Habiter les espaces intermédiaires

Anatomie d’une géographiE juivE, au travers du récit de Notre Haggadah

Johanna Colette Lemler / Illustration : Lilly Borraz Korngold

Ni centres, ni marges, mais espaces interstitiels. Voilà où a résidé et réside, parfois successivement, parfois simultanément, Johanna Colette Lemler, la productrice du podcast Notre Haggadah. Pour Daï, elle trace un sillon entre Pont-à-Mousson et Paris, dans tout ce que le judaïsme français a à offrir de diversité, dans ses centres et à leurs marges. C’est là qu’elle a progressivement tracé, avec d’autres, cette voie singulière juive féministe, dans un continuum de pensées incidentes et de poésie.   

Quelque part dans un endroit que j’aime
Se trouvent les fondations et piliers d’une maison
Ouverte aux vents et au soleil et aux éléments
Ruines d’une construction qui n’a pas eu lieu

En tant qu’ancienne enfant très scolaire, j’ai compris assez tôt que la validation s’écrivait en rouge dans les marges.
En tant que provinciale, j’ai découvert assez tôt le mépris des gens des grandes villes pour nos formes de vie qui n’avaient pas les codes cools, bourgeois, parisiens.
En tant que poétesse, j’ai découvert assez tardivement l’impact des marges et des fautes de grammaire¹ dans les réécritures.
En tant que dirigeante d’entreprise, j’ai appris à la dure que les petites entreprises ne pouvaient que gratter un peu les grandes, tout juste comme une petite piqûre de moustique, mais qu’il fallait quand même ne pas arrêter. 
En tant que féministe, j’ai découvert assez tardivement que la lutte ne pouvait se faire qu’en tenant compte des périphéries, qu’elles soient les banlieues, les Suds, les queers et tou.te.s celles et ceux qui ne sont pas au centre d’une pensée dominante – « être à la marge, c’est faire partie d’un tout, mais en dehors de l’élément principal »².
En tant que femme juive issue d’une famille traditionaliste, j’ai découvert assez tardivement une page de guemara, dans ma trentaine je dirais. Les enseignements s’y font dans les marges.
En tant que podcasteuse, je viens de comprendre, très récemment, combien des voix et des récits racontés directement au creux des oreilles, dans les cuisines, les transports, les buanderies où on étend le linge, pour couvrir un bruit d’aspirateur - et jamais entendues auparavant - pouvaient modifier toute une géographie qui semblait immuable.

Et comme je suis, comme tout le monde, parfaitement égocentrique, je vais parler depuis ma place, elle-même traversée de pleins d’univers différents, et au centre d’aucun d’entre eux. Je vais parler de ce que j’ai fréquenté, consciente que bien d’autres parcours existent, et que bien d’autres expériences sont possibles³.

Et rassurez-vous, je ne vais pas énoncer de manière exhaustive tous les moments où j’ai été « à la marge » – ils sont trop nombreux et parfois trop embarrassants !

Le parti pris de cet article sera donc de parler en premier lieu de ma trajectoire en marge de communautés juives centrales – ce qui ne veut pas dire grand chose, alors accordons-nous sur le fait que ce qui fait leur centralité est qu’elles soient majoritaires, et/ou soutenues par des institutions juives – ET également en marge de communautés marginales à leur manière – donc non majoritaires et non soutenues par des institutions juives ; puis de la grande marge qui traverse structurellement nos différents mondes : celle qui met les femmes au second plan, celle qui laisse sur le côté une minorité qui numériquement n’en est pas une, mais qui en a tous les attributs ; et enfin de la mise en abîme de toutes ces marges qui s’intersectionnent.

Et de ce que tout cela m’a fait.


Depuis cette place, et depuis deux ans, je recueille avec mon podcast Notre Haggadah, des récits de femmes du monde juif qui parlent depuis des endroits qui dépassent les clivages normatifs des communautés françaises. Libérales, orthodoxes, Massorti, n’appartenant à aucune de ces typologies, ou à plusieurs en même temps – toutes leurs trajectoires parlent et rassemblent telles des passe-murailles.

Le succès rencontré par ces récits illustre une reconfiguration en marche de la géographie des centres de la vie juive. Quels sont les enjeux de cette reconfiguration et comment elle s’opère ?

Avant d’analyser l’impact et la réception du podcast, je vous propose d’abord une plongée historique dans mes mondes juifs, puis un passage par les penseuses féministes, qui explique  la puissance des espaces intermédiaires pour faire bouger les lignes.

Et je me demande pourquoi
Ce n’est pas ma maison
Tombeau géant et ouvert du vent et de la mer
Il n’y a pas de faille
Seulement des béances
Il n’y a rien à arranger
Ni à fixer

Lilly Borraz Korngold

I. De la périphérie à la voix : itinéraire d'une juive à la marge

Ni, ni.

