Des marges du texte aux marges de la ville
Notes pour une approche talmudique de la marginalité
Emmanuel Bonamy / Illustration : Bethsabée Bonici
Les marges ne sont pas seulement périphériques : elles sont le lieu d’un art de lire. À partir d’un cas talmudique d’homicide involontaire dans le domaine public, cet article explore les liens entre topologie juridique et topologie urbaine, entre marginalité textuelle et marginalité sociale. Des forêts aux décharges, des commentaires en marge de la page aux espaces invisibilisés de la ville, il s’agit d’explorer comment le Talmud donne toute sa place à une périphérie chargée de la violence du refoulement.
1/ Commençons par une anecdote, mi-poétique mi-comique, pour tâcher d’en dégager le noyau de vérité, et peut-être même la portée politique. Demander à un talmudiste d’écrire sur le centre et les marges dans le judaïsme pourrait donner lieu à un curieux malentendu. Les marges, dira-t-il, c’est son affaire : il les pratique assidûment. Son existence, en effet, se situe littéralement dans les marges : celles du Texte, là où les éditeurs traditionnels ont de longue date logé sur la page les commentaires, explications et renvois qui font la matière de son étude, et de son existence. Et au-delà du malentendu, il est possible qu’il n’ait pas tort, car une vie consacrée à l’étude, préoccupée par ce qui se joue dans ces marges, est une vie, de facto, marginale. Non que notre personnage fréquente nécessairement quelque lieu interlope ni ne fraie avec des individus subversifs, mais de façon plus discrète, sans outrance ni spectacle, il éprouve intellectuellement et existentiellement un décentrement, qui n’a rien d’un désintérêt ni d’un désengagement, vis-à-vis de ce à quoi les gens communément s’affairent.
2/ Que se joue-t-il dans ces marges ? D’abord un art de lire, qui est un art de penser, et un art de vivre. Un jeu fécond et audacieux entre la centralité du Texte écrit, reçu comme une totalité signifiante mais illisible par elle seule, et son développement analytique et dialectique dans la Torah dite orale, déposé par contingence historique dans ces marges textuelles. Qu’il s’agisse de la Torah vis-à-vis de ses commentaires, de la Mishna vis-à-vis de la Guemara ou du Talmud vis-à-vis de ses explications, la structure est analogiquement la même¹ . L'Écrit, au centre, est reçu comme un absolu – révélé ou transmis – et comme une injonction à être entendu et étudié ; l’Oral, fait d’enseignements aussi rigoureux qu’originaux, est dans l’attente d’une compréhension active, qui en actualise le sens. Étudier est donc opérer un double décentrement : du texte écrit à son explication et à son oralisation, et d’une approche première pleine de ses propres évidences à l’exigence d’une lecture complexe et cohérente, qui prend en charge le texte au-delà de soi. Lire contre le texte, penser contre soi-même, telle est à première vue l’articulation talmudique du centre et de la marge. D’où un premier enseignement : centre et marge sont des positions qui fonctionnent de manière relationnelle, et seulement si un sujet se donne la peine d’en assumer le jeu.
3/ Sortons des remarques abstraites pour nous pencher sur un exemple précis. Posons d’abord le décor : en plusieurs occurrences², la Torah parle du cas de l’auteur d’un homicide involontaire (beshogueg) qui, ne pouvant être passible de mort contrairement à l’auteur d’un homicide délibéré (bemezid), est condamné à l’exil dans les fameuses villes-refuges. Le deuxième chapitre du traité talmudique Makkot traite de ce cas, l’analyse et en précise les contours. Dès la première Mishna³, on comprend qu’il ne s’agit pas de n’importe quel type d’homicide involontaire, mais d’un cas très spécifique, et comme souvent dans le Talmud, presque théorique. Les Sages démontrent en effet que seul le meurtrier « pleinement » involontaire est passible d’être exilé. Ainsi l’auteur d’un geste à la dangerosité manifeste, par exemple quelqu’un qui courrait dans la rue en brandissant une épée et tuerait, sans le vouloir, un passant, ne serait pas exilé⁴. Son geste, par son irresponsabilité évidente, est considéré comme trop proche d’un acte volontaire (karov lamezid). À l’opposé, l’auteur d’un geste purement accidentel, par exemple quelqu’un qui, voulant hisser une pierre, la lâcherait par mégarde et tuerait un passant, ne serait pas non plus exilé. Le caractère manifestement imprévisible de l’acte et de ses conséquences l’assimile à un acte contraint (karov laoness), comme si l’agent n’était plus vraiment l’auteur de l’homicide qu’il a pourtant commis.
