une volonté de se démettre de sa responsabilité vis-à-vis des Juifs de diaspora en détresse, et de la volonté d’établir, enfin, un État halakhique. Il ne s’agissait plus, comme en 1970, de maintenir l’unité du peuple juif, mais de prendre la mesure du rapport de forces démographique désormais favorable à Israël et d’acter une bonne fois pour toutes le divorce entre Israël et la judaïcité américaine.


Alexandre Journo est critique et chercheur indépendant. Il écrit sur l’histoire des idées qui ont animé le monde juif, pour les revues Conditions, l’INRER, Daï, Sifriatenou ou sur son blog. Ses recherches portent sur la littérature juive, du franco-judaïsme, du problème de l’assimilation, du sionisme et de l’antisionisme. Il est par ailleurs membre du bureau de La Paix Maintenant. Il fait partie du comité éditorial de Daï. 

Photographe belge, basée à Bruxelles, Julie Flam développe une pratique mêlant autoportrait, photoperformance et recherche conceptuelle. Son travail explore les notions de mémoire, de vide et de trauma, à travers une esthétique brute, émotionnelle et parfois militante. Entre tension et ambiguïté, ses images questionnent les rapports au corps, à l’histoire et à notre perception du réel.

  1. Respectivement, indigène : traductions du rabbinat et de Louis Segond ; autochtone : Chouraqui ; israélite : Darby ; celui qui est né au pays : Martin et King James. 

  2. Voir notamment Oublier Vichy ? aux éditions Critérion en 1992 sur l’arrêt Touvier 

  3. Sa réponse est retranscrite dans Le prix d’Israël, L’Éclat, 2003.

  4. Scholem rapport le cas la de « la fille d’un Juif [berlinois] bien connu [...] :  ils ne tinrent pas compte des complications halakhiques » (p. 197)

  5. Ernest Renan, Qu’est-ce qu’une nation ?

  6. À l’inverse de Juifs réformés qui se définissaient positivement comme hongrois ou slovaques de nationalité, et juifs de religion.

  7. Rabbin du Xe siècle en Égypte et en Babylonie, alors califat abbasside.

  8. J’entends ici le sionisme comme sa seule conception laïque, chez Pinsker, comme réponse à l’assimilation et à la condition minorée, le sionisme est certes plus large que cela.

  9. En 2022, l’immigration en Israël connaissait une forte augmentation, du fait de la guerre en Ukraine. La plupart de ces immigrés, plus de 90%, passaient par le mécanisme de l’alyah, en invoquant un ascendant ou un conjoint juif. Or, une majorité d’entre eux n’étaient pas juifs au sens du le’om.

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