Il faut imaginer un lieu « entre ».

Je vais commencer par parler d’une première marge : je suis née à Metz.

Mais c’est anecdotique. Seule la maternité où ma mère m’a donné naissance était en ville et je n’y suis restée que quelques jours.

L’essentiel de ma vie jusqu’à mes 18 ans se passe ailleurs. À Pont-à-Mousson précisément.

Vous ne connaissez pas ? Peut-être cela vous dit-il vaguement « quelque chose ». Vous avez lu ce mot “quelque part”. Mais non, décidément vous ne savez pas où cela se situe.

C’est une petite ville, 15 000 âmes tout de même. Et j’ai pour habitude de la situer « entre » pour mes interlocuteur.rice.s, afin de leur donner des indices :  

Entre le Nord et l’Est.
Entre Metz et Nancy.
Entre Strasbourg et Paris. Et ma maison est
Entre l’usine et la gare.

Mon lycée est au centre ville.
Ma vie juive est à 25 kilomètres, à Nancy.
Je suis la seule juive de mes classes et de ma ville.
Je suis une juive dans une ville sans communauté.

Totalement marginale.

D’ailleurs, pour me rappeler que j’en fais partie mais pas vraiment, les transports et les temps de trajet sont centraux : je dois prendre le train, la voiture, partir pour retrouver le centre de ma vie juive.

La vie juive - la vraie - me semble partout sauf en ce lieu. Dans la ville, dans les films qui font des clins d’œil jewish friendly, dans les séries, à Nancy, à Strasbourg, à Paris.
À ce moment-là et jusqu'à mes 18 ans, le monde juif me semble simple : il est consistorial, soutien inconditionnel d’Israël et scout. J’ai bien l’idée que d’autres choses existent, plus ou moins religieuses, plus ou moins sionistes ; il y a une femme à la synagogue qui porte une kippa en signe féministe, une commmunauté ashkénaze juive culturelle et yiddishisante, une tentative de communauté Massorti – ça existe, mais est-ce bien juif tout ça ? Pas si sûre du haut de mes 16 ans.

Mes quatre mondes juifs initiatiques

Je connais, jusqu’à mes 38 ans environ, quatre grands moments de fréquentation de communautés juives, quatre types également.


1/ La communauté de Nancy, consistoriale et les EI (Eclaireuses et Eclaireurs Israélites de France).

Quand j’y vais, je suis celle qui vient d’ailleurs, qui n’est pas présente tout le temps. Toujours un peu là mais toujours étrangère. Toujours entre-deux. Je fantasme la vie des jeunes gens que je croise dans des week-ends EI et, plus tard, lorsque je ferai mes études, non plus à la campagne mais dans les villes. Ils et elles se connaissent depuis tout petits, se croisent à l’école ET à la synagogue, ont l’air aligné.e.s, se disent shabbat shalom en sortant du lycée, qu’il soit public ou privé. Le centre de leur vie juive est commun. Et vu de là où je suis, ça a l’air formidable de simplicité. Ils et elles ne sont pas dissocié.e.s comme je le suis et « appartiennent » à un collectif en en possédant les codes.

Le Talmud Torah s’arrête à 12 ans à Nancy. La suite de ma vie juive c’est les EI, et en ligne de mire, le mariage. En attendant, je comprends assez vite que ma bat-mitsvah ne sera pas comme celle de mon frère – mon grand-père me le dit clairement, « pour une fille ça ne se fait pas, d’ailleurs tu as beaucoup de chance que tes parents organisent quelque chose, normalement, on ne fait rien ». Là aussi, je joue dans les coins - une célébration, mais pas centrale.

Insert féministe dans la marge : À ce moment une autre marge fait partie de ma géographie mais elle me traverse sans que j’en aie vraiment conscience. La phrase de mon grand-père sonne comme une évidence. Bien sûr que j’ai beaucoup de chance. Par rapport à ma mère et mes grands-mères, pensez-vous. J’aurai même des cadeaux, et un peu d’argent. Cinq fois moins que mon frère. Et autour de moi on me dit que c’est super bien pour une fille, et je crois sincèrement à ce discours.

2/ La communauté strasbourgeoise, avec la yeshivah des étudiants.

Au moment de faire mes classes préparatoires, je fais une plongée dans un nouveau cercle. Celui de la Yeshivah des étudiants. Mon grand frère y a fait techouva. En son centre, Rav Eliyahou Abitbol. Lui-même issu d’une marge séfarade, marocaine, qui ouvre la porte à un type d’étude de la Torah, qu’il fait résonner avec la philosophie, de par les références qu’il rapporte. 