On comprend donc que le cas recherché se tient sur une ligne de crête : pour que l’exil soit pertinent, il faut d’un côté que le meurtrier puisse être déclaré pleinement auteur de l’acte, mais de l’autre, qu’on ne puisse le tenir entièrement responsable de ses conséquences. C’est cette dissociation au sein d’un agent maître de son acte mais débordé par ses effets, et elle seule, qui rend pertinent l’exil : à la fois sanction et réparation. Comme s’il s’agissait, en faisant éprouver à ce meurtrier malgré lui un arrachement temporaire à son environnement familier, de le rendre étranger, pour expier un acte dont il ne porte pas la responsabilité, si ce n’est celle d’avoir été, un instant, étranger à lui-même.
4/ Après avoir spécifié le type d’acte susceptible d’être condamné à la peine d’exil, la deuxième Mishna⁵ détermine dans quelle mesure l’endroit où a eu lieu l’homicide entre en jeu dans sa qualification. Elle énonce ainsi que si quelqu’un lance une pierre chez lui, par exemple dans son jardin, et tue involontairement quelqu’un qui y est entré, si celui-ci en avait l’autorisation, la peine d’exil s’applique, sinon, elle ne s’applique pas. La raison en est donnée par la mishna elle-même : pour qu’un homicide involontaire soit condamnable à l’exil, il faut que le meurtrier comme la victime aient le droit de se trouver au lieu de l’accident. Ainsi une forêt⁶: elle n’appartient à personne, c’est un lieu neutre, où tout le monde peut se rendre dans la mesure où nul n’en a l’exclusivité. C’est en somme un non-lieu, un lieu sans qualité, inapte à qualifier ce qui s’y passe. Dans un tel lieu, seul le type d’acte est significatif pour qualifier s’il s’agit d’un homicide passible d’exil. En revanche, un jardin est un domaine privé (reshout hayahid) ou plus exactement un domaine du singulier, au sens où il ne s’agit pas d’abord d’une question de propriété, mais d’usage, ici réservé à quelqu’un ou à quelques-uns. Ce lieu n’est pas neutre, il est comme l’extension de celui qui l’habite. Sa nature le polarise, et modifie le sens de ce qui s’y produit. Tout se passe alors comme si y lancer une pierre ne pouvait pas a priori signifier un homicide, qui suppose la présence d’une autre personne. On comprend alors que si la victime n’avait pas à être là, l’homicide involontaire est d’emblée ramené à un accident imprévisible. En revanche, si la victime pouvait être là, elle existait pour ainsi dire virtuellement dans ce jardin, et le propriétaire en est toujours déjà responsable. Et l’on retrouve alors la contradiction qui définit le cas passible d’exil : d’un côté, le lieu surdétermine le geste comme n’étant pas criminel, de l’autre, l’autorisation donnée rend impossible de disjoindre la conséquence malheureuse de celui qui en est l’auteur, bien qu’involontaire.
5/ Le tout premier cas énoncé par la mishna n’est cependant pas celui du domaine particulier (reshout hayahid) mais celui du domaine public (reshout harabim). Ce qu’on appelle le domaine public, ou plus exactement, le domaine de la multitude, est l’opposé tant du domaine privé que du lieu neutre. Contrairement au domaine privé, comme le jardin, c’est un lieu ouvert, accessible à tout le monde. C’est un lieu défini par l’usage commun, tendanciellement universel. Le paradigme du domaine public est dans les règles de shabbat, l'artère centrale qui traverse le campement du peuple d’Israël dans le désert et que tout le monde emprunte⁷. Contrairement au lieu neutre comme la forêt, le domaine public est un lieu hautement qualifié. Pensons à la grand-rue, à la place du village, ou au forum⁸. C’est là où l’individu sort de son quant-à-soi pour s’exposer, bon gré mal gré, à l’altérité. C’est là que se construit l’identité collective d’un quartier ou d’une ville, par le jeu des rencontres, bonnes ou mauvaises. C’est là également où la responsabilité vis-à-vis des autres qui s’y trouvent est la plus grande. Ainsi, dans les règles des dommages, quelqu’un qui creuserait un trou dans le domaine public serait responsable des dommages causés à un animal qui y tomberait⁹. Inversement, celui qui y laisserait une cruche que la vache d’un autre briserait sur son passage ne pourrait réclamer réparation¹⁰. C’est le lieu de la multitude, de prime abord indifférenciée, vivante et en perpétuel mouvement, qui porte de ce fait l’enjeu du collectif et de sa constitution pour en juguler la violence potentielle au profit de relations justes. Résumons cette petite topologie toraïque. Il y a le domaine public (l’artère centrale / la grand-rue), le domaine privé (les tentes / la maison / le jardin) et le lieu neutre (le désert / la forêt)¹¹ .