C’est un lieu marginal, considéré comme « à part » par la communauté orthodoxe et la Grande Schule - la communauté consistoriale. Strasbourg est une galaxie de lieux d’étude et de minyanim, dans une tendance plutôt orthodoxe. 

Depuis ma place à la Yeshivah, derrière la me’hitsa (la séparation physique - mur, rideaux, plantes - des hommes et des femmes dans les lieux de prières), je n’entends pas  ce que le Rav dit. Parce que les femmes sont séparées des hommes et que Rav Eliahou, malgré des tentatives de s’adresser à nous, ne parvient pas vraiment à venir nous chercher par sa parole. Je ne suis pas sûre de savoir à qui il s’adresse – pas sûre que l’on soit incluses. Et aussi parce que je découvre une pensée, des références, un vocabulaire, un accent, une méthodologie que je ne connais pas - faute d’y avoir été initiée.
Même du côté des femmes, je suis à la marge. On se moque gentiment de ma tenue. Je passe ma vie hol en pantalon. Je n’ai qu’une jupe longue et je la mets tous les shabbats et toutes les fêtes où je vais à la « Yesh ». « Tu n’as qu’une jupe en fait ? ». C’est ça. Je me déguise un peu parce que j’ai envie d’appartenir à leur groupe, ça a l’air sympa. Elles ont leurs codes, elles savent faire la tefilah vite, chanter, connaissent les règles et mitzvot et façons de se comporter. C’est l’ordre des choses. 

À ce moment-là, je découvre un monde juif de l’étude et de connaissance des textes et dès lors j’accepte, en ce qui concerne ma vie juive (qui déborde largement sur toute ma vie), de m’en remettre quasi totalement à celles et surtout à ceux qui me semblent savoir, étudier, et pratiquer.

Insert féministe dans la marge : c’est bien plus tard, que j’ouvre les yeux sur le scandale des petits espaces réservés aux femmes et aux enfants, espaces qui crient « on ne veut pas de vous ici » ; sur le scandale, aussi, des demandes par les hommes et les rabbins de nous taire parce que l’on papote : il nous faut être des spectatrices silencieuses et admiratives, souriantes et agréables permettant aux juifs centraux de procéder au judaïsme.

 

3/ Les communautés parisiennes

En poursuivant mes études à Paris, je continue de m’initier aux centres et aux marges des mondes juifs qui s’ouvrent d’un coup beaucoup plus largement, vu la multiplicité des communautés, des cours et des initiatives. Je poursuis les cours à la Yeshivah des étudiants parisienne, où l’étude par les hommes est au centre de la vie juive – des hommes et des femmes. Je souhaite le souligner ici : cet apport de l’orthodoxie qui étudie est fondamental, central dans le paysage juif en général et français en particulier. Il est ce qui permet une identité juive qui ne soit pas uniquement défensive - contre l’antisémitisme - mais une proposition vivante de l’actualisation renouvelée des traditions, et cela a son importance pour une voix féministe juive par-delà les querelles de chapelles religieuses.
Il se trouve qu’en dehors de la yeshivah et lorsque que l’on est shomer shabbat dans le XIXe arrondissement de Paris, la proposition d’offices, si pléthorique soit-elle, n’ouvre pas la possibilité que je m’y sente appartenir pleinement. Je me sens  trop ashkénaze,  trop séfarade, trop nouvelle, ou pas suffisamment en accord avec les divrei torah qui y sont prononcés. 

Insert féministe dans la marge : Je ne voudrais pas caricaturer, mais les cours pour femmes auxquels j’ai accès restent majoritairement à cette époque des cours autour de la pensée juive (comprendre pas d’étude sur textes, en tout cas pas de guemara), la cacherout¹⁰, la tsniout¹¹. Et les modèles de vie valorisés sont ceux d’un homme qui étudie, et d’une femme qui rend cela possible.
Je me rends compte avec ma première fille et l’absence de érouv¹² à Paris que, non seulement, en tant que femmes au sein de la synagogue, nous sommes reléguées dans les espaces périphériques de là où tout se passe, mais que, dès que nous avons un enfant, nous sommes carrément reléguées dans les espaces de la grande banlieue des lieux de prière : consignées chez nous sur les temps où la communauté et l’appartenance continuent de se construire.

4/ l’École juive à Paris.

Quelques années et enfants plus tard, je rencontre l’école juive – hauts lieu central de la vie juive parisienne et des grandes villes. Il y aurait beaucoup à dire sur l’école juive où mes enfants ont passé quelques années avant que nous ne décidions de les en sortir et je vais me concentrer là aussi sur les espaces et les marges. Gardons à l’esprit que les écoles juives occupent une marge particulière d’enseignement juif et de protection des enfants d’un antisémitisme que nous sommes nombreux.ses à avoir vécu dans les établissements publics. Il y a beaucoup de belles choses qui se jouent dans ces espaces d’éducation, notamment, l’excellence de bien des enseignant.e.s. Pourtant, là aussi, la différence ashkénaze/séfarade opère, la question de la vision conservatrice générale (de nos sociétés) qui s’y retrouve, la marginalisation des enfants qui ne rentrent pas dans certaines cases, la centralité du pouvoir et de l’information qui circule et qui laisse peu de place à la discussion et au débat.  

Insert féministe dans la marge : on aura dit, entre autres, à mes filles de « marcher comme des fourmis » pour ne pas se faire remarquer et rester pudiques, la question de leur habillement est centrale, même avant leurs 12 ans, et celle de leur enseignement de la Torah reste léger et le tout sans fondement halakhique¹³ réel.


Il faut s’arrêter un moment sur les ruptures successives que créent les marginalisations structurelles au sein de nos univers communautaires dits centraux. Sur un parcours de fille, puis de femme, les portes grandes ouvertes se ferment les unes après les autres dans nos pratiques du judaïsme. Enfant, tout est possible et permis. Nous sommes au centre de la cible, au cœur de la vie juive. Au fur et à mesure, et si l’on garde la métaphore de la cible, nous nous éloignons, et nous perdons des points. Il faut dire aussi l’impression constante de ne pas être à sa place quand on trouve la place assignée inconfortable et injuste, ou quand seulement on n’a pas envie de l’occuper : est-ce possible de nous demander de renoncer complètement à notre identité juive ? Ou doit-on décider nous-mêmes qu’on n’en est pas, qu’on n’y appartient pas et vivre avec ça ?

En m’appuyant sur des penseuses féministes et sur leurs réflexions sur les marges, je propose de montrer comment cette position marginale, et le fait de se raconter depuis cette position, est en réalité un outil puissant de modification des espaces géographiques établis. 

II. Compléter le monde juif français depuis les marges – une approche féministe

Il n’y a pas de seuil
Et par là même ni avant ni après
Ni non ni pourtant

Diaspora dans la diaspora
Mon exil est partout où est mon centre est partout où sont
Mes livres et des murs d’études qui se meuvent et s’élargissent pour que quiconque a faim
Vienne et mange

Être juive, c’est être un juif périphérique

Quand j'ai découvert des années plus tard l'article de Rachel Adler, « Le juif qui n'était pas là : la Halakha et la femme juive »¹⁴, cela a été comme un miroir tendu à mon expérience. Adler écrit : « Fondamentalement, notre problème découle du fait que nous sommes considérées dans la loi et la pratique juives comme des juifs périphériques ». J'étais cette « juive périphérique », celle dont le judaïsme se définit davantage par la négation que par l'affirmation. Ne pas faire, ne pas être : nos commandements essentiels sont négatifs, quand ils sont positifs, ils sont fait pour la communauté et nos places et nos voix ne doivent pas se voir ni se faire entendre.

Ma périphérie a été double : géographique d'abord, dans une ville sans communauté, puis genrée, dans une communauté où les femmes sont aux marges. Ce que décrit Adler de la femme juive traditionnelle se superpose avec de nombreux vécus : « Les principales mitzvot [des femmes] aident et renforcent le mode de vie de la communauté et de la famille, mais elles ne cultivent pas la relation entre l'individu et Dieu ». Elle poursuit : « être un juif périphérique, c'est être éduqué et socialisé vers un engagement périphérique ». Et comme toutes ces tzidkaniot¹⁵ qu'Adler décrit, il est clair qu’au sein des espaces institutionnels et marginaux traditionnels on offre aux juifves un modèle de femme juive générique, sans individualité, là où les hommes juifs peuvent exprimer leur singularité spirituelle. « Il y a d'innombrables récits de tzaddikim, certains rationalistes, certains mystiques, certains joyeux, certains ascétiques, chanteurs, danseurs, poètes, halakhistes, tous apportant à Dieu le service d'un soi singulier et inimitable ».

Cette double marginalisation crée une forte dissonance entre le sentiment d’appartenance à un univers comme un tout, et le sentiment de ne pas être du tout représentée, reconnue. Cela créé, et un malaise, et un manque immense de légitimité, possiblement renforcé par d’autres marges¹⁶. Après avoir traversé et observé nombre de communautés, je me suis demandé dans quel endroit mon expérience était dite, parlée, conscientisée ? – nulle part. Pourtant le constat est clair : qui peut, mieux que les personnes de la marge, rendre compte d’un univers tout entier, si ce n’est les personnes qui en ont une perspective large ? Je crois également que la question n’est pas de vouloir être le centre de ces univers, mais bien d’habiter ces espaces de l’entre-deux et de les habiter pleinement en ayant conscience des limites et possibles qu’ils offrent.  