5/ Revenons à notre homicide involontaire. On s’attendrait à ce que celui qui lance une pierre dans le domaine public ne soit pas passible d’exil, pour la raison évidente que lancer une pierre à l’endroit même où, par définition, se trouvent les gens, est un acte dangereux dont on ne peut ignorer les conséquences, qui se distingue à peine d’un acte criminel volontaire, et qui semble donc bien trop grave pour mériter l’exil. Or la Mishna dit explicitement le contraire : « celui qui jette une pierre dans le domaine public et tue, est exilé ». Cet énoncé, par lequel la Mishna commence, est aussi simple dans son affirmation qu’inaudible dans sa compréhension. Il résiste à la lecture, et semble fissurer l’édifice interprétatif et conceptuel patiemment construit par la Mishna elle-même. Nous avons donc un énoncé central, par son autorité (la Mishna), par son contenu (il traite de ce qui dans une ville est au centre, tant géographiquement qu’humainement) et par sa position (premier cas d’une Mishna dont toute la logique dépend), qu’on attendrait jouer le rôle de fondement, et qui nous échappe.
6/ C’est là qu’intervient la Guemara. En se situant à la marge, dans la position du commentaire fidèle, elle doit répondre de l’exigence que cela fasse sens. Ses postulats de lecture sont 1/ que la Mishna enseigne quelque chose qui fait autorité et qu’on ne peut réfuter, 2/ que la lecture que l’on donne de la Mishna doit rendre compte de sa cohérence systématique, ce qui semble justement ici impossible. Remarquons que là où nous en sommes, le rôle de la marge, ce qui la rend légitime, est de confirmer presque tautologiquement la centralité du centre, et non de prendre sa place, mais nous allons voir au prix de quelle transformation. Voici comment la Guemara s’y prend : puisque la lecture de l’énoncé, pris tel quel, ne répond pas au réquisit minimal de cohérence, on est fondé à en avoir une lecture restrictive. La Mishna ne pouvant sans contradiction parler du domaine public compris universellement, elle parle donc d’un cas particulier, et on va le voir, particulièrement marginal, de domaine public. La Guemara, à partir de l’absurdité manifeste de la lecture littérale, procède donc à une série de relectures de plus en plus restrictives, successivement soumises à objection, jusqu’à trouver la bonne, soit la seule qui satisfasse aux caractéristiques d’un lieu qui soit bien public mais qui échappe à l’a priori d’une responsabilité totale en cas d’accident. Au terme de sa recherche, la Guemara, au nom de Rav Papa, affirme que le cas recherché, celui que la Mishna qualifie sans précision de « domaine public », est en fait une décharge, située dans le domaine public, utilisée en général par les gens la nuit pour venir y faire leurs besoins. Le meurtrier involontaire y a jeté des pierres le jour, et malheureusement, quelqu’un se trouvait là.
7/ Comment peut-on passer très sérieusement (mais non sans humour) d’une affirmation de la Mishna au sujet du domaine public en général, sans restriction apparente, à un terrain vague faisant office la nuit de toilettes publiques ? Analysons d’abord la logique à l’œuvre. La Guemara, toute à sa tâche justificatrice, cherche un cas qui fonctionne. L’argument est donc : 1/ il s’agit bien d’un domaine public, puisque le lieu est ouvert et accessible, 2/ du fait de son utilisation, c’est seulement la nuit que l’on peut considérer comme probable que des personnes s’y trouvent, et si l’homicide involontaire avait eu lieu la nuit, il se serait agi d’un cas d’imprudence trop grave pour être passible d’exil, 3/ le jour en revanche, où il est possible, mais improbable que des gens viennent s’y soulager, l’homicide correspond bien au cas recherché : imputable au meurtrier, mais bien malchanceux puisqu’il était difficile d’en anticiper les conséquences. Formellement, la logique se tient, et la Mishna est sauve de pouvoir être lue ainsi. En termes de sens, en revanche, difficile de soutenir honnêtement qu’un tel cas, si radicalement marginal, puisse être ce que la Mishna a voulu dire.