Parler depuis son lieu

Cela résonne avec l’essai d’Adrienne Rich, Notes pour une politique de la situation¹⁷, où elle insiste sur l’importance de partir de la matérialité concrète de l’existence, de « commencer par la matière » , c’est-à-dire d’habiter pleinement les lieux, les corps, les expériences situées, au lieu de se réfugier dans des abstractions universalisantes. Elle s’oppose à la tentation de penser en termes de catégories homogènes (« toutes les femmes », « le corps »), préférant explorer les zones de passage, les marges, les vies multiples et les formes inachevées qui échappent aux grandes affirmations — une manière de valoriser les existences et les expériences qui ne sont ni totalement marginales ni pleinement centrales, mais qui se déploient dans ces espaces intermédiaires. Rich décrit sa propre position comme une tension entre solitude et collectif, lien et rupture, parole et silence, puissance et vulnérabilité. Sa voix poétique se situe dans une « forme de disparition qui pluralise, véritable silhouette liminale qui s’absente au moment même où elle s’affirme ». Cette « silhouette liminale » incarne précisément l’habitation des espaces intermédiaires : ni dedans ni dehors, ni totalement visible ni complètement effacée, mais en mouvement constant entre les pôles de l’expérience. Elle explique aussi que la compréhension de soi passe par la reconnaissance de ses propres limites, de son « lieu » social, historique, corporel, et par la confrontation à l’altérité. Ce faisant, elle critique les abstractions du féminisme occidental, plaidant pour une prise en compte des différences, des intersections, et pour une attention aux voix et aux vécus qui ne sont pas les siens. 

La marge comme potentiel radical et créatif

Dans De la marge au centre, théorie féministe¹⁸, bell hooks rappelle que la posture d’être à la marge, qui permet d’observer le centre depuis la marge tout en étant dans les deux mondes, donne une vision globale d’un univers toujours composé de la marge et du centre. Seul.e.s les habitant.e.s du centre n’en ont pas conscience. En relisant De la marge au centre de bell hooks pour préparer cet article, je tombe sur cette citation dont je pense qu’elle a forcément eu un rôle dans le lancement du podcast : « réduites au silence. Nous craignons celles et ceux qui parlent de nous, qui ne parlent ni à nous ni avec nous. Nous savons ce que c'est que d'être réduites au silence. Nous savons que les forces qui nous réduisent au silence, parce qu'elles ne veulent jamais que nous parlions, diffèrent de celles qui nous disent : parle, raconte-moi ton histoire. Simplement ne parle pas dans une voix de résistance. Parle seulement de cet espace dans les marges qui est un signe de privation, une blessure, un désir non réalisé. Ne parle que de ta douleur ! »¹⁹

Sa réflexion est intersectionnelle, et elle est l’une des premières à critiquer avec cet essai le féminisme mainstream pour son manque d’inclusivité. Elle souligne que le mouvement féministe a historiquement été dominé par les préoccupations des femmes blanches, de classe moyenne, marginalisant ainsi les femmes noires, pauvres, ou issues d’autres minorités²⁰.

Mais pour bell hooks, la « marge » n’est pas seulement un espace de privation ou d’exclusion. C’est aussi un lieu de résistance, d’observation critique et de potentiel créatif. Être à la marge, c’est avoir une perspective unique sur les dynamiques de pouvoir du centre (le mainstream, le dominant). C’est un lieu de radicalité, de possibilité, de liberté. 

hooks propose ainsi de déplacer le centre : il ne s’agit pas simplement d’intégrer les personnes marginalisées dans le système existant, mais de transformer radicalement ce système. Cela implique de repenser les structures de pouvoir, d’écouter les voix marginalisées et de les placer au cœur de l’analyse et de l’action. Et cela a une importance pour notre sujet : elle choisit la marge et assume la marge comme position, elle décide de ne pas subir la marginalisation extérieure : « Je me situe dans la marge. Je fais une distinction nette entre cette marginalité qui est imposée par des structures oppressives et cette marginalité que l'on choisit comme site de résistance — comme lieu d'ouverture radicale et de possibilité »²¹.

Le podcast Notre Haggadah s’inscrit précisément dans ce continuum féministe conscient des différents espaces et des potentialités transformantes qu’offrent les marges - ce qu'Adrienne Rich appelle des « espaces hors contraintes », ces lieux qui échappent aux normes établies et permettent une expression plus libre. Rich évoque ces espaces comme essentiels pour « tisser des liens entre les femmes ». Et ce n’est pas anodin. En ouvrant un espace ni tout à fait dans, ni tout à fait hors de la tradition, mais dans un entre-deux fertile, le podcast invente son propre territoire. Et les paroles ont des conséquences concrètes, puisque « l’histoire de nos vies devient nos vies », soutient Adrienne Rich, et nous pouvons par l’articulation de la langue « écouter le futur qui vient »²².


III. Cartographie d'une réception inattendue 

Sanctuaire mobile
Ma fondrière mon chemin
Sans garde le précipice
J’y vais – je m’y rends

Si l’on prend au sérieux cette vision poétique et prophétique du langage d’Adrienne Rich (et de toute la psychanalyse), il y a lieu de penser que la parole - et donc les espaces où elle est possible - transforme le monde concrètement. Et de fait, la géographie des centres juifs français est en train de changer, de par les initiatives multiples de créations de nouveaux espaces en dehors des lieux (re)connus. Un mot sur cet espace du podcast, puis sur son impact concret. 

Parti pris technique et éditorial de Notre Haggadah

Le format du podcast occupe une position naturellement marginale dans l'écosystème médiatique et culturel en général, et juif français en particulier. Contrairement aux médias (communautaires) traditionnels - presse écrite, conférences, émissions radiophoniques institutionnelles - le médium podcast échappe aux circuits de validation habituels. Il ne nécessite (pour se lancer) ni autorisation rabbinique, ni financement communautaire, ni caution institutionnelle. Il ne nécessite pas beaucoup d’investissement financier dans un premier temps (mais beaucoup d’investissement en temps). Et cette liberté technique se double d'une marginalité symbolique : le médium podcast s'écoute dans l'intimité, loin des espaces communautaires collectifs. Il occupe les temps morts, les trajets, les tâches domestiques. Le podcast en général permet une parole directe, non médiée. Cette capacité de « désintermédiation » fait du podcast un outil intrinsèquement subversif, tout à fait adapté aux voix qui émergent des marges.​​​​​​​​​​​​​​​​

Le podcast Notre Haggadah s'est construit sur une attention particulière aux voix marginalisées, aux récits personnels, aux expériences singulières. Comme l'écrit Adler, la femme juive a été trop longtemps « un golem, créé par la société juive. Elle cuisinait, enfantait et faisait la volonté de son maître, puis ses tâches étaient terminées. Le Nom-Divin a été retiré de sa bouche. » J’ai eu envie de  permettre aux femmes de parler en leur propre nom. Non plus comme des auxiliaires de la vie communautaire, mais comme des sujets pleins et entiers de leur judaïsme. Ce qui manquait, ce n'était pas tant les réponses, que l'espace même où poser les questions. Et c’est aussi la raison pour laquelle mon choix éditorial s’est porté sur une participation de femmes de tous les horizons du monde juif : orthodoxe, féministe orthodoxe, libérale, Massorti, queer, trans, travailleuse du sexe, politisée ou non, convertie ou pas, ou pas encore, jeune, plus âgée, français.e ou pas, séfarade, ashkénaze, juive halackique ou pas, parisienne ou non, et au croisement de tout cela. Je revendique que Notre Haggadah et son festival annuel est aujourd’hui l’un des rares endroits (le seul ?) où se rassemble cette diversité, et où elle s’écoute pour de vrai. 



L’impact concret - la surprise d'un accueil transcendant les clivages traditionnels

Il est bien, là, l’impact concret de ces initiatives nombreuses depuis quelques années en France - je pense particulièrement à Kol-Elles, Ayeka, Bealma, Hineni, Shabbat Shaboom, les collages queer juifs, et bien d’autres. 

Ce sont des liens qui se créent et qui n’auraient pas pu se créer dans les lieux normatifs centraux que l’on a cités, parce qu’il n’y aurait tout simplement pas eu de points de contact. Que je reçoive un message d’un rabbin orthodoxe de Paris qui « suit de près mon travail », et qui a permis que les femmes dansent avec les sifrei Torah lors de la dernière fête de Simhat Torah - et que dans le même temps, des personnes militantes qui ont pris conscience de leur identité juive au moment où elles ont subi une exclusion de leur famille politique choisie trouvent dans ce travail un endroit sécurisé où se retrouver, sont les preuves d’une reconfiguration, petites touches par petites touches, d’un paysage juif dont nous avions l’habitude. 

Il n’y a eu que peu de résistance frontale au podcast - signe sans doute d’une encore forte imperméabilité de bien des lieux centraux du monde juif français : les personnes réfractaires ne sont pas ouvertes à entendre des voix marginales. Il y a en revanche, nombre de trajectoires personnelles encore empêchées dans leurs intimités et vies sociales juives par une opposition forte des lieux mainstream, traditionnels dominants. 