8/ L’opération de la guemara, à la fois rigoureuse et déroutante, nous pousse dans nos retranchements. Elle nous force, de manière provocatrice, à décentrer nos attentes de lecture. Laissons-la marginaliser notre regard, et voyons ce que nous serons peut-être capables d’entendre. Le domaine public, nous l’avons vu, est le lieu de l’exposition maximale aux autres, et donc de la responsabilité maximale. Il faut alors trouver une situation, soit un temps et un lieu, qui tout en relevant toujours du domaine public rende la rencontre pourtant improbable, mais possible. Le premier mouvement de décentrement est temporel : il s’agit d’une scène nocturne. La nuit, qui livre la ville au repos et à l’inactivité, la transforme. Les rues se vident et les rencontres, éparses, n’y ont plus le même sens. Une face comme dissimulée par la lumière utilitaire du jour s’y révèle. C’est l’heure de l’ambivalence, de la pulsion, de la fête, du désordre, du plaisir et du danger. L’heure où affleure ce qui le jour est tu, recouvert par les impératifs de la vie active et civilisée. Le deuxième mouvement de décentrement est topographique : l’action se situe dans une décharge. Non-lieu dans le lieu par excellence qu’est la ville et qui est autant dissimulé qu’essentiel. Ces terrains vagues qui ponctuent l’espace urbain visible ne sont pas des lieux vides, ils en sont les marges intérieures, les respirations où se libèrent les corps et les désirs, toujours en excès sur l’ordre diurne, civil et maîtrisé. Cet ordre, dont l’image par excellence est le forum, lieu où l’échange poli, rationnel et calculateur, construit notre humanité prétendument civilisée, est troué de toutes parts de ces multiples décharges où l’on refoule et laisse exister les choses inavouables et parfois honteuses, à commencer par la simple nécessité vitale de nos besoins à satisfaire. Ce sont des lieux où nous sommes ramenés à ce que nous ne souhaitons pas partager publiquement de nous-mêmes, et qui pour cette raison s’activent, en général, la nuit. En général, mais pas toujours. Ces besoins impérieux que l’on voudrait laisser à la marge de notre existence sociale sont sans cesse présents, menaçant de resurgir même de jour, parce qu’il ne s’agit de rien d’autre que de la vitalité du vivant, violente autant que fragile, qui toujours s’agite et s’impose derrière le masque de notre personne consciente et responsable.
Le cas est donc marginal, mais loin d’être insignifiant. Il est ce qu’on marginalise, et c’est heureux parce qu’en réservant pudiquement l’intime, on rend possible l’institution de relations tenues par l’exigence de justice, et non par le défoulement pulsionnel. Mais il est, pour cette même raison, central, parce qu’étant vital, on ne saurait le nier sans une grande violence, celle qui imposerait l’image mensongère d’une humanité enfin civilisée, s’idolâtrant elle-même et oublieuse tant de sa fragilité constitutive que de l’irrépressible violence dont elle est toujours porteuse. Voilà ce qu’on peut entendre d’une lecture marginale : le lieu de la multitude est autant celui de l’avènement possible d’un ordre juste que son envers, celui du refoulement honteux et violent de la décharge pulsionnelle.
Nier cet envers serait faire croire à un centre omnipotent et sûr de lui-même, alors que ces marges qui le hantent et dont il ne veut rien savoir sont autant de respirations nécessaires qui le rendent vivant et sensible. Cet espace marginal, tout en étant paradoxalement central, rend possible au sein même du domaine public la responsabilité paradoxale et atténuée du meurtre involontaire : celle de ces actes que nous faisons parfois, comme dans un rêve, où les conséquences de ce qui vient pourtant de nous nous échappent.