Un paysage en archipel

Cet accueil dit beaucoup du besoin ressenti de lieux et d’espaces plus ouverts, plus inclusifs, et qui tiennent compte des expériences multiples vécues par des personnes du monde juif. Cela vient dire en creux autant la déception ressentie provoquée par le retard de nos institutions et communautés centrales dans la prise en charge de problématiques émergentes - que la nécessité de poursuivre les réinventions, portée par un amour de ce que le judaïsme a à offrir à nos existences.  

Cette reconfiguration dessine progressivement ce que j'appelle un « judaïsme en archipel » - une géographie éclatée où chaque initiative forme une île reliée aux autres par des courants souterrains, des échanges, des reconnaissances mutuelles. Contrairement au modèle centralisé traditionnel, nous assistons à l'émergence d'un réseau horizontal, déterritorialisé.

Dans cet archipel, les îlots se connectent par-dessus les anciens clivages institutionnels, créant de nouvelles solidarités, de nouveaux espaces de respiration. Chaque initiative - podcast, collectif, minyan alternatif - constitue un point de fixation pour celles et ceux qui ne trouvaient pas leur place dans les géographies établies.

Cet archipel ne concurrence pas frontalement les institutions centrales ; il les complète, les questionne, parfois les inspire. Il révèle surtout que le judaïsme français contemporain ne peut plus se penser selon une logique unique de centre et de périphérie, mais selon une multiplicité de centres mobiles, connectés, qui redessinent continuellement la carte de l'appartenance juive.


Conclusion

Ce parcours depuis les marges multiples - géographiques, genrées, institutionnelles - vers la création d'un espace de parole alternatif illustre comment les positions périphériques peuvent devenir des lieux de créativité et de transformation. Notre Haggadah n'est qu'un exemple parmi d'autres de cette effervescence qui traverse le judaïsme français contemporain.

Comme l'écrivait Rachel Adler, « il est temps pour le golem de réclamer une âme ». Les initiatives qui émergent des marges participent collectivement à cette réclamation : elles redonnent la parole à celles et ceux qui en avaient été privés, elles créent des espaces d'expression là où régnait le silence, elles tissent des liens inédits par-delà les clivages établis.

Cette transformation ne se fait pas sans questionnements légitimes sur l'authenticité, la continuité, la cohérence communautaire. Mais elle répond à un besoin vital : celui d'un judaïsme qui accueille la complexité des identités contemporaines, qui fait place à toutes les voix, qui se nourrit de la richesse de ses marges autant que de la solidité de son centre. Attention, aussi, aux angles morts qui nous feraient passer d’une marge au centre inconscient.e.s de nos propres limites.

L'horizon qui se dessine n'est pas celui d'une révolution qui renverserait l'ordre établi, mais celui d'une évolution qui enrichit, diversifie, complexifie le paysage juif français. Un judaïsme en archipel où les anciennes périphéries deviennent des centres créatifs, où les espaces intermédiaires cessent d'être des lieux de passage pour devenir des lieux d'habitation pleine et entière. Parfois, pour habiter pleinement sa maison, il faut d'abord accepter qu'elle soit ouverte aux vents - et laisser entrer toutes celles et ceux qui cherchent, comme nous, un lieu où exister sans s'excuser.


Mon transport comme non-lieu - ma maison
Mon retard comme sas - ma maison
Mon sas comme abandon - ma maison
Mon incertain comme articulation - ma maison

Mon allure quand il n’y a pas de murs
À ma maison


Johanna Colette Lemler est la créatrice du podcast Notre Haggadah - Récits de femmes  et de son Festival 2025 - Karev Yom. Française d'origine marocaine, algérienne et polonaise, féministe juive, elle a à coeur de créer un espace où les femmes du monde juif peuvent faire résonner leurs récits, faits de traditions, de modernité, de libérations singulières, de care, de création de sens, de petites histoires dans la grande, d’exils et de trajectoires multiples, variées, inspirantes. Autrice, formatrice de l’incubateur Kol-Elle pour les projets portés par des femmes juives, elle est aussi coach exécutive pour les dirigeantes.

Lilly Borraz Korngold est une artiste plasticienne formée à l’École Estienne en arts appliqués. Elle pratique la peinture à l’huile, le dessin et la céramique permettant de capturer des moments imaginaires et oniriques, des narrations autour de la mémoire, des corps et de la nature.

Notes de bas de page

  1.  Emmanuel Hocquart envisage les fautes de grammaire et leur correction/répression comme une première rencontre avec un ordre dominant du langage, in Le Cours de Pise, éd P.O.L.

  2.  bell hooks, De la marge au centre, in préface de l’édition de 1984

  3. Les communautés libérales, par exemple, sont devenues plus centrales ces dernières années, dans un paysage plutôt largement parisien. À Nancy, centre de ma vie juive jusqu’à mes 18 ans, il n’y en avait tout simplement pas.

  4. Je prends “femmes” au sens de classe politique, et y inclus les minorités de genre, et j’utilise volontairement l’expression “du monde juif”, ne me tenant pas à une définition halakhique de juifve, ouvrant ainsi la possibilité de recueillir les récits de personnes sur une grande palette de sensibilités juives.

  5.  Littéralement le “retour”, un retour à une forme plus pratiquante du judaïsme et basée sur l’étude des textes.

  6.  Offices où un quorum de 10 hommes minimum se rassemblent pour la prière.

  7.  séculière

  8. "Mitzvot" (מצוות) est le pluriel de "mitzvah" (מצוה). Littéralement "commander", "ordonner". Une mitzvah est donc littéralement un commandement ou un ordre. Les mitzvot désignent les 613 commandements que la tradition juive identifie dans la Torah - à la fois les obligations positives ("tu feras") et les interdictions ("tu ne feras pas"). Le mot a évolué pour signifier plus largement une "bonne action" ou un "acte méritoire", même en dehors du contexte strictement religieux.

  9. Un "dvar torah" (littéralement "parole de Torah" en hébreu) est un court enseignement ou commentaire religieux basé sur un passage de la Torah ou des textes sacrés juifs. C'est généralement un discours de quelques minutes qui explique un verset ou une histoire biblique et en tire un enseignement. Il est d’usage de faire des divrei torah (pluriel) lors des offices du shabbat, des fêtes juives, des cérémonies comme les bar/bat mitzvah, ou simplement lors de repas familiaux. L'idée est de partager une réflexion pour nourrir la spiritualité et la réflexion du groupe. C'est l’occasion de livrer son interprétation personnelle des textes. 

  10. Fait de manger casher - concerne les lois relatives aux interdictions alimentaires.

  11. Littéralement “être humble”, la tsniout désigne les lois (récentes) relatives à l’habillement des femmes plus spécifiquement, qui doit couvrir le corps à partir du genou, des coudes et des clavicules, et les cheveux pour les femmes mariées.

  12. Fil ou frontière naturelle délimitant un espace « privé » à shabbat et pendant les fêtes permettant aux personnes juives respectant les mitsvot de porter dans le domaine public (notamment les bébés et leurs affaires).

  13. Vient de "halakha" (הלכה), qui signifie littéralement "la marche" ou "le chemin" en hébreu. La halakha désigne l'ensemble de la loi juive - toutes les règles et prescriptions qui régissent la vie quotidienne des juifs pratiquants (alimentaire, sabbat, prières, relations sociales, etc.).

  14. The Jew Who Wasn’t There, Rachel Adler 1971, publié d’abord dans le magazine Davka, 1971 - l’anglais est plus commode que le français en ce que le mot “jew” est indéfini, et peut s’appliquer aussi bien au féminin qu’au masculin : je le traduis parfois juif et parfois juive en fonction du sens. 

  15. "Tzidkaniot" (צדקניות) vient de la racine hébraïque צ-ד-ק qui signifie "être juste" ou "être droit". Le terme désigne des femmes justes, vertueuses ou pieuses. C'est le féminin pluriel de "tzaddik" (צדיק) - l'homme juste “tzaddikim” - les hommes justes.

  16. Convertie, enfant de père juif mais pas de mère juive, manque de connaissances, manque de pratiques, identités lgbtqia+, etc.

  17. « Notes Toward a Politics of Location » (1984), Adrienne Rich.

  18. De la marge au centre, théorie féministe, bell hooks, éd Cambourakis 2017.

  19. bell hooks, Yearning: Race, Class and Cultural Politics, p. 152. Traduction par Nassira Hedgjerassi, in De la marge au centre, théorie féministe, ed Cambourakis, fév 2017, p.9

  20. Sur ce point, bell hooks ouvre son ouvrage en prenant en exemple Betty Friedan et son ouvrage The Feminin Mystic, qu’elle qualifie de blanche - alors qu’elle est juive, fille d’immigrant russe. Et il me semble que c’est un point intéressant à creuser dans une perspective d'intersectionnalité juive, ou de féminisme juif.

  21.  bell hooks, De la marge au centre, théorie féministe, ma traduction

  22. Adrienne Rich, Le rêve d’un langage commun (The Dream of a Common Language), traduit de l’anglais (États-Unis) par Shira Abramovich et Lénaïg Cariou, édition bilingue, L’Arche, « Des écrits pour la parole ».

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