9/ Une question évidente se pose cependant : s’il s’agit bien dans la Mishna de ce cas improbable, pourquoi ne l’a-t-elle pas énoncé clairement ? Pourquoi prendre le risque d’un contre-sens aussi fondamental ? Commençons par écarter deux lectures possibles. L’une, historicisante et se voulant critique marginalisera la Guemara en délégitimant la portée de sa lecture pour n’y voir qu’une interprétation manifestement arbitraire et sourde à l’intention véritable des auteurs de la Mishna, qu’on prétendra alors mettre à jour. L’autre, tout en prétendant reconnaître la centralité de la Mishna, la remplacera de fait par la lecture devenue centrale de la Guemara, seule autorisée en vertu de la tradition. Elle dira alors que la Guemara énonce, ni plus ni moins, ce que la Mishna a voulu dire. On le voit, malgré leurs démarches diamétralement opposées, elles se rejoignent en ceci qu’elles figent les positions en les enfermant dans une lecture littérale plutôt que de prendre le risque de les lire ensemble, dialectiquement. Tentons d’aller au bout de ce jeu du décentrement et de la marge. Sans la Guemara, nous aurions été incapables d’imaginer que le domaine public puisse être traversé, si ce n’est même fondé sur ces lieux paradoxaux où la responsabilité, n’étant en rien évidente, engage une vigilance accrue. Aveuglés par la civilité de la ville, nous n’aurions pas su voir, parce que nous ne l’aurions pas voulu, son envers sauvage et fragile dont elle relève pourtant tout autant. C’est ce que nous apprennent les marges : elles ne sont pas le contraire du centre, mais son envers, nécessaire à sa juste compréhension. Elles nous engagent à une considération toujours singulière des êtres, des temps et des lieux, qui refuse de réduire le commun à l’uniforme et le travail d’humanisation à l’idolâtrie de l’Homme. Mais inversement, si la Mishna avait énoncé d’emblée ce cas, nous n’y aurions vu qu’une simple exception, un cas résiduel et sans importance. En le mettant paradoxalement au centre par son absence, jusqu’au risque de l’effacement, elle nous force à voir plus loin et à admettre qu’un tel lieu qu’on ne voudrait pas voir, chargé des choses les plus ambiguës et inavouables, n’en est pas moins constitutif de ce qui rend possible qu’un domaine soit public, c’est-à-dire partagé et ouvert, y compris à ce qui en nous est le moins partageable, et parfois s’y décharge.
10/ Retrouvons une dernière fois notre talmudiste plongé dans ses grimoires. D’aucuns le soupçonneront de ne rien vouloir savoir de ces marges réelles qui peuplent nos cités, pour mieux se cloîtrer confortablement dans ses marges de papier. Gageons pourtant ceci : lorsque d’aventure il se risque à parcourir les rues de sa ville, un regard lui suffit pour reconnaître ceux qui, aveuglés par le forum, polissent l’homme et refusent de voir la violence que son empire recouvre. Il sait rester alerte et sensible à la fragilité des humains, aux injustices qu’ils subissent comme à la charge toujours excessive de leurs désirs, aussi confiant que lucide sur ce dont ils sont capables. À ceux qui, fascinés par les marges qu’ils voudraient voir ériger en nouveaux centres, idoles de substitution au devenir mortifère, il rappellera calmement, presque certain de ne pas être entendu, que, bien que leur revendication soit légitime, jamais la marge ne trouve en elle-même sa dignité, mais en l’exigence qu’elle porte d’une humanisation juste. Il est possible enfin qu’il n’hésite pas, s’il le faut, à jeter la première pierre. Mais il y regardera toujours à deux fois, de peur qu’en face, dans la rue si sûre d’elle-même, quelqu’un, dans un moment de faiblesse, s’y soulage.
Emmanuel Bonamy est professeur agrégé de philosophie et talmudiste. Après des études en philosophie et en anthropologie, il enseigne la philosophie à Paris. Formé à l'étude juive au CERJ de Villeurbanne et à la Yéchiva des étudiants de Paris, il enseigne le Talmud dans plusieurs programmes d'étude, notamment Devarim et Pilpoul.
La Mishna est une compilation sélective d’enseignements des Sages essentiellement normatifs mis par écrit selon un ordre thématique au IIème siècle. La Guemara, qui en est le développement analytique et dialectique, regroupe des enseignements qui datent du IIe au VIe siècle. Mishna et Guemara forment ensemble le Talmud.
Bamidbar / Nombres, 35, 9-34 ; Devarim / Deutéronome 19, 1-7.
Traité Makkot 7a.
Ce qui lui est réservé n’est pas le sujet ici.
Makkot 8a.
Cf. Devarim / Deutéronome 19, 5. Ces versets présentent l’exemple paradigmatique de l’homicide involontaire : deux personnes vont en forêt couper du bois, et l’une tue accidentellement l’autre.
Cf. Rashi sur Erouvin 6a.
Traité Shabbat 6a.
Shemot / Exode 21, 33 ; Traité Baba kama 49b.
Traité Baba kama, 27a.
Il existe un autre lieu – tout Autre - au centre exact du campement, le sanctuaire. Cette centralité paradoxale d’un lieu qui est un hors-lieu porte un autre enjeu, celui de la sainteté, que nous laissons volontairement de côté ici.